On se souvient qu'en mars 2012, les genevois ont adopté par votation une loi autorisant de fortes restrictions à la liberté de manifester. Aujourd'hui, c'est au Québec que le même problème se pose, avec la loi "permettant aux étudiants de recevoir l'enseignement dispensé par les établissement de niveau postsecondaire qu'ils fréquentent", plus connue sous le nom de "loi 78".
Ces textes ont été votés par deux Etats de droit, deux Etats fédérés qui exercent les compétences de maintien de l'ordre face à un Etat fédéral exigeant dans ce domaine depuis le développement de la menace terroriste. La différence essentielle entre les deux textes réside cependant dans leurs conditions d'adoption. Alors que le texte genevois a été voté par la population dans une tranquillité suisse, la loi québécoise se présente comme un texte de circonstance, dont l'objet est de mettre fin au mouvement de protestation engagé depuis plus de trois mois contre la hausse de 82 % des droits d'inscription dans les universités.
Une loi de circonstance
Le gouvernement Charest a finalement fait voter la loi 78 après avoir hésité à utiliser la législation anti terroriste contre les étudiants. Il assume parfaitement son caractère de circonstance. Le champ d'application de la loi est ainsi limité au domaine de l'enseignement supérieur. On y trouve des dispositions très dérogatoires au droit commun, telle que la réquisition des employés qui doivent "se présenter au travail conformément à leur horaire habituel" le 19 mai à 7 h (art. 10). On y trouve aussi des dispositions très ponctuelles qui précisent notamment que la reprise des cours dans les collèges aura lieu, au plus tard, le 17 août 2012 à 7 h, sauf dans celui d'Ahuntsic qui ne reprendra que le 30 août à la même heure (section 2 art. 2).
Une loi d'exception
Ces dispositions pourraient faire sourire si elles ne révélaient pas l'existence d'une législation qui n'est plus seulement de circonstance, mais aussi d'exception. En effet, les étudiants comme leurs professeurs font l'objet d'un traitement à part, au mépris du principe d'égalité de la loi. Cette rupture apparaît très clairement si l'on examine ses dispositions pénales (section 5). Une association d'étudiants qui appelle à la grève peut ainsi être condamnée à une peine de 25 000 à 125 000 $ d'amende, doublée en cas de récidive. Quant à ses dirigeants, ils seront poursuivis à titre personnel, et condamnés à des peines allant de 7 000 $ à 35 000 $, toujours doublés en cas de récidive. A ces dispositions pénales s'ajoute évidemment un principe de responsabilité civile pour tout dommage causé à l'occasion de l'un de ces mouvements (art. 22).
Manifestation autorisée au Québec, en 1976.
La liberté de manifester, du régime répressif à l'autorisation préalable
La liberté de manifester est évidemment au coeur de ce régime d'exception. Observons d'emblée que le droit québécois, en matière de libertés publiques, est un droit nord-américain. Comme aux Etats Unis, la liberté de manifester relève de la liberté d'expression, du "Symbolic Speech"qui protège l'expression non verbale. Elle est donc en principe organisée sur la base du régime répressif. Autrement dit, chacun peut manifester librement, sauf à rendre compte d'éventuelles infractions devant le juge pénal ou des dommages causés devant le juge civil.
En droit français, la liberté de manifester relève davantage de la liberté de circulation, et peut facilement donner lieu à des restrictions pour des motifs d'ordre public.
C'est précisément ce modèle qu'adopte la loi 78, puisqu'elle met en place un régime de déclaration préalable, très proche de celui que nous connaissons en droit français, toujours régi par un ancien décret-loi du 23 octobre 1935. Les organisateurs d'une manifestation de plus de cinquante personnes doivent ainsi déclarer aux forces de police, au moins huit heures avant son début, l'heure, l'itinéraire et les moyens de transport utilisés. Contrairement au droit français, rien ne les oblige cependant à déclarer les motifs de la manifestation, comme si le législateur québécois ne s'intéressait à rien d'autre qu'au conflit actuel. Quoi qu'il en soit, les forces de police peuvent rejeter la déclaration "en cas de risques graves pour la sécurité publique", exiger un changement de lieu ou d'itinéraire. Les étudiants se heurtent donc au pouvoir discrétionnaire de la police, ce qui revient à transformer le régime de déclaration en régime d'autorisation préalable.
Vue de la France, cette législation québécoise apparait étrange, en rupture totale avec l'image de cette démocratie vivante qui a longtemps été un centre d'innovation en matière de libertés. Sur ce point, la loi 78 nous montre ce que nous n'aimons pas voir, cette fragilité de l'Etat de droit qui concerne aussi les grandes démocraties. Le phénomène ne concerne pas que nos amis québécois qui ont au moins le mérite de protester. En France, la loi du 2 mars 2010 qui vise à sanctionner les "violences de groupe"est bien proche de la loi 78, et les protestations ne sont guère sorties du cercle des juristes vertueux.
Il semble que le décret-loi de 1935 auquel vous faites référence a été abrogé :
RépondreSupprimerhttp://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=0C8C5DAB7CDF2C184D5C231444D02C69.tpdjo04v_2?cidTexte=JORFTEXT000000294755&dateTexte=20120526
Ses dispositions se retrouvent par contre dans le nouveau Code de la sécurité intérieure