Le Monde dénonce avec vigueur la surveillance électronique dont l'un de ses journalistes, Gérard Davet, aurait fait l'objet en juillet 2010 dans le cadre de l'affaire Bettencourt. Ces écoutes auraient permis à la DCRI d'identifier David Sénat, un membre du cabinet de Madame Alliot-Marie, alors Garde des Sceaux, soupçonné d'avoir communiqué à la presse un certain nombre d'éléments du dossier.
Il est vrai que le ministre de l'Intérieur de l'époque, M. Hortefeux, avait alors prononcé ces paroles fortes, de nature à rassurer le monde de la presse : "La DCRI, ce n'est pas la Stasi ou le KGB. L'objectif de la DCRI n'est pas de suivre les journalistes". Son successeur, M. Guéant, se montre plus nuancé. Il reconnaît aujourd'hui que ses services ont effectué des "repérages de communications téléphoniques", afin de "rechercher l'auteur de la divulgation à l'intérieur de l'administration (...), ce qui est tout à fait scandaleux".
Qu'entend-il par "repérage de communications téléphoniques" ? De toute évidence, il s'agit du recours à un procédé qui consiste à se faire communiquer la facture détaillée (fadette) d'un abonné pour connaître ses correspondants. Aux yeux du ministre, ce "repérage" est anodin, sans réel impact sur les libertés publiques.
Le ministre se trompe cependant car, en l'espèce, la communication des fadettes est tout aussi illicite que l'écoute téléphonique "à l'ancienne".
La loi de 1991 et les interceptions de sécurité
Sans reprendre l'intégralité du dispositif de la loi du 10 juillet 1991, il convient de rappeler que ce texte a été voté sous l'influence de la Cour européenne des droits de l'homme qui annulait toutes les écoutes judiciaires demandées par les juges français, au motif que l'ingérence dans la vie privée qu'elles supposent n'était pas organisée par une règle de droit suffisamment précise (CEDH 24 avril Kruslin et Huvig). L'objet essentiel de la loi de 1991 est donc d'abord de garantir un fondement légal incontestable aux écoutes judiciaires, demandées par un juge d'instruction "lorsque les nécessités de l'information l'exigent".
Mais la loi de 1991 crée aussi un fondement juridique aux "interceptions de sécurité", c'est à dire aux écoutes décidées par l'administration. Pratique aussi ancienne que le téléphone, l'interception de sécurité est définie par son objet qui est "de rechercher des renseignements intéressant la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution de ligues dissoutes (...)".
De nature préventive, l'interception de sécurité est initiée par les autorités politiques et administrative, sans que la personne écoutée puisse bénéficier des garanties de la procédure pénale. La loi s'efforce cependant de poser quelques garde-fous. Le premier est la centralisation, puisque toutes les écoutes doivent être autorisées par le Premier ministre, qui contrôle ainsi étroitement l'action du gouvernement dans ce domaine. Le second consiste à limiter le nombre d'interceptions effectuées chaque années, ce qui contraint les autorités à faire des choix entre les préoccupations de sécurité publique justifiant une telle pratique. Le troisième réside dans l'avis de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, autorité en principe indépendante. Il est vrai que le Premier ministre peut écarter un avis défavorable de la CNCIS.
Ces garanties sont bien modestes, et laissent subsister une large marge de pouvoir discrétionnaire de l'administration. Elles ont pourtant conduit l'Exécutif à vouloir s'émanciper des contraintes posées par la loi de 1991.
Ces garanties sont bien modestes, et laissent subsister une large marge de pouvoir discrétionnaire de l'administration. Elles ont pourtant conduit l'Exécutif à vouloir s'émanciper des contraintes posées par la loi de 1991.
L'accès aux fadettes
L'accès aux factures détaillées auprès des opérateurs permet, comme le dit précisément le ministre de l'Intérieur, un "repérage" des individus. En simplifiant quelque peu, on peut affirmer que l'Exécutif, contraint de passer par la CNCIS pour accéder au contenu des conversations téléphoniques, va essayer de contourner celle-ci pour avoir accès au contenant, c'est à dire aux données techniques des communications.
Le Premier ministre s'appuie, pour accéder librement aux fadettes, sur l'article 20 de la loi de 1991 qui offre aux autorités de police la possibilité de s'affranchir de toute contrainte de procédure, lorsqu'il s'agit d'"assurer, aux seules fins de défense des intérêts nationaux, la surveillance et le contrôle des transmissions empruntant la voie herzienne".
L'accès aux factures détaillées auprès des opérateurs permet, comme le dit précisément le ministre de l'Intérieur, un "repérage" des individus. En simplifiant quelque peu, on peut affirmer que l'Exécutif, contraint de passer par la CNCIS pour accéder au contenu des conversations téléphoniques, va essayer de contourner celle-ci pour avoir accès au contenant, c'est à dire aux données techniques des communications.
Le Premier ministre s'appuie, pour accéder librement aux fadettes, sur l'article 20 de la loi de 1991 qui offre aux autorités de police la possibilité de s'affranchir de toute contrainte de procédure, lorsqu'il s'agit d'"assurer, aux seules fins de défense des intérêts nationaux, la surveillance et le contrôle des transmissions empruntant la voie herzienne".
Ce fondement juridique semble bien fragile, sauf à considérer que l'affaire Bettencourt touche à la "défense des intérêts nationaux". Quant au téléphone du journaliste du Monde, il est tout de même peu probable qu'il emprunte la voie herzienne..
Au regard du droit positif, ce "repérage" semble donc totalement illicite. Il faut cependant noter que le Canard Enchaîné avait affirmé, en septembre 2010, connaître l'existence d'une délibération de la CNCIS datée du 21 janvier 2010, qui dispenserait l'administration de toute formalité pour l'obtention de facturations détaillées et de données de géolocalisation auprès des opérateurs. Par la suite, une lettre du directeur de cabinet du Premier ministre, intervenue le 17 février 2010, aurait autorisé les services de police à accéder aux fadettes de n'importe qui, sans informer qui que ce soit..
Le conditionnel s'impose, d'autant que le Canard affirme que ces textes sont classifiés. Leur existence serait cependant très inquiétante. Une délibération de la CNCIS et une lettre d'un haut fonctionnaire ne relèvent même pas du pouvoir réglementaire. Leur valeur juridique est celle d'une simple circulaire... ce qui leur interdit purement et simplement d'aller à l'encontre de dispositions législatives. Une pratique très attentatoire à la vie privée des personnes repose ainsi sur des fondements aussi incertains que secrets.
Dans l'état actuel du droit, on doit donc considérer que les autorités politiques et administratives ont accès aux fadettes... parce que l'Exécutif en a décidé ainsi. Et cette affaire illustre malheureusement une tendance générale qui consiste à affirmer devant les médias son attachement à la loi, tout en violant ses dispositions dans la plus grande opacité.
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