Le 31 août 2011, la Cour de cassation a décidé la transmission au Conseil constitutionnel d'une QPC déposée par les familles de l'attentat de Karachi en 2002. Aussi tragique soit-il, cet évènement permet que soit enfin évoquée la constitutionnalité des dispositions législatives gouvernant le secret de la défense nationale. Ce n'est pas un mince succès si l'on considère que l'Exécutif estime généralement que réfléchir sur le secret défense est déjà le violer.
L'origine du secret ; la lutte contre l'espionnage
Le secret de la défense trouve son origine dans un décret de la Convention du 16 juin 1793 qui punissait de mort "tout Français ou étranger convaincu d'espionnage dans les places fortes et dans les armées". Par la suite, le code pénal de 1810 appliquait la même peine au crime d'"intelligence avec les puissances étrangères", infraction élargie en 1886 à la divulgation de "plans, écrits ou documents secrets intéressant la défense du territoire ou la sûreté extérieure de l'Etat".
C'est seulement à la veille du second conflit mondial que le décret-loi du 20 juillet 1939 tente une définition des "secrets de la défense nationale" visant "les renseignements d'ordre militaire, diplomatique, économique ou industriel qui, par leur nature, ne doivent être connus que des personnes qualifiées pour les détenir et doivent, dans l'intérêt de la défense nationale, être tenus secrets à toute autre personne".
Nul ne conteste la nécessité de protéger certaines informations relatives à la défense nationale et à la sécurité de l'Etat. On observe cependant que cette confidentialité fait aujourd'hui l'objet d'une interprétation pour le moins extensive.
Un privilège de l'Exécutif, une définition procédurale
Le secret défense n'est plus perçu comme l'instrument d'une lutte contre l'espionnage, mais bien davantage comme un privilège de l'Exécutif. En témoigne d'abord sa définition parfaitement tautologique : "Présentent un caractère de secret de la défense nationale (...) les renseignements, procédés, objets, documents, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l'objet de mesures de protection destinées à restreindre leur diffusion". C'est la mesure de protection qui crée la confidentialité. On ne peut affirmer plus clairement qu'un document est secret, lorsque l'autorité publique le considère comme tel.
Dans son étendue, le secret défense n'a d'ailleurs rien de spécifiquement militaire. La compétence générale est celle du Premier ministre, assisté du Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale "qui propose, diffuse, fait appliquer et contrôler les mesures nécessaires à la protection de la sécurité nationale" (art. 7 du décret n° 78-78 du 25 janvier 1978). Chaque ministre assume ensuite au niveau de son département les responsabilités relatives à la protection du secret qui lui incombent.
Cette volonté de faire du secret de la défense nationale un privilège de l'Exécutif n'a jamais été remise en question. On assiste au contraire à un élargissement constant de l'opposabilité du secret. D'une manière générale, toute divulgation à un tiers, quel qu'il soit, est punie d'une peine pouvant aller jusqu'à 7 années d'emprisonnement. Le problème est que l'élargissement de l'opposabilité du secret conduit aujourd'hui à une remise en cause larvée du principe de séparation des pouvoirs.
Le secret et la séparation des pouvoirs
Le parlement, qui est censé exercer le contrôle politique de l'Exécutif, n'a pas accès aux informations classifiées. Il est vrai qu'une loi du 9 octobre 2007 a créé une délégation parlementaire au renseignement, dont les membres sont habilités à recevoir communication de ce type de données, mais son activité demeure cantonnée au renseignement et il n'est pas certain qu'elle ait accès à toutes les informations utiles à son contrôle. Cette initiative n'a pas remis en cause de manière substantielle le principe de l'opposabilité du secret de la défense nationale aux parlementaires. Les commissions d'enquête ne peuvent ainsi obtenir la communication de pièces couvertes par le secret (ordonnance du 17 novembre 1958), prohibition confirmée par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 27 décembre 2001.
De leur coté, les juges, qui devraient disposer des moyens d'investigation indispensables à l'exercice du pouvoir judiciaire, se voient opposer le secret défense avec une rigueur de plus en plus grande. Dès 1955, l'arrêt Coulon du Conseil d'Etat avait affirmé que le pouvoir de la juridiction administrative d'ordonner la communication de certaines pièces "comporte une exception pour tous les documents dont l'autorité compétente croit devoir affirmer que leur divulgation (...) est exclue par les nécessités de la défense nationale", principe réaffirmé par un avis consultatif du 19 juillet 1974.
Il est vrai que le juge, depuis la loi du 8 juillet 1998, peut s'adresser à la Commission consultative du secret de la défense nationale, autorité réputée indépendante, pour lui demander un avis sur l'éventuelle déclassification des pièces dont il a besoin. L'intervention de cette instance demeure cependant cosmétique. D'une part, elle n'est rien d'autre qu'une commission administrative ordinaire, et les autorités qui détiennent les documents peuvent ignorer ses avis. D'autre part, elle n'a aucune mission de contrôle de la décision de classement, et son avis ne peut être sollicité qu'a posteriori, à l'occasion d'une action contentieuse. Autant dire que son intervention est exceptionnelle, et que ses avis favorables à une déclassification le sont encore davantage. Pour ne prendre que l'exemple de la célèbre affaire des frégates de Taïwan, le juge d'instruction, confronté à 4 avis défavorables rendus par la CCSDN de 2001 à 2006, a fini par prendre une ordonnance de non-lieu, dès lors qu'il ne pouvait se faire communiquer aucun document susceptible de l'informer sur l'identité des bénéficiaires des commissions.
Cette rigueur à l'égard des juges n'a fait que s'amplifier avec la dernière loi de programmation militaire du 29 juillet 2009. Elle prévoit en effet la possibilité de couvrir par le secret de la défense non seulement les informations ou les documents, mais encore les lieux mêmes abritant de telles informations. On sait que cette disposition est le résultat d'un certain agacement des plus hautes autorités de l'Etat, certains juges d'instruction ayant eu l'insolence de perquisitionner dans les locaux du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, voire dans ceux du ministère de la défense lui-même. Il est donc désormais possible d'interdire à un juge d'instruction l'accès à certains locaux... et il suffit de classifier un grand nombre de locaux pour entraver efficacement l'action de la justice.
Dans un raisonnement juridique non dépourvu de jésuitisme, ces autorités présentaient ces dispositions comme destinées à protéger les juges. En effet, un juge qui fait une perquisition ne risque t il pas de saisir, en quelque sorte par hasard, dse documents classifiés ? Dans ce cas, il se rendrait coupable de l'infraction de violation du secret de la défense nationale et risquerait une peine de prison. Ce raisonnement, énoncé sans sourire, n'envisage évidemment pas l'hypothèse d'une éventuelle habilitation des juges, ou de certains d'entre eux, qui leur permettrait de mener à bien leurs investigations sans risquer la prison.. Il ne s'intéresse pas davantage au respect de la séparation des pouvoirs.
La constitutionnalité de l'opposabilité du secret de la défense nationale
La question posée au juge constitutionnel n'est pas celle de la constitutionnalité du secret de la défense nationale. Aucune disposition constitutionnelle n'interdit en effet de définir des règles de confidentialité destinées à protéger les activités les plus sensibles de l'Etat, et notamment ses opérations militaires.
En revanche, la question de la constitutionnalité de l'opposabilité du secret au juge, comme d'ailleurs au parlement, est clairement posée. La CCSDN ne rend en effet qu'un avis consultatif, suivi d'une décision administrative. La conséquence en est que l'activité du juge d'instruction, sa capacité à accéder à un document ou à un lieu classifié, dépend entièrement d'un acte administratif, c'est à dire d'une décision du pouvoir exécutif. Celui-ci dispose donc d'un pouvoir discrétionnaire lui permettant d'entraver l'action de la justice...
L'inconstitutionnalité du dispositif semble claire, à la lecture des dispositions de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : "Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution".
Nul doute que pour prendre sa décision, le Conseil constitutionnel pourra regarder la manière dont les autres pays gèrent ce problème juridique. Et force est de constater que la plupart des grandes démocraties, notamment les Etats Unis, organisent l'habilitation au secret défense de certains parlementaires et de certains juges. Ces autorités peuvent ainsi exercer leurs missions de contrôle, sans que l'Etat tremble sur ses bases..
A suivre
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