L'incrimination de l'outrage au drapeau illustre parfaitement une pratique récente qui consiste à créer des normes juridiques au fil de l'eau, pour réagir à tel ou tel fait divers. Après quelques années, on se retrouve face à une stratification normative, dont les couches superposées sans souci de cohérence s'accompagnent d'interprétations jurisprudentielles aussi diverses que subtiles.
La décision rendue par le Conseil d'Etat le 19 juillet est le dernier épisode d'un feuilleton juridique commencé avec la Loppsi 1 de 2003, qui introduit dans le code pénal un délit d'outrage public à l'hymne national ou au drapeau tricolore, punissable de 7500 € d'amende et/ou de 6 mois de prison, si le délit est commis en réunion (art. 433-5-1). Cette législation avait été adoptée hâtivement, à la suite de divers incidents provoqués par des supporters de football ayant brûlé le drapeau français dans des stades.
A l'époque, le Conseil constitutionnel avait formulé une réserve d'interprétation, excluant du champ d'application de cet article "les œuvres de l'esprit, les propos tenus dans un cercle privé, ainsi que les actes accomplis lors de manifestations organisées par les autorités publiques". En d'autres termes, le délit ne trouverait à s'appliquer que dans les cas de "manifestations publiques à caractère sportif, récréatif ou culturel, se déroulant dans des enceintes soumises par les lois et règlements à des règles d'hygiène et de sécurité en raison du nombre de personnes qu'elles accueillent". Le Conseil acceptait donc la sanction d'actes de hooliganisme mais cherchait à protéger les œuvres de l'esprit ainsi que les manifestations politiques.
Hélas, un nouvel incident intervenu en mars 2010 a mis à mal cette construction Une photo montrant un homme occupé à s'essuyer le postérieur avec le drapeau national est primée dans un festival niçois, organisé sur le thème du "politiquement incorrect". La photo, qui était bien loin de mériter un tel succès, est diffusée Urbi et orbi, suscitant réprobation et protestations multiples, notamment des associations d'anciens combattants. Mme Alliot Marie, alors ministre de la Justice, annonce sa volonté de poursuivre les auteurs du scandale…Certes, mais cette démarche hautement morale se heurte à la réserve d'interprétation posée par le Conseil constitutionnel. La photographie en question est juridiquement une œuvre de l'esprit, même s'il s'agit en l'occurrence d'un très mauvais esprit.
Cette fois, c'est le pouvoir réglementaire qui intervient avec un décret du21 juillet 2010. Il introduit dans le code pénal un article R 645-15 punissant de l'amende prévue pour les contraventions de 5è classe (soit 500 € maximum) le fait de "détruire, détériorer ou utiliser de manière dégradante" l'emblème national, dès lors que cette action se déroule "dans un lieu public ou ouvert au public" et qu'elle est commise dans "des conditions de nature à troubler l'ordre public et dans l'intention d'outrager le drapeau". Le fait de diffuser ou de faire diffuser les images d'une telle atteinte est passible d'une peine identique.
La Ligue des Droits de l'homme a introduit un recours pour excès de pouvoir contre ce décret, et c'est précisément cette requête que le Conseil d'Etat examinait le 19 juillet.
Raoul Dufy. Drapeaux de rue |
Le moyen fondé sur l'atteinte à la liberté d'expression repose à la fois sur les articles 10 et 11 de la Déclaration de 1789 et sur l'article 10 de laConvention européenne. En l'espèce, appliquant le contrôle maximum qui est le sien depuis la célèbre affaire Benjamin, la Haute Juridiction énonce deux conditions cumulatives permettant de porter une telle atteinte à la liberté d'expression : une condition objective réside dans l'atteinte à l'ordre public provoquée par les auteurs de l'infraction, et une condition subjective doit être recherchée dans "l'intention d'outrager le drapeau tricolore". La conséquence en est que l'infraction nouvelle ne saurait incriminer que "les dégradations physiques ou symbolique du drapeau susceptibles d'entrainer des troubles graves à la tranquillité et à la sécurité publiques, et commises dans la seule intention de détruire, abîmer ou avilir le drapeau". A contrario, l'utilisation du drapeau pour manifester ses idées politiques ou philosophiques, ou encore comme élément d'une création artistique n'est pas prohibée.
Le Conseil d'Etat a voulu, comme le Conseil constitutionnel, préserver à la fois les manifestations politiques et les œuvres de l'esprit. Il n'empêche que l'on peut s'attendre à une jurisprudence particulièrement joyeuse lorsque le juge du fond devra apprécier si la photographie d'un homme qui s'essuie le postérieur avec un drapeau tricolore est, ou non, une œuvre de l'esprit…
A l'arrivée, on se demande tout de même si le jeu valait la chandelle. Cette question s'impose d'autant plus que cette protection judiciaire du drapeau n'est pas un principe reconnu par l'ensemble de la communauté internationale, loin de là. Aux Etats Unis, le 1er Amendement offre une protection très large de la liberté d'expression, et la Cour Suprême considère que cette protection s'étend au "Symbolic Speech". Le fait de brûler la bannière étoilée est donc un "droit constitutionnel" et les Américains peuvent serendre sur un site internet pour y brûler un drapeau virtuel. Cela ne les empêche de témoigner un réel respect pour la bannière étoilée, et un "FlagCode", texte purement déontologique mais très largement appliqué leur explique aussi bien comment il faut le plier que le respect qui lui est dû.
Peut on imposer le respect du drapeau tricolore par décret ? La question reste posée.