Il y a quelques mois, le modèle américain de procédure pénale nous était présenté comme un incontestable progrès. Après l’affaire d’Outreau, des critiques vigoureuses avaient accablé la procédure « inquisitoire » française , reposant sur un juge d’instruction, qui instruit à charge et à décharge, cherchant les éléments de preuve de nature à prouver la culpabilité, mais aussi, et surtout, l’innocence de l’accusé. Un ambitieux projet de loi avait alors tenté d’introduire dans le droit français la procédure « accusatoire » anglo-saxonne : d’un côté, un procureur qui accuse au nom de la société et instruit à charge, de l’autre un avocat qui défend son client, procédure bien connue des amateurs de séries américaines. Les avocats ne voyaient que des avantages à une réforme qui accroissait considérablement leur rôle judiciaire. Les magistrats, en revanche, s’étaient vigoureusement opposés à ce texte, estimant qu’il mettait en cause une procédure pénale très protectrice des droits de la personne. De fait, l’ambitieuse réforme a été abandonnée en catimini.
Aujourd’hui, ce qu’il faut bien désormais appeler « l’affaire DSK » confère une actualité nouvelle à cette question. Au delà des débats théoriques, elle nous offre l’opportunité de réfléchir à partir d’un cas particulier, sorte de cas d’école qui se déroule devant les caméras du monde entier. Car la justice new yorkaise a tenu à montrer qu’elle traitait le Président du FMI comme un justiciable « comme les autres ». Cet égalitarisme a évidemment rencontré un écho favorable dans notre pays, et certains ont immédiatement salué la supériorité d’un système pénal qui n’hésite pas à emprisonner les puissants pour assurer la protection de la plus humble des victimes.
Certes, mais cet affichage médiatique ne saurait tenir lieu d’analyse juridique. L’ « affaire DSK », qu’il n’est évidemment pas question d’envisager sur le fond, met en lumière les différences entre deux systèmes qui, contrairement à une idée reçue, ne reposent pas sur des principes identiques. Les valeurs européennes reposent aujourd’hui sur la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Sur cette base, la fonction unificatrice de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme conduit à la création d’un véritable standard européen de protection des droits de la personne arrêtée ou détenue.
La présomption d’innocence, tout d’abord, figure tout entière dans l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : « Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable ». Il appartient donc à l’accusation de prouver la culpabilité de la personne mise en cause, et non pas à cette dernière de prouver son innocence. Certes, mais on a vu la justice new yorkaise mettre DSK en garde à vue (« custody ») et lui signifier les charges retenues contre lui (« arraignement »), alors que ses avocats étaient présents, mais réduits à l’impuissance puisqu’ils ne disposaient pas encore des pièces du dossier. Le jury populaire chargé de confirmer la mise en accusation est, quant à lui, réuni en l’absence de l’accusé. Celui ci est donc présumé coupable, et il lui appartiendra, dans la seconde phase de l’instruction, et avec le secours de ses avocats, de prouver son innocence…
La présomption d’innocence, en droit américain, n’est donc pas un principe fondamental, tout au plus une règle de procédure qui ne trouvera à s’appliquer qu’après la mise en examen. On observe d’ailleurs qu’elle disparaît purement et simplement lorsqu’est invoqué le droit à l’information. Sur le fondement du Premier Amendement, on peut publier les photographies de DSK menotté et faire pénétrer les caméras dans le prétoire. Dans notre pays, la loi Guigou du 15 juin 2000 n’autorise pas de telles pratiques, et un délit d’ « atteinte à la présomption d’innocence » permet de sanctionner ceux qui présentent comme coupable une personne qui n’a pas encore été jugée. Un ministre de l’intérieur en exercice en a même fait les frais en décembre 2010, condamné pour avoir affirmé la culpabilité d’un membre du cabinet du Garde des Sceaux, alors soupçonné d’avoir diffusé des informations confidentielles au journal Le Monde dans l’affaire Woerth Bettencourt. Le droit britannique, pourtant attaché à la procédure accusatoire, est actuellement en train d’intégrer des dispositions comparables, sous l’influence évidente de la Cour européenne. Le droit à l’information est il pour autant bafoué lorsque l’on s’interdit de filmer un être humain menotté ? Le citoyen n’est-il pas aussi bien informé lorsqu’on lui épargne des pratiques qui s’apparentent plus au pilori ou à la loi du Lynch qu’au légitime compte rendu d’une affaire judiciaire en cours ?
C’est ainsi le principe européen de l’égalité des armes qui se trouve ignoré. Trouvant son fondement dans la Convention européenne des droits de l’homme, il impose une procédure dans laquelle l’accusation et la défense sont placées dans une situation de stricte égalité. C’est sur lui que la Cour européenne s’est appuyée pour condamner la pratique française de la garde à vue, provoquant la décision de la Cour de cassation du 15 avril 2011 qui a imposé la présence de l’avocat dès le début de la garde à vue et durant les interrogatoires. Bien sur, l’accusé américain a également droit à l’assistance d’un conseil dans la même situation, mais il ne s’agit que d’une garantie procédurale d’origine purement jurisprudentielle (« Miranda Rights »). Elle ne constitue pas un principe général et n’impose pas l’accès à l’intégralité du dossier. Au surplus, le fait de priver l’accusé de tout droit sur son image, alors que la victime bénéficie d’une protection active de sa vie privée introduit une véritable rupture de l’égalité des armes. En effet les avocats de la défense auront, à terme, la lourde charge de convaincre un jury populaire de l’innocence d’un accusé présenté comme coupable dès le début de la procédure.
Ces pratiques nuisent surtout à l’indispensable sérénité de la justice. Est elle assurée lorsque les médias se déchainent contre un accusé ? Et son impartialité est-elle assurée dans un système judiciaire où le procureur qui engage les poursuites est élu, et qu’une affaire qui lui offre l’opportunité de montrer sa sévérité à l’égard des puissants de ce monde peut offrir aussi un excellent argument électoral.
Nul ne conteste évidemment la nécessité de protéger la dignité de la victime, mais pourquoi cette préoccupation ne s’étend elle pas à l’accusé ? Au moment de son arrestation, et de sa mise en examen, il est juridiquement innocent. N’est il donc pas également titulaire, comme tout être humain, du droit à la dignité de la personne ? On sait que la Convention européenne des droits de l’homme interdit les « peines ou traitement inhumains ou dégradants », et la Cour européenne n’hésite pas à sanctionner une violence, même bénigne, intervenue pendant une garde à vue, dès lors que la personne se trouve en état d’infériorité et incapable de se défendre. Cette jurisprudence ne se réduit d’ailleurs pas aux violences physiques, mais s’étend aussi aux violences psychologiques, voire à l’humiliation ou à l’avilissement, notamment par un discrédit social.
On le constate, les standards européens sont nettement plus exigeants que les garanties du droit américain qui veut nous donner, dans l’affaire DSK, l’image d’un égalitarisme de façade. Certes, il est fort louable de montrer à la face du monde que la parole de la victime doit être entendue, quel que soit son statut social. Mais est il pour autant indispensable de jeter l’accusé en pâture à l’opinion, au moment précis où il ne bénéficie pas encore des droits de la défense ?
Roseline Letteron
Professeur de droit public à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
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