Le 11 septembre 2025, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans l'affaire Charki c. France, écarte le recours déposé par la fille de Claude Guéant, ancien ministre de l'Intérieur. La CEDH considère comme relevant d'un débat d'intérêt général la retranscription et la publication dans la presse de conversations téléphoniques avec son père, dans le contexte de procédures judiciaires engagées contre celui-ci.
Le recours de Mme Charki
En mai 2013, M. Guéant fut placé sur écoutes dans le cadre de l'affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy, en 2007. En même temps, d'autres enquêtes sont diligentés dans lesquelles il est mis en cause, concernant d'abord des "primes de cabinet" versées en espèces à des membres du cabinet du ministre de l'Intérieur, ensuite la vente de deux tableaux à l'étranger.
La publication contestée par Mme Charki intervient dans Le Monde daté du 16 avril 2015. L'échange est vif, et la requérante affirme, parmi d'autres propos peu amènes : "Je suis très en colère, parce que je trouve qu'à l'UMP quand même, ils ne se sont pas beaucoup bougé les fesses pour te défendre (...)".
Mme Charki estime que cette publication porte atteinte à sa vie privée, garantie par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et elle engage donc une action civile devant la 17e chambre du tribunal de Paris. Elle est déboutée le 24 mai 2017. Le juge reconnaît alors que la publication de ce dialogue avec son père emporte une ingérence dans la vie privée, mais elle estime qu'en l'espèce le droit à la liberté d'expression doit l'emporter, dans la mesure où la conversation suscite un débat d'intérêt général. L'objet de la conversation n'est pas la vie familiale des Guéant, mais les affaires judiciaires mettant en cause l'utilisation des deniers publics par un homme politique de premier plan. En septembre 2019, le jugement est confirmé par la cour d'appel de Paris, et le pourvoi devant la Cour de cassation est rejeté en avril 2021.
On observe d'abord que l'échec de la procédure devant les juges internes était prévisible. Dans un arrêt du 9 juillet 2003, la 1ere chambre civile de la Cour de cassation affirmait déjà que le droit au respect de la vie privée et la liberté d'expression avaient la même valeur normative, "faisant ainsi un devoir au juge de rechercher leur équilibre et (...) de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime". La jurisprudence n'a jamais varié depuis cette date, confirmée par la chambre criminelle le 25 octobre 2019.
La décision Charki témoigne d'un consensus entre les juges français et européens sur la notion de débat d'intérêt général. La CEDH reprend l'ensemble des critères élaborés pour procéder à la recherche d'équilibre entre la liberté d'expression et le respect de la vie privée.
Marine hollandaise n'ayant jamais appartenu à Monsieur Claude Guéant
Peter Van de Velde. 1634 - 1687
Collection particulière
Les critères du débat d'intérêt général
Le premier critère est évidemment l'inscription de la conversation dans le débat d'intérêt général. La Cour de cassation exige ainsi, dans une décision du 17 février 2021, que même si le sujet à l'origine de l'article relève de l'intérêt général, il faut encore "que le contenu de l'article soit de nature à nourrir le débat public". La CEDH ne raisonne pas autrement dans l'affaire Charki. Elle fait observer que les intertitres de l'article ne concernent que le père de la requérante : "Placé sur écoutes, Guéant promet de "ne pas balancer" et "Claude Guéant face aux affaires". L'accent est mis sur les relations entre les hommes politiques face aux affaires judiciaires en cours, en particulier le financement libyen. Il s'agit donc d'informations "d'importance générale" qui n'ont rien à voir avec la vie familiale de Mme Charki.
Le deuxième critère concerne la notoriété des personnes concernées. La CEDH note que la requérante n'est pas une personne publique, et qu'elle n'a jamais cherché l'attention du public. Non informée de la surveillance dont son père était l'objet, elle pouvait peut-être croire au caractère privé de leurs échanges. Mais, comme les juges internes, la CEDH note que Mme Charki, même inconnue du public, ne pouvait pas ignorer qu'elle était davantage exposée aux médias qu'un simple quidam. C'est d'autant plus vrai qu'elle était elle même en relations d'affaires avec son père et lui témoignait un soutien non seulement personnel mais aussi politique. La Cour affirme donc qu'elle n'est pas un "tiers anodin".
Enfin, le troisième et dernier critère vise la publication elle-même dans son objet, sa forme et ses conséquences. La Cour observe que la transcription de l'échange véhiculait un message d'indignation à l'égard d'hommes politiques impliqués dans des affaires judiciaires, sans divulguer de détails sur la vie privée de la requérante. Même si le contenu du dialogue donne des informations sur les relations entre le père et la fille, ce n'est pas l'objet de la publication. Celle-ci est centrée sur le désarroi de Claude Guéant, face à l'absence de soutien de ses amis politiques. La publication du nom marital de la requérante emporte cette une ingérence dans sa vie privée, mais la publication de son identité n'a pas pour effet de l'associer, d'une manière ou d'une autre, aux affaires judiciaires. Elle ne fait d'ailleurs état d'aucune conséquence fâcheuse de cette publication.
Sur ce point, la Cour aborde la question de son caractère responsable. Le Monde a publié des éléments dont la matérialité n'est pas contestée et la bonne foi des journaliste n'est pas en cause. Le secret des sources leur interdisait évidemment de dire comment ils s'étaient procuré les transcriptions publiées. Enfin, les conséquences dommageables de la publication sont peut-être réelles pour Claude Guéant, mais elles sont plus modestes pour sa fille qui est l'unique requérante devant la CEDH. L'effet de la publication s'est rapidement atténué à son égard, laissant le débat public s'orienter vers l'affaire judiciaire.
Tous les critères conduisent la CEDH à faire prévaloir la liberté de la presse sur le droit au respect de la vie privée de Mme Charki. Elle aurait pu s'y attendre et s'épargner un recours finalement contre-productif. Dans une sorte d'"effet Streisand" contentieux, l'arrêt faire revivre une période un peu éloignée dans le temps, faisant reparaître dans les médias, même modestement, le nom de la requérante. Quant à son père, il n'apprécie sans doute pas beaucoup ce retour de l'affaire, alors que le jugement du tribunal correctionnel sur le financement libyen est attendu le 25 septembre prochain.
Le débat d'intérêt général : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 4 introduction
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