La chambre sociale de la cour de cassation, dans un arrêt du 10 septembre 2025, accueille le pourvoi d'une salariée, employée comme agent de service intérieur par une association accueillant des mineurs en difficulté, qui contestait son licenciement. Il lui avait été reproché d'avoir distribué une bible à une mineure hébergée dans une structure gérée par l'association. Cet acte, auquel il fallait ajouter des faits similaires ayant déjà donné lieu à sanction, a été perçu comme un "comportement prosélyte" constitutif d'une faute lourde justifiant un licenciement. Le règlement de l'établissement imposait d'ailleurs aux personnels en contact avec les pensionnaires une obligation de neutralité.
La décision du 10 septembre 2025 repose sur une motivation apparemment très simple. La requérante est venue rendre visite à la jeune mineure en dehors de ses heures de travail, et cela suffit à écarter l'obligation de neutralité. L'analogie avec le contentieux de droit public sur l'obligation de neutralité des fonctionnaires est évidente. La décision ressemble étrangement à l'arrêt demoiselle Weiss rendu par le Conseil d'État en 1938. Une institutrice stagiaire, donc déjà fonctionnaire, organisait des conférences religieuses à l’extérieur de l’École Normale où elle étudiait. Mais une telle pratique a été jugée licite, à condition de ne pas en faire mention dans son activité professionnelle.
L'analogie entre les deux jurisprudences rencontre toutefois rapidement ses limites et l'analyse de la chambre sociale est bien différente de celle du juge administratif. En témoigne le fait que la cassation a été acquise, alors même que l'avocate générale concluait au rejet du pourvoi, et que le conseiller rapporteur s'en remettait à la sagesse de la Cour. La décision n'allait donc pas de soi.
The Good Book. Louis Armstrong
Let My People Go. 1958
Le prosélytisme
Un moyen unique était invoqué, reposant sur la violation de la liberté d'expression, dès lors que le licenciement reposait sur une accusation de prosélytisme au sein de la structure associative. La requérante invoquait donc une atteinte aux articles 9 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantissent la liberté d'expression et la liberté religieuse.
La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considère, depuis son arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, que la liberté religieuse implique le droit d'essayer de convaincre son prochain, c'est-à-dire le droit le droit de pratiquer le prosélytisme. Le droit interne français, et plus particulièrement l'article L 1321-2-1 du code du travail, issu de la loi du 8 août 2016, autorise toutefois les entreprises à se doter d'un règlement intérieur imposant le principe de neutralité aux salariés, à la condition que cette mesure soit justifiée par les nécessités de l'exercice d'autres droits ou libertés ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) admet également cette possibilité depuis sa décision du 17 mars 2017 Samira Achbita et a. c. G4S Secure Solutions. C'est seulement en l'absence de règlement intérieur imposant la neutralité que le licenciement sera jugé dépourvu de cause réelle et sérieuse.
En l'espèce, l'association qui emploie la requérante s'est bien dotée d'un règlement intérieur imposant la neutralité aux salariés. Mais la chambre sociale fait observer que l'employée s'est spécialement rendue à l'hôpital où était accueillie une mineure en difficulté. Elle a fait ce déplacement en dehors de ses heures de travail, dans un lieu où elle n'exerçait pas son activité professionnelle, assurée dans un autre centre géré par l'association. La cour en déduit que le fait d'offrir une bible à une jeune patiente ne relevait pas de l'exercice des fonctions professionnelles de l'intéressée, et ne pouvait donc fonder une sanction.
Le raisonnement est possible, mais est-il pour autant convaincant ? L'avocate générale avait fait une analyse toute différente.
Vie personnelle et vie professionnelle
L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans une décision du 22 décembre 2023, affirme qu'un "motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s'il constitue un manquement de l'intéressé aux obligations de son contrat de travail". Le pouvoir disciplinaire de l'employeur ne peut donc s'immiscer dans la vie personnelle du salarié.
Certes, mais la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle est parfois bien délicate à déterminer. Dans un arrêt du 20 septembre 2023, la chambre sociale estime qu'un commentaire déposé sur Facebook par un salarié d'Associated Press, même tenu à un devoir de neutralité, relève de sa vie personnelle, dès lors qu'il s'exprime sous pseudonyme. En revanche, selon une décision du 13 janvier 2009, un personnel éducatif d'un établissement spécialisé peut être licencié s'il a reçu chez lui des élèves mineurs, au mépris du règlement intérieur.
Dans le cas de l'affaire du 10 septembre 2025, l'avocate générale avait admis le rattachement à la vie professionnelle. Certes l'employée, en dehors de son travail, a le droit de distribuer des bibles et de chanter des cantiques, mais, en l'espèce, elle rend visite à une jeune patiente qu'elle a connue à l'occasion de son travail. Quant à cette dernière, elle a été transférée d'un établissement d'accueil à un hôpital, mais les deux établissements sont gérés par la même association qui emploie la requérante. On peut donc considérer que l'obligation de neutralité imposée par le règlement s'impose à l'égard de l'ensemble des jeunes placés sous la garde de l'association, quel que soit leur lieu d'hébergement.
La chambre sociale est allée résolument à l'encontre de cette analyse. Elle s'est placée sur le terrain exclusif des obligations contractuelles. Le résultat est un peu étrange, car, dans la même décision, le pourvoi portant sur les deux précédentes sanctions disciplinaires est rejeté, ce qui signifie que ces sanctions sont licites. De fait, la requérante est justement sanctionnée, à deux reprises, pour avoir chanté des cantiques et distribué des bibles aux pensionnaires. En revanche, le licenciement prononcé pour des faits identiques est, quant à lui, jugé sans cause réelle ni sérieuse. De fait, l'employée peut continuer à distribuer ses bibles. Elle sera sans doute sanctionnée, mais jamais licenciée.
A cette difficulté s'en ajoute une autre, peut-être plus grave. La convention sur les droits de l'enfant impose, on le sait, que toute décision le concernant soit prise dans son intérêt supérieur. Pourtant l'intérêt de l'enfant n'est pas mentionné comme un élément de l'analyse. Or, s'il est tout à fait légitime qu'un enfant accueilli dans ce type d'établissement demande à exercer son culte, et souhaite même rencontrer un ministre du culte, il est nettement moins naturel que le personnel de l'établissement vienne lui imposer ses convictions religieuses sans qu'il l'ait sollicité. Considérée sous cet angle, la décision privilégie le prosélytisme sur l'intérêt de l'enfant.
Le principe de neutralité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, section 1 § 2
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire