Le 2 février 2023, à 14 h 44, Marine Tondelier, secrétaire nationale d'Europe-Écologie Les Verts (EELV) publie sur son compte Twitter une réaction à l'interview donnée le 30 janvier par Christophe Béchu, alors ministre de la Transition écologique. Elle déclare : "Donc le ministre de l'Écologie nous dit qu'on va vers un monde à 4°... pendant que le ministre de l'Intérieur est en action pour criminaliser les militants qui essaient de l'éviter. Belle cohérence gouvernementale dans l'inaction et l'impuissance". Deux heures plus tard, le ministre répond : "Jeter de la soupe sur des oeuvres ou défendre ceux qui jettent des boules de pétanque sur des gendarmes, c'est lutter contre le dérèglement climatique ? Belle cohérence des "écologistes" ! Heureusement pour la transition écologique, vous twittez, nous sommes aux responsabilités".
Les noms d'oiseaux dans le débat politique
Une personne de bon sens dirait qu'il n'y a pas là de quoi casser trois pattes à un canard. Mais cela n'a pas empêché Marine Tondelier de porter plainte pour diffamation devant la CJR, estimant qu'elle était accusée d'apporter son soutien à des violences. Le 26 mai 2023, la CJR prend une décision de classement sans suite, fondée sur le fait que les propos litigieux s'inscrivent dans le cadre d'un débat d'intérêt général sur une question climatique et qu'ils n'excèdent pas les limites admissibles de la liberté d'expression. Sur ce point, la CJR reprenait exactement la jurisprudence de la CEDH.
La CEDH accorde une très haute importance à la liberté d'expression dans le débat politique. Elle l'affirme ainsi dans l'arrêt Sanchez c. France du 15 mai 2023, rendu à propos de commentaires publiés sur Facebook. Avant même l'émergence des réseaux sociaux, dans la décision Feldek c. Slovaquie du 12 juillet 2001, elle avait considéré comme un débat d'intérêt général le fait de révéler le passé d'un ministre slovaque, qui avait appartenu à un mouvement de jeunesse fasciste durant la seconde guerre mondiale.
Dans l'affaire Marine Tondelier, la Cour observe que le débat s'est déroulé sur Twitter entre deux personnalités politiques et qu'il n'avait pas d'autres fins que politiques. Ces personnalités ne pouvaient ignorer l'impact de leurs propos sur un réseau social. Comme elle l'avait fait dans sa décision Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal du 11 janvier 2011, à propos à l'époque d'accusations de corruption formulées lors d'une conférence de presse, la Cour considère que le requérant, dans de telles conditions, n'est pas fondé à se plaindre du caractère public de la diffusion de ses propos et de l'ampleur de la réaction, tant de la personne visée que du public. De fait, Marine Tondalier n'aurait pas dû être surprise par la vivacité de la réplique du ministre.
Mais cette vivacité même peut-elle être considérée comme excessive ? Dans un arrêt Kılıçdaroğlu c. Turquie du 27 octobre 2020, la CEDH s'est prononcée sur une action civile introduite par le Premier ministre turc, R. Erdogan contre son principal adversaire politique. Ce dernier était condamné civilement pour avoir tenu, au sein même du parlement, des propos relativement violents accusant le Premier ministre de "créer la zizanie", "provoquer la haine", "faire du séparatisme" et le prenant directement à parti : "Toi, tu n'es pas une personne pieuse, tu es un individu qui exploite les croyances des personnes pieuses (...)". Il semble que l'immunité parlementaire ne soit pas garantie en Turquie... Quoi qu'il en soit, a CEDH sanctionne une ingérence excessive dans la liberté d'expression. Elle affirme que des propos particulièrement violents peuvent être tenus dans un débat politique, soit pour utiliser un style provocateur destiné à déclencher un débat, soit plus simplement pour recourir à des invectives que les élus s'autorisent lors de leurs échanges.
En l'espèce, il apparaît que les propos échangés entre Marine Tondelier et Christophe Béchu ne sont pas plus violents que ce qui est généralement admis dans le débat politique. Le caractère diffamatoire du message du ministre est bien loin d'être établi, ne serait-ce que parce qu'il s'en prend aux militants écologistes en général et non pas à Marine Tondelier. Or celle-ci invoquait une diffamation à son égard, manifestement absente du tweet du ministre.
Le classement par la commission des requêtes de la CJR
Si l'on considère seulement le fond de l'affaire, le classement sans suite de l'affaire par la commission des requêtes de la CJR n'a rien de surprenant. Si, en revanche, l'on étudie l'affaire au regard de la procédure, des questions apparaissent.
La requérante invoque une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, car elle estime avoir été privée de son droit à un juste procès par l'obligation dans laquelle elle était de saisir la CJR, considérée comme une juridiction d'exception.
Plus exactement, elle se plaint de n'avoir pu, lors du dépôt de sa plainte, se constituer partie civile. L'article 13 de la loi organique du 23 novembre 1993 précise en effet que les constitutions de partie civile ne sont pas admises devant la CJR. L'article 14 du même texte ajoute que les actes de la commission des requêtes "ne sont susceptibles d'aucun recours". Ces dispositions montrent à quel point la procédure devant la CJR est dérogatoire par rapport aux principes généraux du droit pénal.
Cela signifie concrètement que Marine Tondelier n'a pu davantage contester la décision de classement qui lui a été opposée. Une telle mesure a été justifiée, lors des débats parlementaires, par la nécessité d'empêcher l'instrumentalisation politique de la procédure devant la CJR en imposant un filtrage des requêtes. Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit là d'une atteinte au droit au recours.
Dans sa décision d'irrecevabilité, la CEDH ne pose pas vraiment la question en ces termes, et n'émet aucune remarque sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme des articles 13 et 14 de la loi de 1993. Elle se borne à reprendre sa jurisprudence antérieure, portant précisément sur la CJR.
Dans l'affaire Sylvie Rouy c. France du 29 mai 2001, la CEDH avait, en effet, déjà déclaré irrecevable un recours contestant l'impossibilité de se porter partie civile devant la CJR. Dans le contexte de l'affaire du sang contaminé, une femme qui avait contracté le virus du Sida lors d'une transfusion réalisée pendant un accouchement, a donc été privée du droit de se porter partie civile. La CEDH ne voit pas d'atteinte au droit au procès équitable dans cette restriction, dès lors qu'il demeure possible de saisir le juge civil en réparation des crimes et délits poursuivis devant la CJR.
Pour la CEDH, l'article 6 de la Convention n'est pas applicable en l'espèce. Dans l'impossibilité de se porter civile devant la CJR, la victime de l'infraction n'est pas en mesure d'y faire valoir un droit à réparation "de nature civile", au sens de l'article 6. Cela ne lui interdit pas, toutefois de s'adresser aux juridictions civiles pour demander cette réparation. Autrement dit, si la victime s'adresse à la CJR, elle peut déposer une plainte pénale, sans réparation civile. Si elle veut une réparation civile, elle doit s'adresser au juge civil. De fait, pour la CEDH, le droit au juste procès de Marine Tondelier n'est pas affecté, puisqu'elle disposait d'une alternative pour faire valoir son droit à réparation.
La décision d'irrecevabilité n'est évidemment pas dépourvue de fondement, la plainte de Marine Tondelier ne reposant sur aucun justification juridique sérieuse. Mais on peut tout de même s'interroger sur l'absence d'analyse de fond portant sur le caractère dérogatoire de la procédure devant la CJR. Une demande de dommages et intérêts devant le juge civil est-elle de même nature qu'une constitution de partie civile ? L'absence de recours contre la décision de classement porte-t-elle atteinte au droit au recours, et donc au droit à un procès équitable ? Ces questions ne sont pas posées, sans doute parce que l'absence d'atteinte à la liberté d'expression justifiait, à elle seule, l'irrecevabilité. Tout au plus peut-on espérer qu'elles seront un jour étudiées, dans une affaire plus sérieuse.
La diffamation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2 § 1 A 2
L'on imagine aisément que la délicieuse Marine Tondelier a du être vert de rage après cette seconde décision d'irrecevabilité de sa requête hasardeuse. Plusieurs remarques peuvent être formulées sur cette décision de la CEDH.
RépondreSupprimer- Il est de bon ton pour certaines femmes et hommes politiques aux mains propres d'admettre pour elles et eux une liberté d'expression sans limite tout en exigeant de leurs adversaires une liberté d'expression réduite. Faites ce que je dis pas ce que je fais ! Ceci est insupportable de la part de personnes qui se drapent dans les oripeaux de la vertu outragée.
- La douce Marine Tondelier peut s'estimer heureuse que la déclaration d'irrecevabilité ait été rendue dans des délais plus que raisonnables. La CEDH sait, à l'occasion, faire preuve d'une inertie étonnante pour enterrer quelques affaires sensibles. Sujet rarement soulevé par les thuriféraires de cette Cour. Et, ils n'en manquent pas.
- Il est vrai que la Cour de Strasbourg, comme les juridictions nationales, dispose d'une grosse ficelle. Afin d'éviter de se prononcer sur le fond d'une affaire sensible pour les Etats, elle se concentre sur l'irrecevabilité. Au rugby, l'on appelle cela botter en touche.
Aucune juridiction n'est parfaite ! Contrairement à ce que veut nous faire croire l'humoriste, Christophe Soulard, qui occupe accessoirement les fonctions de premier président de la Cour de cassation. Ce haut magistrat s'alarme de la montée d'un "populisme anti-judiciaire en France" (article publié sur le site mediapart le 7 juin 2025 sous la plume des sieurs Fabrice Arfi et Michel Deléan). Horresco referens! Peut-être pourrait-il s'interroger sur les raisons de la colère populaire ? Il y trouverait matière à réflexion en un temps de défiance croissante à l'égard des politiques et des juges.