Le 22 mai 2025, une lettre ouverte adressée aux institutions européennes a été publiée à l'initiative de la Première ministre italienne Georgia Meloni, en accord Mette Frederiksen, Première ministre du Danemark. Outre l'Italie et le Danemark, l'Autriche, la Belgique, la Pologne, la République tchèque et l'ensemble des États baltes ont apporté leur soutien à ce texte. L'idée générale est simple. Il s'agit de s'élever contre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), jugée trop protectrice des droits des étrangers, notamment les étrangers délinquants.
Ce n'est pas la première fois que la CEDH est mise en cause. Le Royaume-Uni du Brexit avait déjà manifesté un fort agacement à son égard. Dès 2011, un rapport publié en février 2011 par" Policy Exchange" intitulé "Bringing Rights Back Home" et signé par Michael Pinto-Duschinsky déclarait que le Royaume-Uni était devenu un "sous-serviteur" des juges strasbourgeois, qui n'ont "virtuellement aucune légitimité démocratique". Son auteur, professeur à Oxford et ancien conseiller du gouvernement, étudiait les moyens juridiques de renoncer à la juridiction de la Cour, voire de se retirer de la Convention européenne. En 2014, un nouveau rapport, émanant cette fois officiellement du parti conservateur affirmait vouloir "rétablir la souveraineté de Westminster".
A l'époque, ces idées étaient marginales, limitées aux Eurosceptiques qui s'opposaient, dans un même mouvement, à l'Union européenne et au Conseil de l'Europe. Elles étaient parfois reprises par quelques partis conservateurs, mais elles relevaient davantage du discours politique destiné à cristalliser un électorat anti-européen. Aujourd'hui, les choses ont bien changé. Si des gouvernements très conservateurs figurent parmi les signataires de la lettre ouverte, on y trouve aussi le Danemark, dont la Première ministre est membre du parti social-démocrate. Autant dire que considérer qu'il s'agit là d'un mouvement exclusivement conservateur issu d'une droite extrême serait une erreur. Le problème est plus profond et doit être traité avec nuance.
L'éloignement des étrangers
Les signataires se plaignent surtout de la jurisprudence de la CEDH relative à l'éloignement des étrangers. Là encore, l'idée était dans l'air. En février 2023, le Premier ministre britannique de l'époque, Rishi Sunak, se déclarait prêt à se retirer de la Convention européenne, pour adopter une législation très restrictive en matière d'immigration. Aujourd'hui, Georgia Meloni et ses co-signataires réclament dans ce domaine une "large marge de manoeuvre". Mais le propos manque de précision et on ignore quelles jurisprudences de la Cour sont considérées comme inacceptables.
C'est ainsi qu'il est généralement reproché à la CEDH d'imposer aux États membres une politique très libérale de regroupement familial. La jurisprudence se montre toutefois nuancée et laisse à ces derniers une marge d'appréciation dans ce domaine. Dans un arrêt de Grande Chambre M. A. c. Danemark rendu le 9 juillet 2021, la Cour dresse ainsi une liste de critères susceptibles d'être utilisés pour autoriser ou refuser le groupement familial. Figurent parmi ceux-ci la situation de l'étranger dans le pays d'accueil, la possibilité ou l'impossibilité de continuer sa vie familiale dans son pays d'origine, la question de savoir si des enfants sont concernés, et enfin les revenus de la personne qui vient s'installer au nom du regroupement. Il est alors possible à l'État de le refuser lorsqu'elle risque d'être dépendante des aides sociales.
Le cas des étrangers délinquants est mentionné dans la lettre, et constitue l'un des éléments suscitant le mécontentement des signataires. Dans l'arrêt Unuane c. Royaume-Uni du 24 février 2021, la CEDH affirme que le fait qu'un étranger ait commis une infraction grave ne saurait suffire à justifier son expulsion. Certes, le critère est important, mais, aux yeux de la Cour, il doit néanmoins être mis en balance avec les autres éléments du dossier, en particulier le lieu où se déroule la vie familiale de l'intéressé. En revanche, la Cour estime qu'il appartient aux juges internes de mettre en balance les différents éléments du dossier. Dans le cas d'un étranger délinquant, ils peuvent donc apprécier l'intérêt du requérant au regard de celui de la collectivité et donc prononcer l'expulsion, y compris lorsque l'intéressé était légalement installé sur le territoire.
L'enlèvement d'Europe. Jean Souverbie. 1926
Le contrôle de proportionnalité
Mais in fine, et c'est ce qui agace les États signataires de la lettre ouverte, c'est tout de même la CEDH qui, en quelque sorte, contrôle le contrôle. Elle évalue donc le contrôle de proportionnalité exercé par les juges du fond. Dans l'affaire Maslov c. Autriche du 23 juin 2008, elle sanctionne ainsi pour violation de la vie privée l'expulsion de deux adultes ayant commis des infractions pénales lorsqu'ils étaient mineurs. En revanche, dans l'arrêt Ndidi c. Royaume-Uni du 14 septembre 2017, elle admet l'expulsion d'un jeune homme multi récidiviste. On pourrait multiplier les exemples témoignant d'une jurisprudence entièrement fondée sur le contrôle de proportionnalité.
Cet élargissement du contrôle, constaté dans de multiples domaines autres que le droit des étrangers, a donné lieu à des justifications formulées par la Cour elle-même. L'idée dominante est que la Convention est un texte vivant, qui doit donc être interprété à la lumière des évolutions de la société. Et c'est précisément ce qui fâche les signataires de la lettre ouverte. Ils refusent que les juges internes soient liés par les interprétations de la CEDH, et entendent même leur attribuer l'exclusivité du pouvoir d'interprétation de la Convention. D'une manière générale, ils s'estiment liés par le texte de la Convention auquel ils ont adhéré, mais considèrent ne pas être liés par des évolutions jurisprudentielles auxquelles ils n'ont jamais consenti.
Cette critique ne doit pas être prise à la légère, car elle témoigne d'un malaise réel à l'égard de la jurisprudence de la Cour. Tous les spécialistes savent que le contrôle de proportionnalité conduit à une jurisprudence si nuancée qu'elle devient difficilement lisible. Cette impression de décisions rendues au cas par cas se transforme rapidement en ingérence dans les affaires des États. Les réactions de refus de la jurisprudence se multiplient. En France même, on se souvient que les autorités ont procédé, en 2023, à l'expulsion immédiate d'un ressortissant ouzbèke soupçonné d'activités terroristes, faisant fi des mesures conservatoires prononcées par la Cour. Cette situation témoigne d'une méfiance grandissante envers la Cour.
L'externalisation des demandes d'asile
Si les éléments de langage utilisés dans la lettre ouverte portent surtout sur le sort des étrangers délinquants, il ne fait aucun doute que le conflit va se développer autour d'autres sujets. La pratique des refoulements sommaires à la frontière ("push-backs") tend ainsi à se développer, et la CEDH s'y oppose régulièrement, au motif que les étrangers concernés n'ont pu déposer leur demande d'asile. La décision A.R.E c Grèce du 7 janvier 2025 voit ainsi une violation de la Convention européenne dans la pratique de refoulement systématique vers la Turquie de ressortissants turcs opposants au régime actuel. En l'espèce, une femme, adepte de la Confrérie Gülen, avait été renvoyée en Turquie avant d'avoir pu déposer une demande d'asile. Les autorités grecques n'ont pas évalué les risques que ce renvoi lui faisait courir.
De même, la CEDH se montre hostile à l'éloignement vers un pays tiers, pratique qui consiste à externaliser, moyennant finances, l'accueil des demandeurs d'asile. Ainsi est-elle intervenue pour indiquer des mesures provisoires, les 14 et 15 juin 2022, dans le cas du refoulement vers le Rwanda d'étrangers de différentes nationalités arrivés clandestinement au Royaume-Uni.
Selon sa jurisprudence Ilias et Ahmed c. Hongrie de 2019, une telle pratique ne saurait intervenir sans que l'étranger bénéficie d'une évaluation du risque de traitements contraires à la Convention et sans qu'il puisse déposer une demande d'asile dans le pays concerné. Or, cette externalisation est une idée qui tend à se développer. Le Danemark a entrepris d'exporter ses migrants au Kosovo, et l'Italie de Georgia Meloni a signé en 2023, un accord de ce type avec l'Albanie. La CEDH est évidemment l'obstacle principal à cette procédure, et il n'est pas surprenant que la lettre ouverte la vise au premier chef. Il n'en demeure pas moins que le droit contesté émane d'abord de la législation de l'Union européenne.
L'éloignement des étrangers : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2
Nous sommes ravis que vous ayez pris le temps de nous expliquer les tenants et aboutissants de cette lettre des Neuf au regard des attaques passées contre la CEDH et des jurisprudences présentes. En fait, vous soulevez, une série de questions de principe liées à l'activité de la Cour de Strasbourg.
RépondreSupprimer- La Cour est-elle omnipotente et omnisciente ? Lui arrive-t-elle de faire fausse route dans l'interprétation de la Convention pour des raisons humaines ou idéologiques ? Force est de constater que ses juges sont peu portés à la disputation ou à la critique constructive. Ils s'estiment infaillibles. Une question doit dès lors être tranchée. Sur les questions de sécurité et d'immigration, la Cour doit-elle procéder à une interprétation extensive ou restrictive de la Convention ?
- La Cour est-elle un objet juridique non identifiée (OJNI) ou bien rend-elle la justice au nom de ses mandants qui sont les peuples des 46 Etats membres du Conseil de l'Europe ? Dans la première hypothèse, elle serait une sorte de justice immanente. Aurait-elle été investie de cette mission divine par les Etats ? Dans la seconde, ses magistrats ne devraient-ils pas entendre et comprendre la défiance croissante à l'encontre d'une justice jugée "trop laxiste" (Cf. le débat en France après les premières décisions concernant les personnes impliquées dans les troubles de l'après-match du PSG) ?
- La Cour ne pratiquerait-elle pas une justice à deux vitesses ? Compréhensive avec les "délinquants" et intransigeante avec les honnêtes gens. Juste un petit exemple. Pour ne pas vouloir traiter une affaire sensible en France, elle déclare irrecevable la requête d'un plaignant, motif pris que ce dernier aurait imité sa signature dans sa demande. Et, nous pourrions multiplier les cas de comportements inadmissibles de ces juges : délai déraisonnable ; traitement d'une affaire dans la plus grande discrétion sans avertir les plaignants de la date de l'audience, mise en avant d'arguments baroques pour éviter de traiter une affaire au fond ... C'est aussi cela les arrangements entre amis à Strasbourg dont ne nous parlent jamais ses défenseurs.
En conclusion, il serait de bonne politique pour parvenir à une bonne justice de dresser un bilan de décennies d'activités de la Cour avec ses points forts et points faibles. Une sorte de retour d'expérience ("retex") que pratiquent les militaires. Sans ce nécessaire aggiornamento, un lourd soupçon sur l'indépendance et l'impartialité de ses juges continuera de peser sur la Cour et risque d'aller croissant au fil du temps ! Il est grand temps de choisir entre deux maux : la politique de l'autruche ou la politique de la responsabilité ...
- La Cour doit-elle ou non être à l'écoute d'une voix, qui monte et se fait de plus en plus majoritaire en Europe (Cf. le résultat des élections présidentielles en Pologne), estimant à tort ou à raison que l'interprétation des magistrats tend à donner raison aux malfrats au détriment des honnêtes gens ? Une sorte de sentiment d'insécurité juridique face à certains étrangers violant le droit des pays de leur résidence pour se réclamer du droit de la Convention pour échapper à la sanction qui les frappe.