Au moment où la campagne électorale se voit imposer le silence, à la veille du second tour des élections législatives, le moment semble opportun pour évoquer le nouvel élargissement du droit au silence issu de la décision du Conseil constitutionnel M. Hervé A., rendue le 26 juin 2024.
Le Conseil déclare non conformes à la constitution les articles 52 et 56 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature. Ces dispositions organisent en effet la procédure disciplinaire applicable aux magistrats mais ne mentionnent pas expressément la notification de leur droit de garder le silence. Il ne leur est notifié ni par le rapporteur dans le cadre de l'enquête, ni lors de leur comparution devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) statuant en formation disciplinaire.
Le Conseil constitutionnel censure ces dispositions pour violation de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui garantit le respect des droits de la défense.
Un changement de circonstances de droit
Le Conseil s'était pourtant déjà prononcé sur ces dispositions de l'ordonnance du 22 décembre 1958, dans ses décisions du 9 juillet 1970 et du 19 juillet 2010. A chaque fois, il les avait déclarées conformes à la constitution. En principe, le Conseil ne devrait donc pas se prononcer une nouvelle fois sur des dispositions qu'il a déjà déclarées conformes. Mais il existe une dérogation à cette règle, en cas de changement de circonstances de fait ou de droit.
Dans le cas présent, il s'agit d'un changement de circonstances de droit. Dans sa décision Renaud N. du 8 décembre 2023, le Conseil a en effet affirme que l’article 9 de la Déclaration de 1789 exige que le
professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse
être entendu sur des manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit
préalablement informé de son droit de se taire. Une telle décision sème donc le doute sur la constitutionnalité de dispositions qui ne prévoient aucune notification au magistrat de son droit au silence.
Cette décision Renaud N., intervenue à propos du régime disciplinaire des notaires, rappelle "le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire". Et elle ajoute que "ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition".
Calvin & Hobbes. Bill Watterson
Apparition en matière pénale
Le droit au silence s'est introduit dans le droit positif par la procédure pénale, et plus spécialement dans le droit de la garde à vue. Le Conseil constitutionnel le premier, dans sa décision Daniel W., QPC du 30 juillet 2010, affirme qu’il fait partie des droits de la défense dont est titulaire toute personne gardée à vue. Parce qu’elle ne prévoit pas le droit au silence du gardé à vue, la CEDH condamne ensuite la France dans son arrêt du 14 octobre 2010 Brusco c. France pour violation du droit au procès équitable. La loi du 14 avril 2011 tire les conséquences de ces jurisprudences et introduit dans la garde à vue« le droit, lors des auditions (…), de faire des déclarations, de répondre aux questions posées ou de se taire ».
Le droit au silence a été élargi à l’ensemble de la procédure pénale avec la directive européenne du 22 mai 2012, transposée par la loi du 27 mai 2014. Dans une décision du 25 avril 2017, la Cour de cassation sanctionne ainsi de nullité les aveux faits dans la voiture qui ramenait le suspect d’une perquisition, avant la première audition, car précisément il n’avait pu user de son droit au silence. Dans un arrêt du 24 février 2021, elle l’étend à toutes les débats sur la détention provisoire, et le Conseil constitutionnel, par une QPC du 18 juin 2021 Al Hassane S., l’élargit à tout le contentieux de la mise en liberté. Devant les juridictions de jugement, il doit être notifié avant le commencement des débats, principe rappelé par une décision rendue le 16 octobre 2019 par la Chambre criminelle. Enfin, le Conseil constitutionnel, dans deux décisions QPC du 30 septembre 202, l’impose à toutes les audiences devant le juge de la liberté et de la détention (JLD).
Le droit au silence s'est ainsi imposé pas à pas en matière pénale. Cela ne signifie pas qu'il ne soit pas contesté. Si certains avocats ont tendance à conseiller à tous leurs clients de l'invoquer durant la garde à vue, jusqu'à ce qu'ils aient pu avoir accès au dossier, les magistrats et les policiers considèrent souvent que le droit au silence est plutôt défavorable à la personne mise en cause. Il ne lui permet pas, en effet, d'exercer totalement sa défense, en invoquant notamment les éléments à décharge.
Un principe général de droit processuel
En dépit de ces réserves, le droit au silence s'est encore étendu, jusqu'à devenir un principe général de droit processuel. La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 8 décembre 2023 élargit en effet la notification du droit de se taire à " toute sanction ayant le caractère d’une punition". Applicable au régime disciplinaire des notaires, il était évident qu'elle serait aussi imposée à celui des magistrats.
Cette évolution a toutefois été obtenue de haute lutte. Dans un arrêt du 23 juin 2023, le Conseil d'État avait en effet affirmé, sans trop de motivation, que le droit au silence "avait seulement vocation à s'appliquer dans le cadre d'une procédure pénale". Il refusait alors de transmettre au Conseil une nouvelle QPC portant sur la procédure disciplinaire, jugeant que la question était dépourvue de caractère sérieux. A l'époque, l'affaire portait précisément sur la procédure disciplinaire visant les magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature.
Heureusement, le changement de circonstances de droit provoqué par la décision du Conseil constitutionnel rendue le 8 décembre 2023 a contraint le Conseil d'État à faire évoluer sa jurisprudence, un peu contre son gré. La QPC du 26 juin 2024 est donc le résultat d'un arrêt de renvoi rendu par le Conseil d'État le 19 avril 2024.
L'évolution semble ainsi achevée vers la reconnaissance du droit au silence comme un principe fondamental applicable à l'ensemble du droit processuel, pénal et disciplinaire. Sa notification à l'intéressé est évidemment indissociable du caractère fondamental de ce droit. On peut tout de même espérer qu'un jour ou l'autre un bilan sera fait de ce droit nouveau, d'importation américaine. Son exercice écarte-t-il de manière mesurable le risque de condamnation pénale ou disciplinaire ? Renforce-t-il le rôle de l'avocat dans une procédure où la personne mise en cause, par son silence, ne peut faire valoir les éléments à décharge ? Beaucoup d'autres questions mériteraient d'être posées, et une véritable enquête sur le droit au silence serait certainement souhaitable. En espérant que l'on ne fera pas taire les enquêteurs..
Le droit au silence : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 1 B
Une fois encore, tout ceci relève du plus grand comique juridique ! Après toutes ces décisions de toutes les plus hautes juridictions (nationales et européennes) sur le droit au silence, le citoyen normal n'est pas plus avancé dans sa compréhension de cette latitude reconnue au magistrat. Rien n'est clair, tout est confus. Ceci est dans l'air du temps.
RépondreSupprimerL'on apprécierait que les magistrats - censés en théorie être indépendants et impartiaux - appliquent cette règle à leurs prises de position de nature politique. Combien sont ceux qui appellent à "faire barrage au RN" ? Ne violent-ils pas ainsi leur obligation de réserve et n'instillent-ils pas ce faisant un soupçon légitime sur leur prétendue impartialité ? On se souvient du fameux "Mur des cons" du SM. Tout change pour que rien ne change.
Si l'on souhaitait pousser la règle du droit au silence jusqu'à son terme, ne devrait-on pas aligner le régime des magistrats sur celui des militaires ? Motus et bouche cousue dans leur prise de position publique. Finis les syndicats, véritables annexes de partis politiques ! L'actualité récente nous en fournit des exemples éloquents. Ce serait une véritable révolution comme celle de la réforme du statut du parquet, promise depuis plus d'une décennie après deux arrêts de la CEDH, mais jamais mise en oeuvre. Nous en revenons toujours à la sempiternelle question du périmètre exact des concepts d'indépendance (par rapport à qui ?) et d'impartialité (objective ou subjective ?) garantissant au citoyen un procès équitable a minima. Nous en sommes encore loin.
La France est-elle véritablement un état de droit et non une démocrature qui s'ignore ? La question mérite d'être posée le jour où les Français sont appelés aux urnes.