Au moment où la campagne des élections législatives entre dans une phase particulièrement sensible, on commence à se demander ce que serait une cohabitation. S'il est vrai que la dernière expérience dans ce domaine remonte à 1997, il s'agissait alors d'une cohabitation entre le Président de la République Jacques Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin. Elle s'est finalement bien passée, marquée par un retour au texte constitutionnel, et par une pratique relativement pacifiée en matière de politique extérieure et de défense. Aujourd'hui, l'hypothèse d'une cohabitation entre le Président de la République Emmanuel Macron et l'éventuel Premier ministre Jordan Bardella laisse entrevoir une cohabitation plus rugueuse, d'autant que les relations internationales sont marquées par un regain de conflictualité, notamment en Ukraine et à Gaza.
Dans ce contexte, Marine Le Pen a déclaré, le 26 juin 2024, au Télégramme : « Chef des armées, pour le Président, c’est un titre honorifique puisque c’est le Premier ministre qui tient les cordons de la bourse. (...) Sur l'Ukraine, le Président ne pourra pas envoyer de troupes ». La formulation n'est pas des plus adroites. Elle semble ignorer que la formule "Chef des armées" n'a rien d'honorifique, mais figure dans l'article 15 de la Constitution : "Le Président est le Chef des armées". Ces dispositions ne permettent cependant pas au Président de cohabitation de faire ce qu'il veut en matière de projection de troupes à l'étranger.
Les proches du Président interviennent alors en rangs serrés pour sauver le soldat Macron, et le présenter comme Commander in Chief. Ils développent deux séries d'arguments. Les uns reprennent la notion de domaine réservé, les autres imaginent une coutume constitutionnelle surgie de nulle part.
Le domaine réservé
Au risque de décevoir, on ne peut qu'observer que le domaine réservé n'existe pas. Certes, il existe des pouvoirs propres, ceux que le Président exerce sans contreseing du Premier ministre, comme par exemple le droit de dissolution...Mais le domaine réservé ne figure pas dans la constitution, et on attribue la paternité de cette notion à Jacques Chaban-Delmas. En 1959, il désignait comme "domaine réservé" certains secteurs de la politique nationale, notamment la défense et la politique extérieure. A l'époque, la cohabitation n'était même pas une hypothèse, et le Président de la République était le Général de Gaulle, auquel personne n'aurait osé contester le contrôle qu'il exerçait sur ces questions. Peu à peu, la notion de domaine réservé a toutefois évolué, au rythme de la succession des présidents, pour désigner tout domaine dans lequel le Chef de l'État s'investit particulièrement. Qu'il s'agisse de la politique extérieure pour le Général de Gaulle ou de l'urbanisme pour François Mitterrand, le domaine réservé devenait une notion à géométrie variable.
Le seul domaine dans lequel on peut défendre l'idée d'un Président puissant en matière militaire s'appuient est évidemment la dissuasion nucléaire. En l'état actuel du droit, c'est lui qui donne l'ordre d'engagement, et il appartient au chef d'état-major des armées de "faire exécuter les opérations nécessaires à la mise en œuvre des forces nucléaires". Le Premier ministre n'est toutefois pas absent de la procédure, puisqu'il "prend les mesures générales d'application", en exécution des mesures décidées en Conseil de défense. Le Président prend donc la décision, mais son exécution repose largement sur l'intervention d'autres acteurs.
En tout état de cause, il est faux de déduire du pouvoir du Président en matière de dissuasion une compétence générale et exclusive dans tout le domaine de la défense. La constitution affirme tout autre chose. Sur ce point, la notion de "domaine partagé" employée par Edouard Balladur correspond bien davantage à la réalité juridique.
Calvin & Hobbes. Bill Watterson
La constitution, toute la constitution, rien que la constitution
Le texte constitutionnel énonce, dans son article 5, que le Président de la République est "garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités". Certes, mais ce rôle s'inscrit clairement dans la fonction arbitrale dévolue au Président par ce même article 5 : "Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État". Ces dispositions sont des principes généraux qui définissent un rôle, mais les compétences, et leur partage, sont ensuite déclinées dans la constitution. Selon la formule de Michel Debré, "le Président n'a pas d'autre pouvoir que celui de solliciter un autre pouvoir".
Une observation identique peut être faite à propos de l'article 15 de la Constitution de 1958, aux termes duquel « Le Président de
la République est le chef des armées ». Sans doute, mais ces dispositions permettent surtout de fonder la compétence du Président en matière nucléaire, ainsi que la présidence du conseil de défense et de
sécurité nationale et de ses formations spécialisées comme le conseil national du renseignement. Encore doit-on observer que dans ces fonctions, le président peut "se faire suppléer par le Premier ministre". Le "chef des armées" n'a donc rien à voir avec le "Commander in Chief" américain.
La constitution confère en effet au Premier ministre une fonction essentielle en matière de défense. Dans son article 20, elle affirme que "le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation". Il dispose de l'administration et de la force armée". Elle ajoute, dans l'article 21, alinéa 2, que "Le Premier ministre (...) est responsable de la défense nationale", ce qui lui permet de "nommer aux emplois civils et militaires". Le texte constitutionnel évoque donc clairement un pouvoir partagé, et non pas une compétence exclusive du Président.
L'envoi de troupes à l'étranger
L'envoi de troupes à l'étranger constitue sans doute le meilleur exemple de cette compétence gouvernementale. A ce propos, les défenseurs de l'exclusivité du pouvoir présidentiel se livrent actuellement à un étrange tour de passe-passe, qui consiste à oublier l'article 35 alinéa 2 de la constitution, issu de la révision de 2008. Celui-ci est pourtant parfaitement clair :"Le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l'étranger, au plus tard trois jours après le début de l'intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n'est suivi d'aucun vote". La constitution donne clairement compétence au gouvernement, et non pas au président, pour envoyer des troupes à l'étranger. Il est d'ailleurs précisé que lorsque la durée de l'intervention excède quatre mois, c'est encore le gouvernement qui soumet cette prolongation à l'autorisation du parlement.
On ne voit pas quelle interprétation permettrait d'affirmer la compétence du Président de la République, alors que la constitution donne expressément compétence au gouvernement, et donc au Premier ministre. Le Conseil constitutionnel confirme cette analyse dans sa décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité du 28 novembre 2014. A l'occasion d'une déclaration d'inconstitutionnalité de dispositions interdisant aux militaires d'active d'exercer un mandat électif dans une collectivité territoriale, le Conseil déclare "qu'en application de ces dispositions (les articles 20 et 21), sans préjudice de celles de l'article 35 de la Constitution, le Gouvernement décide, sous l'autorité du Président de la République, de l'emploi de la force armée ; que l'exercice de mandats électoraux ou fonctions électives par des militaires en activité ne saurait porter atteinte à cette nécessaire libre disposition de la force armée". La "libre disposition de la force armée" est bel et bien une compétence gouvernementale.
Dans un article récent, publié par le Club des Juristes, un auteur affirme que l'article 35 de la Constitution, celui qui fait du Président le "chef des armées" énonce une norme coutumière, valide aussi bien en droit interne qu'en droit international public. On l'a compris, il s'agit, avant tout, d'affirmer qu'il ne s'agit pas d'une disposition "honorifique". Certes, mais il n'est pas utile d'inventer une coutume constitutionnelle quand la constitution prévoit déjà un dispositif cohérent, parfaitement applicable en cohabitation.
La cohabitation, on le sait, conduit à appliquer la constitution dans toute sa rigueur. Personne n'ignore que, hors cohabitation, la décision d'envoyer des troupes à l'étranger est souvent attribuée au Président de la République. Celui-ci s'en attribue la compétence, ou le mérite, et le Premier ministre n'ose guère protester. C'est ainsi que Nicolas Sarkozy a décidé l'envoi de troupes en Libye et en Côte d'Ivoire, à une époque où il présentait le Premier ministre François Fillon comme "le premier de ses collaborateurs". De même l'Opération Serval en 2013, renommée Barkhane en 2014, a été officiellement décidée par le Président François Hollande, sans que le Premier ministre y voie un inconvénient.
Certes, mais en cohabitation, on revient à la constitution. En 1999, le Premier ministre Lionel Jospin s'est ainsi opposé à l'envoi de troupes en Côte d'Ivoire après le coup d'État contre Henri Konan Bédié. L'un voulait aller secourir un régime ami, l'autre voyait dans cette intervention une ingérence caractéristique de la Françafrique.
Certes, Marine Le Pen se trompe en affirmant que le rôle du Président est purement "honorifique". En revanche, elle a raison de considérer qu'un éventuel Premier ministre du Rassemblement National pourrait parfaitement s'opposer à l'envoi de troupes en Ukraine. D'une manière générale, on ne peut que déplorer un dévoiement du débat politique, qui conduit certains à ignorer la constitution, ou à en donner une interprétation qui relève davantage de la poésie que du droit constitutionnel.
Votre conclusion est éclairante et lumineuse. Elle fait habilement la part entre le le droit stricto sensu et l'interprétation politique qui en faite au gré des circonstances du moment.
RépondreSupprimerLa France est malade de l'inflation normative qui donne souvent lieu à des dévoiements indignes d'un pays qui se présente en parangon d'état de droit. Moins de normes mais des normes plus claires pour le commun des mortels. Ce serait la meilleure chose qui pourrait contribuer à rétablir la confiance entre dirigeants et citoyens. Mais nous n'en sommes encore loin.
Patientons jusqu'au 7 juillet prochain et nous verrons bien la "majorité" qui sortira des urnes ou bien celle que Jupiter sortira de son chapeau d'illusionniste hors-pair ! En attendant, encore une fois, un immense merci pour avoir remis l'église au milieu du village en cette époque de confusion des esprits.
C'est très bien l'inflation normative et la complexité croissante du Droit. Il faut bien que les juristes vivent...
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