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mardi 6 septembre 2022

CEDH : Le joint thérapeutique n'est pas un droit


L'arrêt Thörn c. Suède rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 1er septembre 2022 écarte l'idée que la culture du cannabis et sa consommation, à des fins purement personnelles, puisse être considérée comme un droit attaché à la vie privée. Elle valide donc l'amende infligée au requérant, resté gravement handicapé après un accident intervenu en 1994. Ses souffrances se sont aggravées à partir de 2010 et les anti-douleurs habituellement prescrits par les médecins se révélaient peu efficaces dans son cas. Quant au cannabis médical, qui existe en Suède, il ne pouvait y prétendre car son usage était réservé aux patients atteints de sclérose en plaques. 

Il a donc choisi, sans aucune prescription médicale, de le cultiver lui-même, afin d'assurer sa consommation personnelle. Il déclare que ses douleurs se sont rapidement estompées, au point qu'il a pu reprendre un travail à temps plein. Mais il n'empêche que la culture du cannabis, comme sa consommation, demeurent également illicites en Suède. M. Thörn a finalement été condamné, très modestement, à une peine de quarante jours-amende, soit la somme approximative de 520 €.

Devant la CEDH, il invoque l'ingérence disproportionnée dans sa vie privée qu'entraîne sa condamnation . L'affaire est intéressante, dans la mesure où elle ne concerne pas la légalité de la production ou de la consommation du cannabis. Nul ne conteste, pas même le requérant, qu'il a commis des actions illégales en droit suédois. En revanche, il a invoqué vainement devant les juges le fait qu'il ait agi poussé par la nécessité et sans nuire à autrui. La question posée à la Cour est donc plutôt de savoir si le fait de ne pas avoir exonéré le requérant de sa responsabilité pénale emportait une ingérence disproportionnée dans sa vie privée.

 


Lucy in the Sky with Diamonds. Beatles. 1967

 

L'arrêt A.M. et A. K. c. Hongrie

 

La question avait déjà été soulevée devant la CEDH, mais la décision A.M. et A.K. c. Hongrie du 4 avril 2017 s'était traduite par une irrecevabilité. En effet, les requérants, connaissant des problèmes de santé comparables à ceux dont souffre M. Thörn, ne s'étaient pas donné la peine de discuter avec leur médecin d'un éventuel usage du cannabis thérapeutique, traitement accessible en Hongrie. Sans doute peu doués pour le jardinage, ils s'étaient bornés à acheter du cannabis sur internet. Aux yeux de la Cour, la requête était irrecevable, car les requérants ne faisaient état d'aucune opinion médicale informée sur leur éventuel besoin d'un traitement de ce type.

Observons qu'en tout état de cause, la Cour laisse aux États une très large marge d'appréciation dans ce domaine. Comme elle l'affirme dans l'arrêt Vavricka et autres c. République tchèque du 8 avril 2021, les autorités de l'État sont mieux placées que le juge européen pour ce qui est dans l'intérêt public, social ou économique de leur population. La CEDH se borne alors à s'assurer que les choix qui sont faits ne sont pas dépourvus de fondement raisonnable. En l'espèce, la CEDH observe qu'il n'existe pas de réel consensus européen sur cette question, consensus qui aurait pu réduire quelque peu cette marge d'autonomie des États.

 

L'exonération de responsabilité pénale et la vie privée

 

Il n'est pas contesté que l'amende infligée à M. Thörn était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, c'est-à-dire la protection de la santé publique. La question essentielle était donc de savoir si l'ingérence dans la vie privée de M. Thörn était "nécessaire dans une société démocratique". Comme il a été rappelé, les juges suédois n'ont pas cherché si l'interdiction du cannabis emportait une atteinte excessive dans la vie privée du requérant, mais se sont limités à rechercher si le refus d'exonération de responsabilité pénale ou de dispense de peine qui lui a été opposé emportait, lui, une telle atteinte.

En l'espèce, la Cour observe que les juges suédois, et notamment la Cour Suprême, se sont efforcés de trouver un équilibre entre d'une part la situation personnelle du requérant et d'autre part la rigueur de la règle pénale dont il ne pouvait ignorer l'existence et dont l'État doit assurer l'effectivité. Au demeurant, la CEDH observe que l'affaire ne concerne pas le domaine éthique du refus d'un traitement médical ou du choix d'un traitement alternatif. Ces questions sont en effet particulièrement attachées au libre arbitre et à la liberté individuelle, comme le rappelle l'arrêt Témoins de Jéhovah de Moscou et autres c. Russie du 10 juin 2010. En l'espèce, l'affaire porte sur le non-respect des interdictions de la culture et de la consommation de produits stupéfiants.  Le libre-arbitre cède alors logiquement devant la contrainte de la loi pénale.

On pourrait penser que l'arrêt Thörn est une pure décision d'espèce, témoignant de la large autonomie des États dans ce domaine. Ne s'agit-il pas, finalement, de considérer que la souffrance du requérant excuse, au moins en partie, la légèreté avec laquelle il traite la norme pénale ? 

C'est vrai, mais la décision peut aussi être lue à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne Kanavape du 22 août 1990. Elle considère que, en l'état des connaissances scientifiques, le cannabis à visée thérapeutique, CBD, n'est pas un produit stupéfiant. Elle en tire pour conséquence que le principe de libre circulation est applicable à ce produit un peu particulier. Appliquant cette jurisprudence, la Cour de cassation a donc considéré, dans un arrêt du 23 juin 2021, que le CBD pouvait être vendu en France s'il était légalement produit dans un autre État de l'Union européenne. Ensuite, un  arrêté du 30 décembre 2021 a accepté de considérer que le CBD pouvait être cultivé et vendu dans notre pays.  Il est vrai que M. Thörn préférait le petit joint "à l'ancienne" plutôt que le CBD, mais l'ensemble de cette évolution juridique tend tout de même à banaliser l'usage du cannabis, dès lors qu'il devient possible d'invoquer une finalité thérapeutique.

 


1 commentaire:

  1. Outre que l'on peut le tordre dans tous les sens surtout sur un sujet aussi sensible que l'usage des stupéfiants, le droit peut jouer un rôle, mais ne peut pas tout régler les problèmes sociétaux comme le souligne le juriste international Philippe Sands. Qu'on se le dise dans les chaumières de France et de Navarre !

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