Comment chaque année durant les vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à
retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre
le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les
crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire
ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les
courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de
susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité,
et de donner envie de lire la suite.
Les
choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de
toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté
Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de
diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de
publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
LE MANNEQUIN D'OSIER
CHAPITRE XVII
M. Mazure, archiviste, qui
avait enfin reçu les palmes académiques, regardait le gouvernement avec
une indulgente douceur. Comme il lui était nécessaire de s’irriter, il
tournait désormais sa colère contre les cléricaux, et dénonçait la
conspiration des évêques. Ayant rencontré, un matin, M. Bergeret sur la place Saint-Exupère, il l’avertit du péril clérical.
— N’ayant pu, dit-il, renverser la République, les curés veulent s’en emparer.
— C’est l’ambition de tous les partis, répondit M. Bergeret,
et l’effet naturel de nos institutions démocratiques, car la démocratie
consiste précisément dans la lutte des partis, puisque le peuple est
lui-même divisé de sentiments et d’intérêts.
— Mais, reprit M. Mazure, ce qui n’est pas tolérable, c’est que les cléricaux prennent le masque de la liberté pour tromper les électeurs.
À quoi M. Bergeret répliqua :
— Tous les partis qui se trouvent exclus du gouvernement
réclament la liberté parce qu’elle fortifie l’opposition et affaiblit le
pouvoir. Pour cette même raison, le parti qui gouverne retranche autant
qu’il peut sur la liberté. Et il fait, au nom du peuple souverain, les
lois les plus tyranniques. Car il n’y a point de charte qui garantisse
la liberté contre les entreprises de la souveraineté nationale. Le
despotisme démocratique n’a point de bornes en théorie. Dans le fait et à
ne considérer que le temps présent, je reconnais qu’il est médiocre. On nous a donné « les lois scélérates ». Mais on ne les applique pas.
— Monsieur Bergeret, dit l’archiviste, voulez-vous écouter un bon
conseil ? Vous êtes républicain ; ne tirez pas sur vos amis. Si nous
n’y prenons garde, nous retomberons sous le gouvernement des curés. La
réaction fait des progrès effrayants. Les blancs sont toujours les
blancs ; les bleus sont toujours les bleus, comme disait Napoléon. Vous
êtes un bleu, monsieur Bergeret. Le parti clérical ne vous pardonne pas
d’avoir appelé Jeanne d’Arc une mascotte. (Moi-même j’ai grand’peine à
vous en excuser, car Jeanne d’Arc et Danton sont mes deux idoles.) Vous
êtes libre-penseur. Défendez avec nous la société civile !
Unissons-nous ! La concentration nous donnera seule la force de vaincre.
Il y a un intérêt supérieur à combattre le cléricalisme.
— Je vois surtout à cela un intérêt de parti, répondit M. Bergeret.
Et, s’il me fallait mettre d’un parti, c’est dans le vôtre forcément
que je me rangerais, puisque c’est le seul que je pourrais servir sans
trop d’hypocrisie. Mais, par bonheur, je n’en suis pas réduit à cette
extrémité, et ne suis nullement tenté de me rogner l’esprit pour entrer
dans un compartiment politique. À vrai dire, je demeure indifférent à
vos disputes, parce que j’en sens l’inanité. Ce qui vous distingue des
cléricaux est assez peu de chose au fond. Ils vous succéderaient au
pouvoir que la condition des personnes n’en serait pas changée. Et c’est
la condition des personnes qui seule importe dans l’État. Les opinions
ne sont que des jeux de mots. Vous n’êtes séparés des cléricaux que par
des opinions. Vous n’avez pas une morale à opposer à leur morale, pour
cette raison qu’il ne coexiste point en France d’un côté une morale
religieuse et de l’autre côté une morale civile. Ceux qui voient les choses de la sorte sont trompés par les apparences. Je vais vous le faire entendre en peu de mots.
» Il y a, dans chaque temps, des habitudes de vie qui déterminent
une manière de penser commune à tous les hommes. Nos idées morales ne
sont pas le produit de la réflexion, mais la suite de l’usage. Comme à
l’adoption de ces idées sont attachées des notes d’honneur et à leur
répudiation des notes d’infamie, personne n’ose les remuer ouvertement.
Elles sont admises sans examen par la communauté tout entière,
indépendamment des croyances religieuses et des opinions philosophiques,
et elles ne sont pas plus fortement soutenues par ceux qui
s’astreignent à les mettre en pratique que par ceux qui n’y conforment
pas leurs actes. L’origine de ces idées est seule en discussion. Tandis
que les esprits qui se disent libres croient retrouver dans la nature
les règles de leur conduite, les âmes pieuses tirent
de la religion les règles de la leur, et ces règles se trouvent être
les mêmes, à peu de chose près, non parce qu’elles sont universelles, à
la fois divines et naturelles, comme on se plaît à le dire, mais, au
contraire, parce qu’elles sont propres au temps et au lieu, tirées des
mêmes habitudes, déduites des mêmes préjugés. Chaque époque a sa morale
dominante, qui ne résulte ni de la religion ni de la philosophie, mais
de l’habitude, seule force capable de réunir les hommes dans un même
sentiment, car tout ce qui est sujet au raisonnement les divise ; et
l’humanité ne subsiste qu’à la condition de ne point réfléchir sur ce
qui est essentiel à son existence. La morale domine les croyances, qui
sont sujettes à dispute, tandis qu’elle n’est jamais examinée.
» Et précisément parce que la morale est la somme des préjugés de
la communauté, il ne saurait exister deux morales rivales en un même
temps et dans un même lieu. Je pourrais
illustrer cette vérité d’un grand nombre d’exemples. Mais il n’en est
pas de plus significatif que celui de l’empereur Julien dont j’ai
naguère quelque peu pratiqué les ouvrages. Julien, qui, d’un cœur si
ferme et d’une si grande âme, combattit pour ses dieux, Julien,
l’adorateur du soleil, professait toutes les idées morales des
chrétiens. Comme eux, il méprisait les plaisirs de la chair, vantait
l’efficacité du jeûne qui met l’homme en communication avec la divinité.
Comme eux, il soutenait la doctrine de l’expiation, croyait en la
souffrance qui purifie, se faisait initier à des mystères qui
répondaient, aussi bien que ceux des chrétiens, à un vif désir de
pureté, de renoncement et d’amour divin. Enfin son néo-paganisme
ressemblait moralement comme un frère au jeune christianisme. Quoi de
surprenant à cela ? Les deux cultes étaient deux enfants jumeaux de Rome
et de l’Orient. Ils répondaient tous deux aux mêmes habitudes
humaines, aux mêmes instincts profonds du monde asiatique et latin.
Leurs âmes étaient pareilles. Mais par le nom et le langage ils se
distinguaient l’un de l’autre. Cette différence suffit à les rendre
mortellement ennemis. Les hommes le plus souvent se querellent pour des
mots. C’est pour des mots qu’ils tuent et se font tuer le plus
volontiers. Les historiens se demandent avec anxiété ce qu’il serait
advenu de la civilisation si, remportant une victoire méritée par sa
constance et sa modération, l’empereur philosophe avait vaincu le
Galiléen. Ce n’est pas un jeu facile que de refaire l’histoire.
Toutefois il apparaît assez clairement que, dans ce cas, le polythéisme,
qui déjà au temps de Julien était ramené à une sorte de monothéisme,
aurait subi par la suite les habitudes nouvelles des âmes et pris assez
exactement cette même figure morale qu’on voit au christianisme.
Regardez les grands révolutionnaires et dites s’il en
est un seul qui se montra quelque peu original en morale. Robespierre
eut toujours sur la vertu les idées des prêtres d’Arras qui l’avaient
instruit.
» Vous êtes libre-penseur, monsieur Mazure, et vous pensez que
l’homme doit rechercher sur cette planète la plus grande somme de
bonheur. Monsieur de Terremondre, qui est catholique, professe que nous
sommes ici-bas, dans un lieu d’expiation, pour acquérir, par la
souffrance, la vie éternelle ; et, malgré la contradiction de vos
principes, vous avez l’un et l’autre à peu près la même morale, parce
que la morale est indépendante des principes.
— Vous vous moquez du monde, dit M. Mazure,
et vous me donnez envie de jurer comme un marchand de fourneaux. Les
idées religieuses, quand le diable y serait, entrent pour une quantité
qui n’est pas négligeable dans la formation des idées morales. Je puis
donc dire qu’il y a une morale chrétienne et que je la réprouve.
— Mais, cher monsieur, répondit doucement le maître de
conférences, il y a autant de morales chrétiennes que le christianisme a
traversé d’âges et pénétré de contrées. Les religions, comme des
caméléons, se colorent des teintes du sol qu’elles parcourent. La
morale, unique pour chaque génération, dont elle fait seule l’unité,
change sans cesse avec les usages et les coutumes dont elle est la
représentation frappante et comme le reflet agrandi sur le mur. En sorte
que la morale de ces catholiques actuels qui vous offusquent, ressemble
beaucoup à la vôtre et diffère au contraire excessivement de celle d’un
catholique du temps de la Ligue. Je ne parle pas des chrétiens des âges
apostoliques, qui, vus de près par monsieur de Terremondre, lui
sembleraient des êtres bien extraordinaires. Soyez juste et judicieux,
s’il est possible : En
quoi votre morale de libre-penseur diffère-t-elle essentiellement, je
vous prie, de la morale de ces bonnes gens d’aujourd’hui qui vont à la
messe ? Ils professent la doctrine de l’expiation, fondement de leur
croyance, mais ils s’indignent aussi fort que vous quand cette doctrine
leur est présentée d’une manière frappante par leurs propres prêtres.
Ils croient que la souffrance est bonne et qu’elle plaît à Dieu. Les
voyez-vous s’asseoir sur des clous ? Vous avez proclamé la liberté des
cultes. Ils épousent des juives et ne font pas brûler leur beau-père.
Quelles idées avez-vous qu’ils n’aient pas sur l’union des sexes, sur la
famille, sur le mariage, à cela près que vous permettez le divorce sans
toutefois le recommander ? Ils croient qu’on se damne à désirer une
femme. Les leurs sont-elles moins décolletées que les vôtres dans les
dîners et les soirées ? Ont-elles des robes qui font moins voir comment
elles sont faites ? Et leur souvient-il de ce que Tertullien
a dit de l’habit des veuves ? Sont-elles voilées et cachent-elles leur
chevelure ? Ne vous arrangez-vous point de leurs façons ? Demandez-vous
qu’elles aillent nues parce que vous ne croyez pas qu’Ève se couvrit
d’une branche de figuier sous la malédiction d’Iaveh ? Quelles idées
opposez-vous à leurs idées sur la patrie, qu’ils vous exhortent à servir
et à défendre, tout comme si la leur n’était pas dans le ciel ? sur
l’obligation du service militaire à laquelle ils se soumettent, à la
réserve d’un seul point de discipline ecclésiastique, qu’en fait ils
abandonnent ? sur la guerre qu’ils iront faire à vos côtés, dès que vous
voudrez, bien que leur Dieu leur ait dit : « Tu ne tueras point. »
Êtes-vous libertaire et internationaliste, pour vous séparer d’eux en
ces endroits importants de la vie ? Qu’apportez-vous qui vous soit
propre ? Il n’y a pas jusqu’au duel qui, pour son élégance, ne soit dans
leurs mœurs et dans les vôtres, bien qu’il ne soit ni dans leurs
principes, puisque leurs prêtres et leurs rois l’ont interdit, ni dans
vos principes, car il suppose l’incroyable intervention de Dieu dans nos
querelles. N’avez-vous point la même morale relativement à
l’organisation du travail, à la propriété privée, au capital, à toute
l’économie de la société actuelle dont vous supportez les uns et les
autres avec une égale patience les injustices, quand vous n’en souffrez
point ? Il faudrait que vous fussiez socialiste pour qu’il en allât
autrement. Et quand vous le serez, sans doute ils le seront aussi. Les
inégalités qui subsistent de l’ancien régime, vous les tolérez chaque
fois qu’elles sont en votre faveur. Et vos adversaires de façade et
d’apparence acceptent de leur côté les effets de la Révolution s’il
s’agit de recueillir une fortune provenant de quelque vieil acquéreur de
biens nationaux. Ils sont concordataires ; vous l’êtes aussi, et la
religion même vous unit.
» Leur foi détermine si peu leurs sentiments qu’ils sont aussi
attachés que vous à cette vie qu’ils devraient mépriser et à leurs biens
qui font obstacle à leur salut. Ayant à peu près vos mœurs, ils ont à
peu près votre morale. Vous les chicanez sur des points qui
n’intéressent que les politiciens et qui ne touchent point la société,
justement indifférente entre eux et vous. Fidèles aux mêmes traditions,
soumis aux mêmes préjugés, plongés dans les mêmes ténèbres, vous vous
entre-dévorez comme des crabes dans un panier. Quand on voit vos combats
de rats et de grenouilles, on n’a pas le zèle des laïcisations.