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samedi 30 juillet 2022

Les contrôles aux frontières dans l'espace Schengen


Dans l'arrêt Gisti et autres du 27 juillet 2022, le Conseil d'État confirme la légalité de la décision des autorités françaises prolongeant de six mois le contrôle aux frontières intérieures. Il était saisi par différentes associations de soutien aux migrants qui contestent la prorogation régulière de ces contrôles depuis 2015, voyant dans cette mesure une atteinte au principe de libre circulation, socle du système Schengen. Bien entendu, l'ensemble des associations de soutien aux migrants s'élève contre cette décision, considérée comme un refus d'appliquer la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE).

Mais l'analyse est un peu simpliste, et tout le problème juridique réside dans l'interprétation des textes. Que disent-ils ? 

 

Le code frontières Schengen

 

Le règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 est appelé "code frontières Schengen" et définit des règles européennes relatives au régime de franchissement des frontières par les personnes. S'il repose sur le principe de libre circulation, ses articles 25 à 27 prévoient cependant une sorte de système de sauvegarde autorisant les États à procéder à une "réintroduction temporaire" du contrôle aux frontières intérieures. Cette réintroduction ne peut être décidée qu'"en dernier recours", dans l'hypothèse d'une "menace pour l'ordre public ou la sécurité intérieure". Le contrôle est alors mis en oeuvre pour une durée de six mois, et de deux ans en cas de circonstances exceptionnelles. Sur le plan procédural, l'État procède à une notification auprès des États membres et de la Commission. Cette dernière peut ensuite émettre un "avis" sur cette décision, mais il ne s'agit que d'un avis consultatif. 

En l'espèce, les autorités françaises ont mis en oeuvre cette procédure en novembre 2015, justifiée par les attentats qui venaient de se produire à Paris, et par la nécessité de garantir la sécurité de la Cop 21. Par la suite, les contrôles aux frontières ont été maintenus, dans des conditions parfois très particulières puisque la pandémie de Covid-19 a rendu nécessaire la fermeture totale des frontières pour des périodes relativement longues. 

Quoi qu'il en soit, la décision contestée devant le Conseil d'État est la dernière en date, celle notifiant le rétablissement du contrôle aux frontières françaises, du 31 mai au 1er octobre 2022. Aux yeux des requérants, son illégalité repose sur sa non-conformité à la jurisprudence de la CJUE.

 

Astérix chez les Helvètes. R. Goscinny et A. Uderzo. 1970
 

 

La jurisprudence européenne


Tout récemment, le 26 avril 2022, la CJUE a en effet rendu une décision NW c/ Landespolizeidirektion Steiermark et Bezirkshauptmannschaft Leibnitz. Saisie d'une question préjudicielle, elle s'est prononcée sur la réglementation autrichienne prévoyant plusieurs périodes successives de contrôles aux frontières, aboutissant à un dépassement de la durée maximum de six mois prévue à l'article 25 du "code frontières Schengen". En l'espèce, la CJUE a considéré qu'un État membre de l'espace Schengen ne pouvait réintroduire les contrôles, en cas de menace avérée, que pour une durée de six mois. La prorogation n'est pas impossible, à la condition qu'elle soit imposée par une nouvelle menace, distincte de la précédente. Pour les associations requérantes, la France ne fait pas état d'une nouvelle menace, et viole donc la jurisprudence européenne.

 

L'interprétation du Conseil d'État

 

Mais le Conseil d'État se livre à une analyse bien différente. Il observe que la notification française dresse une liste très complète des menaces pesant sur le pays. Sont ainsi mentionnées les "menaces liées au risque terroriste, à la pandémie de covid-19, aux mouvements secondaires de migrants et aux risques générés par le conflit ukrainien sur le territoire français en matière de criminalité organisée et de trafic d'êtres humains, cette dernière menace étant nouvelle par sa nature". Est également développé le risque accru de retour de terroristes en provenance d'Irak ou de Syrie, en particulier depuis l'attaque de la prison d'Hassaké de janvier 2022, qui à provoqué la fuite de centaines de terroristes. De la même manière, la menace épidémique est renouvelée par l'apparition de nouveaux variants du Covid-19, caractérisés par leur forte contagiosité.

Le Conseil d'État examine avec soin chacune de ces menaces. S'il note que les mouvements migratoires ne constituent pas, en tant que tels, une menace nouvelle, il n'en est pas de même des conséquence du conflit ukrainien, des nouveaux variants du Covid ou de la circulation accrue des personnes susceptibles de commettre des actes terroristes. Il en déduit donc que des menaces nouvelles existent bel et bien, et que la décision de proroger les contrôles aux frontières est parfaitement licite.

En tout état de cause, le juge français refuse de considérer qu'il prend une décision contraire à la jurisprudence européenne. Au contraire, il se réfère au texte même de l'arrêt de la CJUE, qui déclare " que doit être appréciée la question de savoir si (...) la menace demeure la même ou bien s'il s'agit d'une nouvelle menace permettant à l'Etat membre de poursuivre (...) les contrôles aux frontières intérieures de manière à ainsi faire face à cette nouvelle menace ". Le Conseil d'État se livre donc à cette appréciation, conformément à la jurisprudence européenne.

Ce n'est donc pas tant le Conseil d'État qui refuse d'appliquer la jurisprudence européenne que la CJUE elle-même qui offre aux États membres une sorte d'échappatoire, une possibilité de proroger relativement facilement les contrôles aux frontières. La France, comme d'autres État, était d'ailleurs intervenue dans l'affaire autrichienne pour faire valoir sa position. Il ne fait guère de doute que bon nombre d'États européens n'apprécieraient pas une ingérence de la CJUE dans un domaine, leurs frontières, qu'ils considèrent comme relevant de leur souveraineté. Cette exigence est d'ailleurs confortée politiquement par l'incapacité de l'Union de prendre une position commune dans ce domaine lors de la crise du Covid. Elle est aussi confortée juridiquement par le règlement qui ne donne à la Commission qu'une compétence consultative face à une telle décision. Dans ces conditions, la CJUE n'a pas vraiment intérêt à engager une conflit ouvert avec les États.




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