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samedi 25 juin 2022

Arrêt Rouillan c. France : Le contrôle de proportionnalité acrobatique


La Cour européenne des droits de l'homme n'est décidément pas à la recherche de la popularité et l'arrêt Rouillan c. France rendu le 23 juin 2022 en témoigne.  

 

Les propos de J. M. Rouillan

 

Le requérant, Jean-Marc Rouillan, ancien membre d'Action Directe, a été condamné en 1989 à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d'une peine de sûreté de dix-huit ans pour avoir participé aux assassinats de l'Ingénieur général de l'armement René Audran en 1985 et du PDG de Renault Georges Besse. Après avoir passé vingt-cinq ans en prison, le juge d'application des peines lui accorde une libération conditionnelle en 2012. En février 2016, soit trois mois après les attentats terroristes de novembre 2015 à Paris, Jean-Marc Rouillan accorde une interview au magazine "Le Ravi" diffusé dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur Il y déclare :

« En même temps non, mais j’en ai marre des poncifs anti-terroristes qui développent, des lâches attentats qui se développent, non moi j’en ai marre. Moi je les ai trouvés très courageux, ils se sont battus courageusement ils se battent dans les rues de Paris, ils savent qu’il y a deux ou trois mille flics autour d’eux. Souvent ils préparent même pas leur sortie parce qu’ils pensent qu’ils vont être tués avant d’avoir fini l’opération. On voit que quand ils arrivent à finir une action ils restent les bras ballants en disant merde on a survécu à cela. Mais les frères Kouachi quand ils étaient dans l’imprimerie, ils se sont battus jusqu’à leur dernière balle. Bon bah voilà, on peut dire on est absolument contre leur idée réactionnaire, On peut aller parler de plein de choses contre eux et dire c’était idiot de faire ça de faire ci. Mais pas dire que c’est des gamins qui sont lâches. »

 

Complicité d'apologie du terrorisme

 

Jean-Marc Rouillan est d'abord condamné pour complicité d'apologie publique d'un acte de terrorisme, délit alors réprimé par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. C'est en effet seulement avec la loi du 13 novembre 2014 que ce délit sera transféré dans l'article 421-2-5 du code pénal, sans que ses dispositions soient modifiées. La peine finalement prononcée contre Rouillan est de dix-huit mois d'emprisonnement, dont dix de sursis probatoire. Saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel déclare l'article 421-2-5 du code pénal conforme à la constitution, dans une décision du 18 mai 2018. La chambre criminelle de la Cour de cassation rejette ensuite logiquement le pourvoi du requérant, dans un arrêt du 27 février 2018. Ayant ainsi épuisé les voies de recours internes, il se tourne alors vers la CEDH, voyant dans cette condamnation une atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Nul ne conteste en l'espèce que la condamnation de Rouillan emporte une ingérence dans sa liberté d'expression, mais les autorités françaises estiment qu'elle est conforme aux conditions posées par le paragraphe 2 de l'article 10. En d'autres termes, l'ingérence est prévue par la loi, poursuit un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique.

Les deux premières conditions sont aisément remplies. Le délit d'apologie figure bien dans la loi, d'abord celle sur la presse du 29 juillet 1881, ensuite l'article 421-2-5 du code pénal qui a valeur législative. De même, les nécessités de la lutte contre le terrorisme constituent un but légitime justifiant que son apologie soit pénalement réprimée.

 


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Un contrôle de proportionnalité acrobatique

 

Reste évidemment la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique, condition qui conduit la Cour à exercer un contrôle de proportionnalité quelque peu acrobatique. D'une manière générale, la Cour considère que la marge d'appréciation des États pour réduire la liberté d'expression dans le domaine des propos politiques est relativement faible, principe affirmé dans la décision Wingrove c. Royaume-Uni du 25 novembre 1996. Dans l'arrêt Sürek c. Turquie du 8 juillet 1999, la Grande Chambre déclare cependant : "Là où les propos litigieux incitent à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’Etat ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression". L'apologie de la violence autorise ainsi aux États des ingérences plus grandes dans la liberté d'expression.

Mais en l'espèce, la CEDH estime que l'ingérence était excessive, et il faut bien reconnaître que la motivation de la décision n'est ni éclairante, ni convaincante. 

La rédaction même de l'arrêt surprend. La Cour commence par reconnaître que les propos tenus par Jean Marc Rouillan "véhiculaient une image positive des auteurs d’attentats terroristes" et que leur diffusion "était susceptible de toucher un large public". Elle en déduit qu'ils ont pu être considérés comme une "incitation indirecte" à la violence terrorisme, observation un peu surprenante si l'on considère que le requérant a été condamné non pas pour incitation au terrorisme mais pour complicité d'apologie, incrimination différente. Quoi qu'il en soit, la Cour en déduit qu'elle ne voit "aucun motif sérieux de s’écarter de l’appréciation retenue par les juridictions internes s’agissant du principe de la sanction". 

Ce n'est pourtant pas la sanction qui constitue une ingérence excessive dans la liberté d'expression de Rouillan, mais la lourdeur de la peine. La CEDH condamne sur ce point les autorités françaises, sur la base d'un raisonnement empreint d'imperatoria brevitas.

 

Imperatoria Brevitas

 

La Cour affirme, se référant à son arrêt Otegi Mondragon c. Espagne du 15 mars 2011, qu'une  peine de prison infligée dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment en cas de diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence. Mais elle ne va pas jusqu'à déclarer qu'une peine de prison est nécessairement excessive lorsqu'elle réprime l'usage de la liberté d'expression. Ce serait aller à l'encontre de la décision rendue par le Conseil constitutionnel français le 18 mai 2018. Certes, mais, dans ce cas, la Cour aurait dû expliquer pourquoi la sanction des propos de Jean-Marc Rouillan ne s'inscrivaient pas dans des circonstances exceptionnelles, alors qu'ils ont été prononcés trois mois de très graves attentats terroristes. De même, aurait-il été judicieux d'expliquer dans quelle mesure le fait de louer les frères Kouachi que "se sont battus jusqu'à la dernière balle" ne doit pas être analysé comme un discours de haine. Hélas, on ne trouve aucune mention de ces questions dans la décision.

La CEDH mentionne que Jean-Marc Rouillan a été condamné à une peine de prison, et fait observer que cette peine a été aggravée par la Cour d'appel. Mais cette peine d'emprisonnement est, en réalité, une fiction juridique. Sur les dix-huit mois d'emprisonnement, dix sont accompagnés du sursis et les six mois restants ont été accomplis sous bracelet électronique. Cette circonstance est seulement mentionnée, sans que la Cour semble lui accorder un quelconque intérêt. Est-ce à dire que la Cour ne distingue pas entre une peine de prison et une peine assortie du sursis ? Là encore, quelques éclaircissements auraient été utiles.

 

Enfin, et c'est sans doute le plus important, la Cour ne fait aucun lien entre la gravité de la sanction et le fait que Jean-Marc Rouillan a tenu les propos litigieux alors qu'il faisait l'objet d'une mesure de libération conditionnelle. Or cette mesure était assortie de plusieurs obligations, notamment celle de s’abstenir de diffuser tout ouvrage ou œuvre audiovisuelle dont il serait l’auteur ou le co-auteur et qui porterait en tout ou partie sur l’infraction commise, et s’abstenir également de toute intervention publique relative à cette infraction. Certes, Rouillan n'a pas directement mentionné les faits dont il était l'auteur, mais il faut bien reconnaître que c'est parce qu'il était lui-même un ancien terroriste qu'il a été sollicité pour cette malheureuse interview. Si la Cour mentionne cet élément dans le rappel de la procédure qui a été diligentée contre Rouillan, elle se garde bien de s'interroger sur le point de savoir si les juges français n'étaient pas fondés à prononcer une peine plus lourde, dans l'hypothèse où le condamné était en libération conditionnelle au moment des faits. Ce point n'est même pas évoqué dans le contrôle de proportionnalité.


L'arrêt Rouillan c. France témoigne ainsi d'une tendance de la CEDH à rendre des décisions de plus en plus longues, et de moins en moins motivées. Le lecteur se voit infliger de longs rappels sur la procédure suivie, sur le droit international même s'il n'a qu'un lointain rapport avec le sujet, des multitudes de décisions antérieures qui ne permettent guère d'éclairer le débat. Tout cela s'achève par un contrôle de proportionnalité réalisé en quelques lignes qui ne mentionnent même pas des points essentiels du débat juridique. 

 

La protection des libertés mérite mieux, et la CEDH se livre ainsi à une pratique dangereuse, au moment précis où le Royaume-Uni déclare vouloir adopter un nouveau Bill of Rights conférant aux juges britanniques le monopole de l'interprétation de la Convention, certains parlementaires souhaitant même la sortie pure et simple du dispositif européen.  Si la France n'en est pas là, elle a aussi ses eurosceptiques et ils sont même de plus en plus nombreux au parlement. Les détracteurs de la juridiction européenne sont encore discrets, mais rien ne dit qu'ils le resteront. Quoi qu'il en soit, si la Cour a envie de donner de l'eau au moulin souverainiste, elle n'a qu'à continuer sur ce chemin.


 

1 commentaire:

  1. Bel exemple de justice impressionniste, pour ne pas dire pifométrique pour laquelle l'opportunité l'emporte sur l'interprétation stricte de la norme...

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