La 1ère chambre civile de la Cour de cassation a rendu deux décisions le 11 mai 2022 écartant deux actions en diffamation engagées par des hommes qui avaient été accusés d'atteintes sexuelles dans le cadre du mouvement #MeToo ou #Balancetonporc. L'une avait été initiée par M. P. J., aujourd'hui âgé de quatre-vingt-six ans, contre Mme A.F.. Celle-ci, elle-même fille de ministre, avait accusé, en octobre 2017 un «ancien ministre de Mitterrand» de s'être livré à des agressions sexuelles lors d'une soirée à l'Opéra. L'autre action avait été engagée par M. E. B., ancien responsable de la chaîne Equidia, contre la journaliste S. M., celle-là même qui avait lancé le hashtag #Balancetonporc. Pour illustrer sa démarche dénonciatrice, elle avait alors diffusé un tweet qu'elle avait reçu de M. E. B., à l'évidence d'un goût exquis : "«Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit". En première instance, devant la 17è chambre du tribunal de Paris, les deux femmes avaient été condamnées pour diffamation, les juges ayant considéré que les faits n'étaient pas clairement établis.
Deux décisions d'espèce
La Cour de cassation confirme les deux décisions de la Cour d'appel qui avaient annulé les jugements de première instance et écarté le caractère diffamatoire des dénonciations rendues publiques par les deux femmes. Ces décisions consacrent-elles pour autant une liberté d'expression totale en faveur des femmes dénonçant des violences sexuelles sur internet ? Certains commentateurs l'ont pensé et ont salué une sorte de reconnaissance judiciaire des mouvements #MeToo et #Balancetonporc.
La portée de ces décisions est cependant plus modeste et l'on observe d'emblée que la Cour n'a pas entendu leur assurer une large diffusion. Au contraire, aucun communiqué de presse n'a été publié. Autant dire qu'il s'agit de décisions d'espèce, d'autant qu'elles sont rendues sur conclusions contraires de l'avocat général. Elles donnent toutefois des éclaircissement utiles sur la diffamation.
La définition de la diffamation
Il convient de revenir à la définition de la diffamation, telle qu'elle figure dans l'article 29 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 : "Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé". Quatre éléments de définition peuvent donc être distingués. D'abord, le caractère public des propos tenus, ce qui, en l'espèce, n'est guère contestable : l'une des deux femmes s'est exprimée sur un blog, l'autre sur Twitter. Le deuxième critère impose la mention de faits précis et là encore, les attouchements durant la représentation de l'Or du Rhin et le message salace s'analysent comme des faits précis. Les troisième et quatrième éléments ne se heurtent pas non plus à de sérieuses difficultés, les deux hommes étant parfaitement identifiables, et la dénonciation dont ils ont fait l'objet portant évidemment atteinte à l'honneur et à la considération.
Piggies. Beatles. 1968
La bonne foi
Les personnes poursuivies pour diffamation disposent de deux moyens de défense, l'exception de vérité et la bonne foi. La Cour de cassation estime que les deux femmes peuvent difficilement s'appuyer sur l'exception de vérité, car elles se heurtent à une difficulté de preuve. Les faits relatés sont anciens et aucune des deux victimes n'a porté plainte. Certes, mais la Cour aurait tout aussi bien pu dissocier les deux affaires sur ce point. S'il ne fait guère de doute que la preuve des faits se révèle délicate dans le cas de l'ancien ministre, ne serait-ce qu'en raison des failles dans les souvenirs de l'intéressée, la preuve des faits ne pose guère de problème dans le cas d'E. B. Il a lui-même reconnu avoir envoyé le tweet dénoncé. L'exception de vérité aurait donc sans doute pu être utilisée par la destinataire du message.
Quoi qu'il en soit, la Cour décide d'appliquer le même raisonnement aux deux affaires et de s'appuyer sur la bonne foi. Elle exige que l'auteur du propos ait poursuivi un but légitime, en l'espèce l'information du public et la volonté de diffuser la parole des femmes, qu'il ait été convaincu de l'exactitude des faits, et enfin qu'il ait fait preuve de modération et d'objectivité.
Dans l'affaire E. B., la modération du propos pourrait largement être débattue. L'association du nom de l'intéressé avec le hashtag #Balancetonporc conduisait en effet à le traiter comme un parfait spécimen de la race porcine, ce qui est parfaitement compréhensible, mais pas précisément modéré. La Cour de cassation observe cependant que l'intéressé avait déjà admis, sur Facebook, avoir tenu ces propos, ce qui leur conférait une base factuelle suffisante. Certes, mais la modération reste une question non résolue.
Quant à P. J., il ne fait pas de doute que le propos de la dénonciatrice est moins violent, car elle se borne à rappeler les faits. Mais précisément, la Cour observe que les souvenirs de l'intéressée comportent de nombreuses erreurs factuelles. Contrairement à ce qu'elle affirme, l'Or du Rhin ne montre pas la "mort des Dieux" et est joué à l'Opéra sans entracte, peut-être pour que les spectateurs ne soient pas tentés de fuir. Mais la Cour reconnaît que la mémoire peut-être infidèle, plus de sept années après les faits.
Le débat d'intérêt général
S'écartant de ce terrain mouvant, la Cour de cassation se fonde finalement sur la notion de "débat d'intérêt général" issue de la jurisprudence de la Cour européenne de sauvegarde des droits de l'homme et largement reprise par les juridictions internes. Elle affirme en effet que les dénonciations effectuées dans le cadre de #Balancetonporc relèvent du débat d'intérêt général, et que ce seul élément suffit à démontrer la bonne foi des accusatrices.
Déjà, dans une décision du 11 décembre 2018, la chambre criminelle avait considéré comme relevant du débat d'intérêt général les paroles de la chanson "Nique la France" chantée par le groupe de rap ZAP. Les "Français de souche" y étaient traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger" etc. Mais l'injure raciale a pourtant été écartée car la suite de la chanson montrait qu'elle s'inscrivait dans le débat d'intérêt général : "Le racisme est dans vos murs et dans vos livres scolaires, dans vos souv'nirs, dans votre histoire, dont vous êtes si fiers. Omniprésent, il est banal et ordinaire, il est dans vos mémoires et impossible de s'en défaire". Pour les juges, les propos tenus "pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés", entendaient dénoncer le racisme dans la société. A ce titre, ils s'intégraient dans un débat d'intérêt général. Il en est de même d'un dessin publié par Charlie-Hebdo , particulièrement insultant à l'égard d'une candidate à l'élection présidentielle, mais dont la Cour de cassation considère dans un arrêt du 25 octobre 2019 qu'il s'intègre dans la campagne électorale et dans le débat d'intérêt général.
Le débat d'intérêt général apparaît ainsi comme une sorte de couteau suisse du contrôle juridictionnel qui permet de faire prévaloir la liberté d'expression, quand le juge en a besoin.
On pourrait objecter que cette jurisprudence porte sur l'injure et non sur la diffamation. Mais précisément, cette référence au débat d'intérêt général a pour conséquence de rapprocher le régime juridique de la diffamation de celui de l'injure. Celui-ci, rappelons-le, n'exige pas une référence à des faits précis, et les décisions du 11 mai 2022, portant pourtant sur deux actions en diffamation, ne s'intéressent guère à la précision des faits, pourvu qu'ils soient rapportés de bonne foi.
C'est sans doute la raison pour laquelle il n'est pas possible de les analyser comme développant une jurisprudence nouvelle. En tout état de cause, la Cour de cassation a entendu affirmer qu'elle entendait conférer un label d'intérêt général au mouvement #Balancetonporc, à la condition toutefois que cette sorte de bénédiction judiciaire qui lui est ainsi donnée demeure, du moins pour le moment, sans conséquence. C'est bien le cas dans ces deux affaires, dans lesquelles aucune plainte pénale n'a été déposée, d'ailleurs jugées par la première chambre civile de la Cour. Il ne fait aucun doute que les choses pourraient être totalement différentes si des procédures pénales avaient été engagées.
Sur le débat d'intérêt général : Chapitre 8, section 4 § 1, C du Manuel
"Tout ce qui est excessif est insignifiant" nous rappelle fort à propos Talleyrand.
RépondreSupprimerAujourd'hui, dans une démarche victimaire, nous sommes passés d'un extrême à l'autre. D'une présomption d'innocence, nous sommes passés à une présomption de culpabilité de l'homme, prédateur né. Pour résoudre la quadrature du cercle (air du temps, politiquement correct, pression médiatique, normes nationales, jurisprudences européennes. ..), la Cour de cassation en est réduite à pratiquer un exercice d'équilibrisme juridique qui rend ses décisions illisibles pour le commun des mortels.
L'Histoire nous enseigne la théorie du retour de balancier. A force de tirer sur la corde, elle finit par rompre. Nous en avons un exemple éclairant avec le débat sur l'IVG aux Etats-Unis ... et ce n'est qu'un début. Et, dans quelque temps, l'air américain arrivera chez nous. Et, les femmes en seront les premières victimes ... les vraies. A méditer dans le calme, loin du hourvari médiatique !