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vendredi 31 décembre 2021

Les Invités de LLC : Emmanuel Kant. Qu'est-ce que les Lumières ?

Pour souhaiter à ses lecteurs une belle et heureuse année 2022, Liberté Libertés Chéries invite Emmanuel Kant, l'un des Pères Fondateurs des libertés publiques. Dans "Qu'est-ce que les Lumières ?" paru en 1784, il invite ses lecteurs à "se servir de leur intelligence sans être dirigé par autrui". Ce texte, d'une surprenante actualité, ne saurait mieux résumer la pensée des auteurs qui s'expriment sur Liberté Libertés Chéries et des lecteurs qui suivent ce blog depuis plus de dix années.


Emmanuel KANT

Qu'est-ce que les Lumières ?

1784




Les lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la mino­rité qu’il doit s’imputer à lui-même. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui. Il doit s’imputer à lui-même cette mino­rité, quand elle n’a pas pour cause le manque d’intelligence, mais l’absence de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé par un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! voilà donc la devise des lumières.

La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’une si grande partie des hommes, après avoir été depuis longtemps affranchis par la nature de toute direction étrangère (naturaliter majorennes), restent volontiers mineurs toute leur vie, et qu’il est si facile aux autres de s’ériger en tuteurs. Il est si commode d’être mineur ! J’ai un livre qui a de l’esprit pour moi, un di­recteur qui a de la conscience pour moi, un médecin qui juge pour moi du régime qui me convient, etc. ; pourquoi me donnerais-je de la peine ? Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette en­nuyeuse occupation. Que la plus grande partie des hommes (et avec eux le beau sexe tout entier) tiennent pour difficile, même pour très-dangereux, le passage de la minorité à la majorité ; c’est à quoi visent avant tout ces tuteurs qui se sont chargés avec tant de bonté de la haute surveillance de leurs semblables. Après les avoir d’abord abêtis en les traitant comme des animaux domestiques, et avoir pris toutes leurs précautions pour que ces paisibles créatures ne puissent tenter un seul pas hors de la charrette où ils les tiennent enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace, s'ils essayent de marcher seuls. Or ce danger n'est pas sans doute aussi grand qu'ils veulent bien le dire, car, au prix de quelques chutes, on finirait bien par apprendre à marcher ; mais un exemple de ce genre rend timide et dégoûte ordinairement de toute tentative ultérieure.

Il est donc difficile pour chaque individu en particulier de travailler à sortir de la minorité qui lui est presque devenue une seconde nature. Il en est même arrivé à l'aimer, et provisoire­ment il est tout à fait incapable de se servir de sa propre intel­ligence, parce qu'on ne lui permet jamais d'en faire l'essai. Les règles et les formules, ces instruments mécaniques de l'usage rationnel, ou plutôt de l'abus de nos facultés naturelles, sont les fers qui nous retiennent dans une éternelle mi­norité. Qui parviendrait à s'en débarrasser, ne franchirait en­core que d'un saut mal assuré les fossés les plus étroits, car il n'est pas accoutumé à d'aussi libres mouvements. Aussi n'arrive-t-il qu'à bien peu d'hommes de s'affranchir de leur minorité par le travail de leur propre esprit, pour marcher ensuite d'un pas sûr.

Mais que le public s'éclaire lui-même, c'est ce qui est plutôt possible ; cela même est presque inévitable, pourvu qu'on lui laisse la liberté. Car alors il se trouvera toujours quelques libres penseurs, même parmi les tuteurs officiels de la foule, qui, après avoir secoué eux-mêmes le joug de la minorité, répan­dront autour d'eux cet esprit qui fait estimer au poids de la raison la vocation de chaque homme à penser par lui-même et la valeur personnelle qu'il en retire. Mais il est curieux de voir le public, auquel ses tuteurs avaient d'abord imposé un tel joug, les contraindre ensuite eux-mêmes de continuer à le subir, quand il y est poussé par ceux d'entre eux qui sont incapables de toute lumière. Tant il est dangereux de semer des préjugés ! car ils finissent par retomber sur leurs auteurs ou sur les successeurs de leurs auteurs. Le public ne peut donc arriver que lentement aux lumières. Une révolution peut bien amener la chute du despotisme d'un individu et de l'oppression d'un maître cupide ou ambitieux, mais jamais une véritable réforme dans la façon de penser ; de nouveaux préjugés serviront, tout aussi bien que les anciens, à conduire les masses aveugles.

La diffusion des lumières n'exige autre chose que la liberté, et encore la plus inoffensive de toutes les libertés, celle de faire publiquement usage de sa raison en toutes choses. 

Mais j'en­tends crier de toutes parts : ne raisonnez pas. L'officier dit : ne raisonnez pas, mais exécutez ; le financier : ne raisonnez pas, mais payez ; le prêtre : ne raisonnez pas, mais croyez. (Il n'y a qu'un seul maître dans le monde qui dise : raisonnez tant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez.) Là est en général la limite de la liberté. Mais quelle limite est un obstacle pour les lumières ? Quelle limite, loin de les entraver, les favorise ? — Je réponds : l'usage public de sa raison doit toujours être libre, et seul il peut répandre les lu­mières parmi les hommes ; mais l'usage privé peut souvent être très-étroitement limité, sans nuire beaucoup pour cela aux progrés des lumières. J'entends par usage public de sa raison celui qu'en fait quelqu'un, à titre de savant, devant le public entier des lecteurs. J'appelle au contraire usage privé celui qu'il peut faire de sa raison dans un certain poste civil ou une cer­taine fonction qui lui est confiée. Or il y a beaucoup de choses, intéressant la chose publique, qui veulent un certain méca­nisme, ou qui exigent que quelques membres de la société se conduisent d'une manière purement passive, afin de concourir, en entrant pour leur part dans la savante harmonie du gouver­nement, à certaines fins publiques, ou du moins pour ne pas les contrarier. Ici sans doute il n'est pas permis de raisonner, il faut obéir. Mais, en tant qu'ils se considèrent comme membres de toute une société, et même de la société générale des hommes, par conséquent en qualité de savants, s'adressant par des écrits à un public dans le sens propre du mot, ces mêmes hommes, qui font partie de la machine, peuvent raisonner, sans porter atteinte par là aux affaires auxquelles ils sont en partie dévolus, comme membres passifs. 

Il serait fort déplorable qu'un officier, ayant reçu un ordre de son supérieur, voulût raisonner tout haut, pendant son service, sur la convenance ou l'utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais on ne peut équitablement lui dé­fendre, comme savant, de faire ses remarques sur les fautes commises dans le service de la guerre, et de les soumettre au jugement de son public. Un citoyen ne peut refuser de payer les impôts dont il est frappé ; on peut même punir comme un scandale (qui pourrait occasionner des résistances générales) un blâme intempestif des droits qui doivent être acquittés par lui. Mais pourtant il ne manque pas à son devoir de citoyen en publiant, à titre de savant, sa façon de penser sur l'inconve­nance ou même l'iniquité de ces impositions. De même un ec­clésiastique est obligé de suivre, en s'adressant aux élèves aux­quels il enseigne le catéchisme, ou à ses paroissiens, le symbole de l'Église qu'il sert ; car il n'a été nommé qu'à cette condition. Mais, comme savant, il a toute liberté, et c'est même sa voca­tion, de communiquer au public toutes les pensées qu'un exa­men sévère et consciencieux lui a suggérées sur les vices de ce symbole, ainsi que ses projets d'amélioration touchant les choses de la religion et de l'Église.

mardi 28 décembre 2021

Le projet de loi renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire


Le projet de loi renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le code de la santé publique a été déposé à l'Assemblée nationale le 27 décembre 2021 par le Premier ministre, immédiatement après son adoption en conseil des ministres, accompagné de l'avis du Conseil d'État demandé par l'Exécutif. Le texte sera débattu selon la procédure accélérée, ce qui signifie qu'il n'y aura qu'une seule lecture à l'Assemblée nationale et au Sénat.

Nous sommes donc dans l'urgence, mais pas tout à fait. Il ne s'agit pas en effet de mettre en oeuvre l'état d'urgence sanitaire dont on se souvient qu'il fut initié par la loi du 23 mars 2020, prorogée jusqu'au 10 juillet 2020. Ensuite, une seconde période d'état d'urgence est intervenue avec la loi du 14 novembre 2020, prorogée jusqu'en juin 2021. L'exposé des motifs de l'actuel projet de loi pourrait laisser envisager un troisième état d'urgence, tant il insiste sur l'importance de l'actuelle reprise épidémique et sur les tensions du système de santé. Mais la période n'est pas seulement épidémique, elle est aussi électorale. Pas question donc de revenir à l'état d'urgence sanitaire, sauf à La Réunion où la situation est particulièrement grave. Sur le reste du territoire, il convient de limiter autant que possible la circulation du virus, sans limiter celle des vacanciers du réveillon de la Saint-Sylvestre.

L'actuel projet de loi se présente donc comme un texte d'adaptation de la loi du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire, déjà modifié à deux reprises par les lois du 5 août et 10 novembre 2021. Rédigé très rapidement, il est extrêmement concis et ne comporte que trois articles. 

Écartons d'emblée l'article 3 qui se présente comme une sorte de cavalier législatif. Conformément à la décision QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 4 juin 2021, il établit un contrôle systématique du juge de la liberté et de la détention (JLD) sur les mesures d'isolement et de contention dans les services psychiatriques hospitaliers. Ce contrôle doit s'exercer avant la 72è heure, si l'état du patient nécessite le renouvellement de cette mesure. Rien à voir avec la Covid-19, et il s'agit seulement d'utiliser un support législatif qui apparaît fort opportunément, le Conseil constitutionnel ayant reporté l'abrogation de la mesure contestée au 31 décembre 2021.

On peut aussi être bref sur l'article 2 qui autorise les services préfectoraux à utiliser le fichier SI-DEP pour assurer le suivi et le contrôle des mesures de placement en isolement ou en quarantaine. Il s'agit du fichier dans lequel sont saisis les résultats des tests et vaccinations. Comme tous les fichiers de données personnelles, l'usage de celui-ci est soumis à un certain nombre de contraintes qui doivent être respectées. Le projet de loi se borne à ajouter une nouvelle finalité au fichier et à permettre aux agents d'accéder aux données strictement nécessaires à leur mission. Cette disposition relève du droit commun des données personnelles.


Du "passe sanitaire" au "passe vaccinal"


Reste donc l'article 1er, le seul qui soit réellement important. Il modifie la loi du 31 mai 2021, en transformant le "passe sanitaire" qu'elle prévoyait en "passe vaccinal". L'accès aux activités de loisir, de restauration, de foires et salons sera donc désormais subordonné à la présentation de ce nouveau justificatif de statut vaccinal. Il s'appliquera aussi à l'accès aux établissements de santé pour les visiteurs et les accompagnants, mais évidemment pas aux "cas d'urgence", c'est-à-dire aux patients. Il s'appliquera enfin aux transports interrégionaux, là encore "sauf en cas d'urgence". Quant aux grands centres commerciaux, l'exigence du "passe vaccinal" sera décidée, au cas par cas, par le préfet.

Le simple résultat d'un test ne sera donc plus suffisant pour accéder à ces activités. Le Conseil d'État, dans son avis sur le projet de loi, rappelle cependant que la loi du 31 mai 2021 autorise le Premier ministre à subordonner l'accès à certains lieux à la présentation d'un test négatif. Il appartiendra en outre aux décrets d'application de prévoir le recours à un certificat de rétablissement pour les personnes ayant été récemment atteintes par la maladie, ou à une attestation mentionnant une contre-indication au vaccin et le Conseil d'État insiste sur la nécessité de prévoir l'usage de ces documents. Le projet de loi offre ainsi un nouvel instrument qui ne fait pas disparaître les anciens. Il appartient dès lors au gouvernement de choisir les mesures de police sanitaire les mieux en mesure de répondre à la nécessité.

Dans son avis, la formation administrative du Conseil d'État rappelle qu'il appartiendra à la formation contentieuse du Conseil d'État d'apprécier la proportionnalité aux nécessités de la lutte contre l'épidémie de ces mesures qui constituent nécessairement une ingérence dans les libertés des personnels. Le Conseil constitutionnel a lui-même affirmé ce principe dans sa décision du 13 novembre 2020. Dans le cas présent, la même formation administrative précise même à ses camarades de la formation contentieuse les éléments de langage juridiques qui pourront être utilisés, afin de justifier cette proportionnalité Elle développe ainsi une analyse contextuelle que l'on retrouvera certainement dans les futures décisions de référé, insistant sur le taux d'incidence très élevé de la maladie avec la variant Omicron et le fait que la vaccination perde un peu de son efficacité face à ce nouveau variant.

 


 Asterix et la Transitalique. Jean-Yves Ferri et Didier Conrad. 2017

 

L'application du "passe vaccinal" à certaines professions

 

Comme le passe sanitaire, le "passe vaccinal" pourra être exigé dans certaines professions, sous peine d'une suspension du contrat de travail, s'accompagnant d'une interruption de la rémunération. Ce type de mesure, concernant le passe sanitaire, a déjà été déclaré conforme à la Constitution par la décision rendue le 5 août 2021.

Une nouvelle fois, le Conseil d'État, dans son avis, refuse de considérer l'obligation de détenir un "passe vaccinal" comme une obligation vaccinale, refus qui va certainement décevoir les opposants à ces documents car il s'agit de l'un de leurs arguments essentiels. Le Conseil reconnaît toutefois qu'il s'agit d'"établir une contrainte conduisant la plupart de ces personnes à se faire vacciner". Cette contrainte le conduit à déduire que le "passe vaccinal" doit être soumis aux mêmes règles de procédure que l'obligation vaccinale, notamment en ce qui concerne la saisine pour avis de la commission nationale de la négociation collective. Il observe toutefois que les règles de suspension du contrat de travail ne sont pas modifiées par le nouveau texte et qu'il n'est donc pas utile d'effectuer une nouvelle saisine.

Dès lors que le passe vaccinal ne s'analyse pas comme une obligation vaccinale, le Conseil d'État rappelle qu'il n'est pas nécessaire d'appliquer la jurisprudence issue de l'arrêt du 7 juillet 2004, ministre de l'Intérieur c. B., qui précise que l'obligation vaccinale ne peut être imposée à des professionnels que par la loi. Le pouvoir réglementaire demeure donc compétent pour définir le champ d'application de cette obligation.

 

Le contrôle du "passe vaccinal"

 

Le projet de loi permet aux personnes chargées du contrôle, tant du passe sanitaire que du nouveau "passe vaccinal" de demander, en cas de doute sur ces documents, la présentation d'une pièce d'identité. Une telle disposition a déjà suscité une levée de bouclier des professionnels, notamment dans le domaine de la restauration, qui estiment qu'ils ne sont pas compétents pour effectuer un contrôle d'identité.

Dans son avis, le Conseil d'État écarte rapidement cette objection. Il est vrai que ces mêmes professionnels ne se plaignent pas de contrôler l'identité de leurs clients lorsqu'ils paient par chèque ( art. L 131-15 du code monétaire et financier), lorsqu'ils vendent des boissons alcoolisées ( Art. L 3342-1 du code de la santé publique), lorsqu'ils font entrer un joueur dans un casino ( art. R 321-27 du code de la sécurité intérieure) etc. La liste est loin d'être close, et aucun principe constitutionnel ou conventionnel ne s'oppose à un tel contrôle. Dans une ordonnance du 30 août 2021, le juge des référés du Conseil d'État a même jugé qu'un tel contrôle n'emportait aucune atteinte à la vie privée, dès lors qu'il se bornait à mentionner l'identité de la personne.

De la même manière, le projet de loi ajoute aux infractions pénales déjà définies par le texte du 31 mai 2021 la détention de documents, passe sanitaire ou vaccinal, falsifiés. Le détenteur sera donc puni de la même peine que celui qui aura fabriqué le faux document ou celui qui l'aura vendu ou donné, c'est à dire une peine pouvant aller jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende. Bien entendu, conformément aux principes généraux du droit pénal, la preuve devra être faite que le détenteur du passe falsifié avait connaissance de son caractère frauduleux. 

Les deux articles du projet de loi ne constituent finalement que le prolongement des textes plus anciens, permettant le passage du passe sanitaire au passe vaccinal, et s'efforçant d'accroître l'efficacité des mesures d'isolement. 

La lecture de l'unique article utile du projet de loi est rapidement faite. Il n'en pas de même des 17 pages de l'avis du Conseil d'État. Mais ce texte est extrêmement instructif car il montre que la formation administrative du Conseil se livre à une véritable opération de déminage. Elle détruit ainsi successivement tous les arguments les plus fréquemment invoqués par les adversaires résolus du passe sanitaire, qui vont rapidement devenir des adversaires tout aussi résolus du passe vaccinal. Cela ne les empêchera pas de saisir le juge des référés d'une multitude de recours, mais ils vont sans doute devoir faire preuve d'imagination pour trouver d'autres arguments juridiques. Mais l'imagination n'est-elle pas la principale qualité des bons juristes ?


Sur l'état d'urgence sanitaire : Chapitre 2 section 2 § 1 du Manuel

 



mercredi 22 décembre 2021

Le crime de Klaus Kinzler


La directrice de Sciences Po Grenoble, Sabine Saurugger, a décidé, par un arrêté du 14 décembre 2021, la suspension pour quatre mois de Klaus Kinzler, enseignant au sein de cette institution. On se souvient qu'un débat s'était développé dans l'équipe enseignante contre l'intitulé d'une table ronde organisée à l'occasion de la "semaine pour l'égalité et la lutte contre les discriminations". Le titre était "Racisme, antisémitisme et islamophobie", et Klaus Kinzler considérait que le terme "islamophobie" ne devait pas être placé au même niveau que que le racisme et l'antisémitisme. Un échange de courriels un peu vifs avait eu lieu avec une collègue, mais rien qui dépasse la disputatio qui devrait être l'usage commun du monde universitaire.

L'affaire avait été ébruitée lorsque les étudiants ont tagué le nom de cet enseignant sur les murs de leur école, qualifiant précisément Klaus Kinzler d'islamophobe, et ajoutant, pour faire bonne mesure, qu'il y avait "des fascistes dans les amphis". Cette agression le mettait évidemment en danger, quelques semaines après l'assassinat de Samuel Paty. 

Les étudiants ont été poursuivis devant le conseil de discipline, mais ils ont été relaxés, malgré un rapport pour le moins accablant de la mission de l'Inspection générale diligentée par le ministère de l'enseignement supérieur. De manière un peu surprenante, c'est aujourd'hui Klaus Kinzler qui est menacé de sanctions. Et contre toute attente, il ne s'est pas recouvert la tête de cendres, n'est pas allé implorer sa grâce en chemise et la corde au cou, armé d'une autocritique rédigée en écriture inclusive. Au contraire, il a osé se plaindre avec véhémence dans la presse, disant ce qu'il pense de Sciences Po Grenoble et de son actuelle direction. Il a ainsi déclaré qu'une "minorité radicale extrémiste" avait pris le pouvoir dans l'établissement, y faisant régner "la terreur". Ces différentes interviews sont officiellement à l'origine de sa suspension, Mme Saurruger les jugeant "diffamatoires".

A la suite de ces évènements, certains militants se sont immédiatement investis sur les réseaux sociaux, avec un seul mot d'ordre : disqualifier ces propos, et surtout disqualifier le malheureux professeur lui-même. Parmi toute une série de discours idéologiques, on voit apparaître quelques arguments qui se présentent comme juridiques. 

 

L'argument mandarinal


Dans une interview accordée à France Culture le 22 décembre 2021, le professeur Olivier Beaud déclare : "C'est rien, ça va se dégonfler, ça ne concerne pas la liberté académique. D'abord Monsieur Kinzler n'est pas un professeur, lui ne jouit pas de la liberté académique". Il est parfaitement exact que Klaus Kinzler, linguiste spécialiste de la civilisation allemande, est un PRAG (professeur agrégé du secondaire) détaché auprès de Sciences Po Grenoble. Il n'est donc pas enseignant chercheur des universités.

Certes Olivier Beaud opère une distinction en affirmant, à la suite de Humbolt, que la liberté académique comporte la liberté de la recherche, celle de l'enseignement, et celle de l'expression. Il balaie donc le cas de Klaus Kinzler d'un revers de main, en déclarant qu'il n'est pas victime d'une atteinte à la liberté académique puisqu'il n'est pas professeur à l'Université. Tout au plus peut-il être victime d'une atteinte éventuelle à la liberté d'expression. La liberté académique est donc un privilège attaché au titre d'enseignement chercheur dont un modeste PRAG ne saurait se prévaloir. De minimis non curat praetor.

La lecture d'Humbolt est certes utile, mais celle du droit positif aussi. Aux termes de l'article L 952-2 du code de l'éducation, issu de l'article 57 de la loi Savary du 26 janvier 1984, "les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité".  La loi fait donc bénéficier de la liberté académique, non seulement "les enseignants-chercheurs" mais aussi "les enseignants et les chercheurs" et elle précise bien que cette liberté s'étend à la recherche et à l'enseignement.  

La décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984  fait certes de l'indépendance et de la libre expression des professeurs d'Université un principe fondamental reconnu par les lois de la République, principe ensuite étendu à l'ensemble des enseignants-chercheurs par la décision du 28 juillet 1993. Mais cette jurisprudence ne fait que protéger les enseignants chercheurs contre une loi qui irait à l'encontre de ces principes. Cette jurisprudence n'interdit pas au législateur d'accorder à tous ceux qui enseignent à l'Université une garantie fonctionnelle de la liberté académique.

Klaus Kinzler, même PRAG, bénéficie donc de la liberté académique qui ne saurait être réduite en fonction de ceux qui l'exercent. Elle doit être considérée comme fonctionnelle, et non statutaire, dans le cadre des établissements d'enseignement supérieur.



L'obligation de réserve


D'autres intervenants n'hésitent pas à rappeler l'obligation de réserve, "statutaire" à laquelle est soumis M. Kinzler, devoir qui lui interdirait toute intervention dans les médias. Ils seront surpris d'apprendre que l'obligation de réserve ne figure pas dans le statut de la fonction publique, contrairement au devoir de discrétion, mentionné à l'article 26, et qui interdit seulement de communiquer "les faits, informations ou documents dont les fonctionnaires ont connaissance dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions". Cette obligation ne trouve pas à s'appliquer dans l'affaire Kinzler.

L'obligation de réserve, quant à elle, est d'origine purement jurisprudentielle. Le mot apparaît dans une décision des Chambres réunies de 1882, à propos du président du tribunal d'Orange qui avait brisé, à coup de canne, les lampions aux couleurs nationales qui ornaient le Palais de Justice pour le 14 juillet. Le juge a alors considéré qu'une telle attitude était contraire "à la réserve que doit s'imposer un magistrat ; mais qu'elle devient plus répréhensible encore si l'on considère que le public ne pouvait l'interpréter autrement que comme une démonstration d'hostilité politique contre le gouvernement au nom duquel le Président P. rend la justice". Que l'on se rassure, les manquements au devoir de réserve ne concernent pas seulement les vieux monarchistes. En 1935, dans un arrêt Defrance, le Conseil d'Etat ne reproche pas à un agent public d'être "attaché à la révolution prolétarienne" mais reconnaît, en revanche, qu'il avait manqué à la réserve en qualifiant d'"ignoble" le drapeau tricolore. 

Les juges apprécient le manquement à l'obligation de réserve à partir de plusieurs critères, l'ampleur de la diffusion donnée aux propos litigieux, la place de son auteur dans la hiérarchie administrative, et enfin les fonctions exercées. Et précisément les fonctions académiques bénéficient d'un traitement particulier. Dans ses conclusions sur l'arrêt du 31 décembre 2014, rendu à propos d'un livre très critique rédigée par une fonctionnaire de la police nationale, la rapporteur publique déclarait ainsi : " « Ce qui peut être toléré d'un fonctionnaire occupant un emploi auquel est traditionnellement attachée une grande liberté d'expression, l'enseignement supérieur par exemple,  (...) ne peut l'être d'un policier en fonctions, garant de l'ordre public ». L'obligation de réserve pèse donc avec beaucoup moins d'intensité sur l'enseignement supérieur que sur les services régaliens.

 

Le débat d'intérêt général


Elle pèse avec d'autant moins d'intensité que Klaus Kinzler pourrait bien tirer bénéfice de la jurisprudence initiée par la Cour européenne des droits de l'homme sur le débat d'intérêt général. A l'origine, elle permettait de faire prévaloir la liberté d'expression sur le droit au respect de la vie privée, lorsque les propos tenus participent à un tel débat.

La famille princière de Monaco est ainsi à l'origine de plusieurs arrêts, d'abord une décision Von Hannover du 7 février 2012, qui affirme que la santé du prince Rainier de Monaco relève d'une contribution au débat d’intérêt général, ensuite un arrêt du 12 juin 2014 qui reprend cette jurisprudence pour justifier la révélation de l'enfant caché du Prince Albert. 
 
Mais la référence au débat d'intérêt général est aussi utilisée en dehors de la presse people, par exemple dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 pour rappeler qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Dans l'affaire Morice, le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel. Il ne fait guère de doute que les propos tenus dans les médias par Klaus Kinzler participent à un débat d'intérêt général sur la liberté de l'enseignement supérieur.

Le plus intéressant est que cette jurisprudence peut aussi s'appliquer à des poursuites pour diffamation. Or c'est manifestement ce qu'envisage Mme Saurugger à l'encontre de Klaus Kinzler puisqu'elle évoque des "propos diffamatoires" tenus à l'égard de Sciences Po Grenoble. Dans ce cas, il est fort probable que l'affaire se terminera devant le juge pénal, et, outre le débat d'intérêt général, l'intéressé pourra alors invoquer l'exception de vérité. On devra alors débattre doctement sur le point de savoir si une "minorité radicale extrémiste" a, ou non, pris le pouvoir dans l'établissement, y faisant régner "la terreur". Une telle procédure permettrait finalement de discuter enfin des vrais sujets.

mardi 21 décembre 2021

Les Invités de LLC : Un hommage de Montesquieu à Laurent Bouvet

 

 

Liberté Libertés Chéries invite une nouvelle fois ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Il s'agit cette fois de rendre hommage à Laurent Bouvet, et qui pouvait mieux le faire que Montesquieu ?

Dans la 85è Lettre persane, la Révocation de l'Édit Nantes est évoquée de manière très transparente. Cette dénonciation du prosélytisme religieux, ce plaidoyer en faveur de la tolérance nous rappellent que Laurent Bouvet était attaché aux mêmes valeurs. Ses travaux demeureront des ouvrages essentiels pour celles et ceux qui sont attachés aux libertés et qui oeuvrent en leur faveur.
 
 

 

 MONTESQUIEU

85 è Lettre persane

Usbek à Mirza

 

 

À Ispahan.


 

Tu sais, Mirza, que quelques ministres de Cha-Soliman avoient formé le dessein d’obliger tous les Arméniens de Perse de quitter le royaume ou de se faire mahométans, dans la pensée que notre empire seroit toujours pollué, tandis qu’il garderoit dans son sein ces infidèles.

C’étoit fait de la grandeur persane, si dans cette occasion l’aveugle dévotion avoit été écoutée.

On ne sait comment la chose manqua ; ni ceux qui firent la proposition, ni ceux qui la rejetèrent, n’en connurent les conséquences : le hasard fit l’office de la raison et de la politique, et sauva l’empire d’un péril plus grand que celui qu’il auroit pu courir de la perte de trois batailles et de la prise de deux villes.

En proscrivant les Arméniens, on pensa détruire en un seul jour tous les négociants, et presque tous les artisans du royaume. Je suis sûr que le grand Cha-Abas auroit mieux aimé se faire couper les deux bras que de signer un ordre pareil, et qu’en envoyant au Mogol et aux autres rois des Indes ses sujets les plus industrieux, il auroit cru leur donner la moitié de ses États.

Les persécutions que nos mahométans zélés ont faites aux Guèbres les ont obligés de passer en foule dans les Indes ; et ont privé la Perse de cette nation, si appliquée au labourage, qui seule, par son travail, étoit en état de vaincre la stérilité de nos terres.

Il ne restoit à la dévotion qu’un second coup à faire : c’étoit de ruiner l’industrie ; moyennant quoi l’empire tomboit de lui-même, et avec lui, par une suite nécessaire, cette même religion qu’on vouloit rendre si florissante.

S’il faut raisonner sans prévention, je ne sais, Mirza, s’il n’est pas bon que dans un État il y ait plusieurs religions.

On remarque que ceux qui vivent dans des religions tolérées se rendent ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la religion dominante ; parce que, éloignés des honneurs, ne pouvant se distinguer que par leur opulence et leurs richesses, ils sont portés à acquérir par leur travail, et à embrasser les emplois de la société les plus pénibles.

D’ailleurs, comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à la société, il est bon qu’elles soient observées avec zèle. Or qu’y a-t-il de plus capable d’animer ce zèle que leur multiplicité ?

Ce sont des rivales qui ne se pardonnent rien. La jalousie descend jusqu’aux particuliers : chacun se tient sur ses gardes, et craint de faire des choses qui déshonoreroient son parti et l’exposeroient aux mépris et aux censures impardonnables du parti contraire.

Aussi a-t-on toujours remarqué qu’une secte nouvelle introduite dans un État était le moyen le plus sûr pour corriger tous les abus de l’ancienne.

On a beau dire qu’il n’est pas de l’intérêt du prince de souffrir plusieurs religions dans son État. Quand toutes les sectes du monde viendroient s’y rassembler, cela ne lui porteroit aucun préjudice, parce qu’il n’y en a aucune qui ne prescrive l’obéissance et ne prêche la soumission.

J’avoue que les histoires sont remplies des guerres de religion : mais, qu’on y prenne bien garde, ce n’est point la multiplicité des religions qui a produit ces guerres, c’est l’esprit d’intolérance, qui animoit celle qui se croyoit la dominante.

C’est cet esprit de prosélytisme que les Juifs ont pris des Égyptiens, et qui d’eux, est passé, comme une maladie épidémique et populaire, aux mahométans et aux chrétiens.

C’est, enfin, cet esprit de vertige, dont les progrès ne peuvent être regardés que comme une éclipse entière de la raison humaine.

Car, enfin, quand il n’y auroit pas de l’inhumanité à affliger la conscience des autres, quand il n’en résulteroit aucun des mauvais effets qui en germent à milliers, il faudroit être fou pour s’en aviser. Celui qui veut me faire changer de religion ne le fait sans doute que parce qu’il ne changeroit pas la sienne, quand on voudroit l’y forcer : il trouve donc étrange que je ne fasse pas une chose qu’il ne feroit pas lui-même, peut-être pour l’empire du monde.


dimanche 19 décembre 2021

Temps de travail des militaires : Le Conseil d'État fourbit ses armes


L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 17 décembre 2021 est l'ultime étape d'un contentieux qui a donné lieu à des débats souvent passionnés. Un gendarme contestait l'organisation du temps de travail  en gendarmerie départementale, estimant qu'elle n'est pas conforme à la directive du 4 novembre 2003. Son article 6 impose en effet aux États membres de l'Union européenne de définir une durée maximale hebdomadaire de travail, qui ne saurait excéder quarante-huit heures, y compris les heures supplémentaires. Or le statut militaire auquel sont soumis les gendarmes impose une obligation de disponibilité qui va directement à l'encontre de cette disposition. L'article L. 4121-5 du code de la défense prévoit ainsi que " les militaires peuvent être appelés à servir en tout temps et en tout lieu ". 

En l'espèce, le Conseil d'État a choisi la voie la plus simple pour régler le contentieux. Il a considéré que le statut des gendarmes départementaux était parfaitement conforme aux dispositions de la directive de 2003. Il note d'abord que la directive de 2003 renvoie à une précédente directive du 2 juin 1989 qui reconnait que des "particularités inhérentes à certaines activités spécifiques", telles que celles exercées par les forces armées, sont susceptibles d'être soustraites aux obligations imposées par ce texte. Ensuite, il donne une interprétation de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), qui permet de sortir le droit français d'un bien mauvais pas.

 

Interprétation de l'arrêt du 15 juillet 2021

 

La décision du 15 juillet 2021, B. K. c. Slovénie rendue par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) semble pourtant peu favorable aux positions françaises. Elle sanctionne le droit slovène qui refuse à un militaire le droit au paiement d'heures supplémentaires, alors qu'il peut être soumis à un "service de garde" ininterrompu de sept jours par mois. La Cour refuse ainsi une approche globale de la spécificité du statut militaire, position adoptée par la Slovénie comme par la France. Elle préfère "saucissonner" les activités des forces armées, en considérant que doivent être soumises à la directive les activités qui sont très proches de celles d'un "travailleur" public ou privé ordinaire. Les autres, en revanche, celles directement orientées sur la défense du territoire, peuvent donner lieu à une organisation du travail plus contraignante.

Cette décision a, en juillet 2021, provoqué une réaction très vive des autorités françaises et notamment de la ministre de la défense, Florence Parly. Elle a affirmé que l'arrêt de la Cour allait à l'encontre du principe d'unicité des forces armées, d'autant qu'il est impossible de distinguer ce qui, dans les forces armées, relève de l'administration de ce qui relève de l'opérationnel. Tous les militaires, qu'ils combattent, gèrent, approvisionnent ou soignent, concourent tous, in fine, à la même mission. Le débat a évidemment pris de l'ampleur, les militants européens dénonçant un refus de se soumettre au droit de l'Union, les militants souverainistes, à l'inverse, dénonçant une ingérence excessive de la CJUE dans un domaine régalien.

Cet emballement médiatique traduisait surtout une lecture un peu superficielle de l'arrêt de la CJUE. Il offrait lui-même aux États la possibilité de ne pas appliquer la directive aux forces armées, précisant que les dispositions de la directive de 2003 "ne sauraient être interprétées d’une manière telle qu’elles empêcheraient les forces armées d’accomplir leurs missions et qu’elles porteraient atteinte, par voie de conséquence, aux fonctions essentielles de l’État que sont la préservation de son intégrité territoriale et la sauvegarde de la sécurité nationale". L'interprétation donnée par la Cour confirme ainsi la dérogation accordée aux États dans le cas particulier des forces armées.

 


 Gendarme départemental, hors de son temps de travail

Collection particulière, circa 1920

 

Une brèche ouverte et exploitée par la Conseil d'État

 

Le Conseil d'État se précipite dans la brèche ouverte par les juges européens. Il ne dit pas que la Gendarmerie, en tant que telle, doit être entièrement exclue du champ d'application de la directive. Il semble même suivre la CJUE dans son opération de "saucissonnage" des activités militaires, et s'intéresse de près aux seules activités de la Gendarmerie départementale. Il observe ainsi qu'elle exerce des missions civiles mais aussi militaires, notamment dans le cadre de la défense opérationnelle du territoire. Il étudie ensuite les différents types d'astreintes auxquels sont soumis les gendarmes départementaux. 

Il renvoie alors la CJUE à sa propre jurisprudence, et notamment à l'arrêt R.J. c. Stadt Offenbach am Main du 9 mars 2021. La Cour y fait une distinction entre les astreintes qui imposent au salarié de demeurer éloigné de son environnement social et familial, et celles qui lui permettent au contraire d'y demeurer. Dans le second cas, elles peuvent ne pas être considérées comme relevant du temps de travail. Les gendarmes départementaux ont leur domicile privé sur leur lieu de travail, ou tout-à-fait à proximité, situation qui les conduit à assurer une large part des astreintes chez eux. Examinant de la même manière, les temps de repos qui leur est accordé, le Conseil d'État se livre à un calcul savant qui lui permet de conclure que l'objectif de 48 heures hebdomadaires fixé par la directive de 2003 est respecté. L'obligation de réserve empêchera certainement les gendarmes de dire ce qu'ils pensent du calcul effectué par le Conseil d'État. L'important, dans l'affaire, est que le juge administratif s'est ainsi sorti d'une situation juridique un peu délicate.

 

La jurisprudence French Data Network

 

Le Conseil d'État évite en effet de se prononcer directement sur le sujet qui fâche, c'est-à-dire les suites qu'il convient de donner aux décisions de la CJUE, lorsqu'il apparaît qu'elles mettent en cause un principe constitutionnel. 

Dans son arrêt French Data Network du 21 avril 2021, le Conseil d'État a pris la précaution d'affirmer clairement que la Constitution demeure la norme suprême du droit national. Il lui revient donc de s'assurer que la mise en oeuvre du droit européen, tel qu'interprété par la CJUE, ne porte pas atteinte à des exigences constitutionnelles qui ne sont pas garanties de façon équivalente par le droit européen. Dans le cas contraire, le moyen tiré de la non-conformité au droit dérivé européen doit être écarté.

Cette jurisprudence est formulée de manière très comparable par le Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 27 juillet 20006 sur la loi relative au droit d'auteur dans la société de l'information, il affirmait déjà très clairement que "la transposition d'une directive ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'une principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France".  Tout récemment, dans une décision QPC très remarquée du 15 octobre 2021, Société Air France, il a donné un contenu juridique à la notion d'"identité constitutionnelle de la France" en mentionnant comme en faisant partie "l'interdiction de déléguer l'exercice de la force publique à des personnes privées". Le Conseil constitutionnel ouvre ainsi une brèche dans sa jurisprudence traditionnelle par laquelle il se déclarait imcompétent pour apprécier la conformité à la Constitution de dispositions législatives mettant en oeuvre une directive européenne. Le "principe inhérent à l'identité constitutionnelle" fonctionne alors comme une clause de sauvegarde, permettant au Conseil d'assurer la suprématie de la Constitution sur le droit européen dérivé.

 

Le principe de libre disposition des forces armées

 

Dans l'arrêt du 17 décembre 2021, le Conseil d'État n'a pas besoin d'invoquer la jurisprudence French Data Network, mais cela ne l'empêche pas de se montrer prévoyant. Comme le Conseil constitutionnel, il commence à forger des outils permettant d'apprécier si l'application d'une directive européenne ne compromet pas un principe constitutionnel. Alors même qu'il n'en avait pas besoin, puisqu'il a jugé que le temps de travail des gendarmes était conforme à la directive, il rappelle le principe constitutionnel de libre disposition des forces armées.

Il est apparu de manière incidente dans la décision QPC du 28 novembre 2014, M. Dominique de L, dans lequel le Conseil précise que l'exercice de mandats électoraux par des militaires en activité "ne saurait porter atteinte à cette nécessaire libre disposition de la force armée".  Peu de temps après, dans une seconde QPC du 27 février 2015, M. Pierre T. rendue à propos des arrêts de rigueur infligés aux militaires, le Conseil constitutionnel affirme que "le principe de nécessaire libre disposition de la force armée (...) implique que l'exercice par les militaires de certains droits et libertés reconnus aux citoyens soit interdit ou restreint". Le fondement constitutionnel de ce principe se trouve aussi bien dans l'article 5 de la Constitution qui fait du Président de la République le chef des armées que dans les articles 20 et 21 qui énoncent que le gouvernement dispose de la force armée et que le Premier ministre est responsable de la défense nationale.

Le Conseil d'État réaffirme donc ce principe constitutionnel et s'en déclare le protecteur. L'avertissement est clair. Si un jour il devenait impossible de fournir un calcul permettant d'affirmer que le temps de travail des militaires est conforme à la directive européenne de 2003, le Conseil d'Etat n'hésiterait pas à sortir une arme plus lourde : le principe de libre disposition de la force armée. De toute évidence, le Conseil constitutionnel comme le Conseil d'État fourbissent leur outils juridiques pour assurer, quand cela devient nécessaire, que "la Constitution demeure la norme suprême du droit national" .


Sur les droits dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13, section 2, § 2.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

dimanche 12 décembre 2021

Le Fact Checking de LLC : La recherche sur la PMA "à trois parents"



Dans son édition du 10 décembre 2021, Le Figaro annonce, sur quatre colonnes ; "La justice annule une recherche sur la PMA " à trois parents". Il se réfère ainsi à une décision de la Cour administrative d'appel de Versailles qui, le 7 décembre 2021, a annulé l'autorisation donnée par l'agence de biomédecine à une recherche menée par l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris. Il s'agissait d'étudier les possibilités de permettre à une femme atteinte d'une maladie génétique mitochondriale de mener à terme une grossesse sans transmettre cette maladie à son enfant. Concrètement, et en simplifiant beaucoup, le but est de procéder à une fécondation in vitro, après après avoir ôté la partie d'ADN mitochondrial malade, remplacée par un élément sain prélevé sur un autre embryon non atteint de cette affection. Après cette thérapie génique, l'embryon est réimplanté dans l'utérus de la mère, et la grossesse se poursuit normalement.

Cette référence à l'embryon "à trois parents" est précisément celle utilisée sur le site de la Fondation requérante, la Fondation Lejeune, dont elle sait qu'elle conteste systématiquement toutes les procédures liées aux techniques d'assistance médicale à la procréation (AMP). Le Figaro ne fait donc que reprendre une formule à l'emporte-pièce destinée à faire peur en brandissant le double spectre du clonage et des manipulations génétiques.

En réalité, des naissances ont déjà été obtenues, d'enfants non atteints de l'affection génétique transmise par leur mère, au Royaume Uni en 2014, puis au Mexique en 2016, et dans bien d'autres pays ensuite. La recherche française quant à elle a été freinée par une législation très restrictive en ce domaine, jusqu'à la loi bioéthique du 2 août 2021.

 

Apprenti-sorcier v. Thérapie génique

 

Sur le plan juridique, on sait que l'expérimentation sur les embryons a été autorisée dès la loi du 7 juillet 2011. Elle est strictement encadrée et ne peut être développée que sur des embryons qui n'ont pas plus de 14 jours après la fécondation. Elle est précisément rendue possible par le développement de la pratique de la fécondation in vitro avec réimplantation (Fivete). Les embryons sont créés, puis congelés, afin de permettre au couple demandeur, ou à la femme seule demandeuse depuis la loi du 2 août 2021, de développer un ou plusieurs projets parentaux sur une durée plus ou moins longue. Il n'est donc pas rare que des embryons "surnuméraires" ne soient pas utilisés car ils ne répondent plus à un projet parental. Dans ce cas, les géniteurs ont la possibilité d'autoriser l'expérimentation médicale sur ces embryons de moins de deux semaines.

Contrairement à ce qu'affirme Le Figaro, le but de la recherche autorisée par l'Agence de biomédecine n'était donc pas de créer un embryon "à trois parents" mais plutôt de permettre à deux parents d'avoir un enfant non touché par une maladie héréditaire. Autrement dit, il ne s'agit pas de jouer aux apprentis-sorciers mais plus modestement de progresser les thérapies géniques.

Peut-on d'ailleurs qualifier de "parents" ceux qui précisément n'ont plus de projet parental, et acceptent de faire un don désintéressé pour que l'ADN d'un embryon qui, de toute manière ne serait jamais réimplanté, puisse être utilisé par d'autres pour devenirs parents ? Les "parents", dans ce cas, sont plutôt les receveurs que les donneurs. 


Enfant "à trois parents"

 

Nativité Johann Koerbecke circa 1415

Une victoire à la Pyrrhus


Le Figaro est remarquablement discret sur la portée de ce qui est présenté comme une "victoire" contentieuse. Si victoire il y a, elle est à la Pyrrhus. En effet, la décision de la CAA de Versailles est rendue sous l'empire du droit antérieur à la loi du 2 août 2021. A l'époque la loi française, celle de 2011, interdisait la création d'embryons transgéniques, c'est-à-dire dont le génome est modifié durant l'expérimentation. La CAA s'appuie donc sur l'ancien article L 2151-2 du code de la santé publique qui prohibait toute modification du patrimoine génétique d'un embryon. 

Aujourd'hui, ce même article, modifié par la loi du 2 août 2021, se borne à interdire la création de chimères, c'est-à-dire la modification d'un embryon humain par adjonction de cellules provenant d'autres espèces. La thérapie génique n'est plus interdite, et ne sont donc plus interdites les recherches susceptibles de la rendre possible. 

Il est donc probable que les chercheurs de l'Assistance publique - Hôpitaux publics ne feront pas de recours en cassation contre la décision de la CAA de Versailles. Il leur suffira de faire une nouvelle demande d'autorisation à l'Agence de biomédecine pour pouvoir continuer leur expérimentation. Le Figaro mentionnera-t-il cette information ?


Sur l'expérimentation sur les embryons : Chapitre 7 section 2 § 2 C  du Manuel

vendredi 10 décembre 2021

La passoire sur la tête est-elle un signe religieux ?


Les juges de la Cour européenne des droits de l'homme n'ont pas souvent l'occasion de rire. L'arrêt Hermina Geertruida De Wilde c Pays-Bas, rendu le 9 novembre 2021 a pourtant dû susciter une onde de gaîté parmi eux. La requérante se réclame en effet du Pastafarisme, mouvement pseudo-religieux lancé en 2005 par un étudiant de l'Oregon, Bobby Henderson. La divinité est un monstre en spaghetti et boulettes de viandes, qui a créé l'univers et qui apparaît parfois aux Pastafariens, surtout ceux qui accompagnent le culte d'un bon Lambrusco. Les adeptes portent évidemment un signe religieux, une passoire sur la tête, objet utile pour cuisiner une représentation comestible du monstre.

 

Le Pastafarisme


Le Pastafarisme n'est pas seulement un canular étudiant, peut-être inspiré par le célèbre Nyarlathotep ou le Chaos rampant, imaginé par Lovecraft. C'est aussi une démarche provocatrice de dénonciation des extrémismes religieux. Sous le nom d'"Église du monstre du spaghetti volant", l'organisation réclame systématiquement le statut juridique de mouvement religieux. Des adeptes de la République Tchèque ont ainsi obtenu que la photo de leur carte d'identifié les représente avec la passoire sur la tête. C'est exactement ce que réclame la requérante. Mais tous ses recours dirigées contre la décision de refus du maire de Nimègue ont été écartés par les juges néerlandais, sans doute moins amateurs de spaghettis et de religions nouvelles que leurs collègues tchèques.

L'affaire ne doit pas être traitée avec le dos de la cuillère car les adeptes de la passoire ont quelques arguments juridiques. La jurisprudence de la Cour est traditionnellement orientée vers la reconnaissance des religions nouvelles, aussi originales soient-elles. Elle a ainsi considéré comme religion l'aumisme du Mandarom dans un arrêt du 31 janvier 2013, Association des Chevaliers du Lotus d'or c. France. Il en est de même des Raëliens qui, en attendant l'arrivée des extra-terrestres, ont obtenu d'être considérés comme une religion dans la décision F. L c. France du 3 novembre 2005

 

 



 

Hymne des Babus. Signé Furax. Pierre Dac et Francis Blanche. 1956-1960


Le caractère religieux du Pastafarisme


Pourtant, dans la décision du 9 novembre 2021, le Pastafarisme se voit refuser la qualification de mouvement religieux. La cause de cette sévérité à l'égard des porteurs de passoires repose sur deux séries de motifs. 

La Cour se penche ainsi sur l'origine du mouvement pastafarien. Elle rappelle que l'étudiant Bobby Henderson l'a créé dans une Université, à une époque où le débat sur l'enseignement de la théorie de l'évolution aux États-Unis battait son plein. Des religieux ultraconservateurs, défenseurs d'une lecture littérale de la Genèse et appartenant à différents mouvements évangéliques, ont ainsi obtenu, dans différents États, dont le Kansas, que les thèses créationnistes soient enseignées au même titre que la théorie de l'évolution. Le Pastafarisme est le produit de ces divergences, son fondateur demandant que "le grand dessein intelligent" du monstre du spaghetti volant" soit enseigné de la même manière. Pour la CEDH, l'origine du mouvement révèle une démarche non pas religieuse mais politique. Il s'agit, ni plus ni moins, de ridiculer l'extrémisme religieux.

De manière plus générale, la CEDH regarde si le Pastafarisme peut être qualifié de religion, notion pour le moins délicate. La Cour s'est pourtant appliquée à en donner une définition, dans l'arrêt Kjeldsen, Madsen et Pedersen c. Danemark, dès le 7 décembre 1976. Il définit la religion d'abord comme "formant un ensemble dogmatique et moral très vaste qui a pu ou peut avoir des réponses à toute question d'ordre philosophique, cosmologique ou éthique". On pourrait sans doute considérer que le "Monstre du spaghetti volant" a réponse à toutes les questions, surtout d'ordre culinaire. Mais la Cour ajoute que ces convictions religieuses doivent présenter "un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d'importance" et être l'expression "d'une vision cohérente des problèmes fondamentaux".

 

La passoire retourne à la cuisine

 

Au regard de cette définition, le port de la passoire devient un peu louche. La Cour observe sévèrement que la religion pastafariste "manque du sérieux et de la cohérence requis" ("a lack of the required seriousness and cohesion"). Cette fois, c'est plutôt le côté drôlatique du Pastafarisme qui est mis en évidence. En clair, la religion n'est pas faite pour plaisanter...Et si on plaisante, c'est que l'on n'a pas à faire à une religion.

La Cour arrive ainsi à la conclusion que le Pastafarisme n'est pas une religion protégée par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme, et donc que la passoire en couvre-chef n'est pas un signe religieux. La requérante pastafarienne est donc renvoyée dans sa cuisine, avec ses spaghettis et sa passoire.


Sur la définition de la religion : Chapitre 10  section 3 § 1  du Manuel

mardi 7 décembre 2021

Les fadettes, le procureur et l'Estonie


Dans sa décision Omar Y., rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 3 décembre 2021, le Conseil constitutionnel censure les dispositions des articles 77-1-1 et 77-1-2 du code de procédure pénale, permettant la réquisition des données informatiques sur autorisation du procureur de la République lors d'une enquête préliminaire. Concrètement, la question porte essentiellement sur la communication des données de connexion. Cette facturation détaillée (fadette) permet de connaître les correspondants d'une personne, la date et la durée des communication. Elle ne permet pas, en revanche, d'accéder au contenu des conversations.

 

Une garantie insuffisante

 

Les motifs de la décision semblent issus d'une jurisprudence très classique. Exerçant son contrôle de proportionnalité, le Conseil constitutionnel estime que "le législateur n'a pas entouré la procédure prévue par les dispositions contestées de garanties propres à assurer une conciliation équilibrée entre le droit au respect de la vie privée et l'objectif à valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions". Rien de surprenant si l'on considère que les données de connexion sont des données personnelles puisqu'elles permettent d'identifier les interlocuteurs de la personne. A ce titre, l'accès à ces données lors d'une enquête préliminaire emporte bien une ingérence dans la vie privée des personnes.

Contrairement à ce qui a été affirmé dans certains médias, le Conseil constitutionnel ne fonde pas sa décision sur le fait que le procureur n'est pas un "magistrat" au sens où l'entend le droit européen, c'est à dire un juge qui n'est pas totalement indépendant de l'Exécutif. Au contraire, il affirme que "si ces réquisitions sont soumises à l'autorisation du procureur de la République, magistrat de l'ordre judiciaire auquel il revient (...) de contrôler la légalité des moyens mis en œuvre par les enquêteurs et la proportionnalité des actes d'investigation au regard de la nature et de la gravité des faits, le législateur n'a assorti le recours aux réquisitions de données de connexion d'aucune autre garantie". Autrement dit, l'autorisation du procureur est bien une "garantie" procédurale, mais elle est la seule et ce n'est pas suffisant aux yeux du Conseil.

Le Conseil ne censure pas, en soi, l'accès aux fadettes durant l'enquête préliminaire. Il exige seulement d'autres garanties procédurales. Sur ce point, différentes pistes peuvent être envisagées. La plus classique, celle qu'utilise le plus volontiers le législateur français, consiste à doubler l'autorisation du procureur d'une seconde autorisation du juge de la liberté et de la détention. Sans doute, mais ce n'est pas si facile en l'espèce, car l'accès aux fadettes implique certes une ingérence dans la vie privée, mais pas d'atteinte à la sûreté. 


Les conseils du Conseil

 

Le Conseil constitutionnel donne lui-même quelques indications dans ce domaine, lorsqu'il observe qu'actuellement la réquisition de ces données de connexion est autorisée dans le cadre d'une enquête qui "peut porter sur tout type d'infraction et qui n'est pas justifiée par l'urgence ni limitée dans le temps". Le législateur est donc invité à envisager la réduction du champ de cette procédure aux infractions les plus graves, ou à celles pour lesquelles l'accès aux fadettes est indispensable. De même pourrait-il exiger une condition d'urgence et enfermer cette communication dans une certaine durée. D'ores et déjà, la loi pour la confiance dans l'institution judiciaire, actuellement soumise au contrôle du Conseil constitutionnel, prévoit de limiter l'enquête préliminaire à deux ans, éventuellement renouvelable une fois.

Le Conseil indique donc, de manière à peine masquée, à quoi devra ressembler la future modification législative. En déclarant que l'abrogation des dispositions contestées ne sera effective qu'au 31 décembre 2022, il laisse au législateur le temps de la réflexion, et renvoie surtout la réforme au prochain quinquennat.

La décision s'inscrit dans la ligne d'une première QPC, du 23 septembre 2021, M. Jean B.. Le Conseil avait alors déclaré conforme à la Constitution le recours au dispositif de géolocalisation durant l'enquête préliminaire sur la seule autorisation du procureur de la République. Mais là encore, ceux qui voient une contradiction entre deux décisions rendues à un mois d'intervalle doivent se livrer à une relecture. Dans la QPC de septembre 2021, le Conseil note en effet que le législateur a pris soin de limiter le champ du recours à la géolocalisation. Celle-ci ne peut être autorisée que "lorsque l'exigent les nécessités d'une enquête portant sur un crime ou sur un délit puni d'au moins trois ans d'emprisonnement, d'une procédure d'enquête aux fins de recherche des causes de la mort ou de la disparition (...) ou d'une procédure de recherche d'une personne en fuite (...)". Cette fois, la procédure ne porte pas sur "tout type d'infraction", comme en matière d'accès aux données de connexion.

 

 

La Petite Fadette. George Sand

Illustré par Tony Johannot et Maurice Sand. Edition originale 1851

 

 

La CJUE écartée sans surprise

 

Reste que le requérant a gagné sa QPC sur d'autres moyens que ceux invoqués par son conseil. Celui-ci en effet demandait au Conseil de revenir sur sa jurisprudence du 23 septembre 2021 qui "faisait fi" de la jurisprudence européenne. Il s'appuyait sur l'arrêt rendu par la Cour de justice de l'Union européenne le 2 mars 2021, H. K. c. Prokuratuur. Les juges européens avaient estimé comme non conforme à la directive de 2002 sur le traitement des données personnelles la procédure estonienne d'accès aux données de communication en vigueur en Estonie. Le Conseil constitutionnel ne mentionne même pas ce moyen, dès lors qu'il n'a pas à juger de la conformité de la loi au droit de l'Union européenne.

On ne saurait lui en faire grief, mais le fait d'écarter la jurisprudence européenne ne résout pas le problème.  La procédure estionienne présente en effet une certaine similarité avec la procédure française, mise en oeuvre par un procureur qui n'est pas indépendant, Certes, cette absence d'indépendance n'est pas liée à ses liens avec l'Exécutif, mais à sa participation au procès pénal, dans un système assez comparable au droit américain. Même si, comme l'a déclaré le ministre Dupont-Moretti, la France ce n'est pas l'Estonie, une certaine prudence devrait pourtant s'imposer. 

 

Le précédent de la garde à vue

 

Nul n'a oublié que le ministre de l'époque déclarait que la Turquie n'était pas la France à propos de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008 condamnant l'absence d'avocat durant la garde à vue. Or, la condamnation de la France est intervenue par la décision Brusco c. France du 14 octobre 2010, et la Cour de cassation, le 15 avril 2011, a annulé des décisions de juges du fond refusant la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue, s'appuyant sur le caractère immédiatement exécutoire de la jurisprudence de la Cour européenne. Agissant ainsi, elle court-circuitait le Conseil constitutionnel qui avait abrogé la disposition litigieuse le 30 juillet 2010, en laissant au législateur du temps pour la réécrire. Le résultat a été que le droit français a dû improviser la mise en oeuvre de la procédure en quelques jours. Le risque d'une improvisation de même nature n'est pas inexistant, à propos du statut du procureur et la décision du 3 décembre 2021 pourrait être court-circuitée de la même manière que celle du 30 juillet 2010.

L'Estonie, ce n'est pas la France. Sans doute, mais le statut du procureur est de plus en plus précaire au regard du droit européen, qu'il s'agisse du droit de l'Union ou de droit de la Convention européenne des droits de l'homme. On ne peut que regretter que la réforme constitutionnelle de 2017 qui prévoyait de donner au procureur un réel statut d'indépendance n'ait jamais vu le jour. On ne peut que regretter encore que le ministre de la Justice, Eric Dupont-Moretti ne soit guère investi dans le combat pour l'indépendance du parquet. Il est vrai qu'il préfère engager des poursuites disciplinaires contre ses membres devant le Conseil supérieur de la magistrature. On ne peut pas tout faire.


Sur l'indépendance du parquet : Chapitre 4  section 1, § 1 D du Manuel

 



vendredi 3 décembre 2021

La compétence universelle, en voie de disparition


Que subsiste-t-il de la compétence universelle ? L'arrêt rendu par la Cour de cassation le 24 novembre 2021 incite à se poser cette question. Un ancien membre des services de renseignement syriens, Abudlhamid C., arrêté en région parisienne, et mis en examen pour complicité de crimes contre l'humanité, ne pourra être jugé dans notre pays. La Cour de cassation déclare en effet les tribunaux français incompétents, dès lors que le crime contre l'humanité, et à fortiori la complicité de crime contre l'humanité, ne figurent pas en tant que tels dans le code pénal syrien. Cette règle dite de la double incrimination rend ainsi impossible l'exercice par la France de sa compétence universelle. 

 

La compétence universelle

 

Cette décision n'a rien de surprenant, car elle s'inscrit dans un mouvement continu de mise en cause de la compétence universelle. C'était pourtant une belle idée, d'ailleurs fort simple. La compétence universelle repose sur le principe selon lequel les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité ne devraient se sentir en sécurité nulle part et pouvoir être jugés partout, quel que soit le territoire sur lequel ces exactions ont été commises.

La première mention de la compétence universelle se trouve dans l'article 5 al.1 de la Convention de 1984 contre la torture, et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il impose à l'Etat signataire de "prendre les mesures nécessaires pour établir sa compétence dans le cas où l'auteur présumé de l'infraction se trouve sur son territoire". La torture, reconnue comme une atteinte aux droits de l'homme par l'ensemble des pays civilisés, doit donc pouvoir être jugée dans n'importe quel Etat. Par la suite, d'autres articles furent ajoutés dans le code pénal, pour pouvoir juger différentes infractions, sur le fondement de traités internationaux tels que la convention pour la répression du terrorisme, celle pour la répression du financement du terrorisme, ou sur les actes illicites de violence dans les aéroports etc.
 
La France s'est volontiers affirmée comme particulièrement attachée à la compétence universelle et en pointe dans la recherche des criminels. C'est ainsi qu'a été créé l'Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité, les génocides et les crimes de guerre par un décret du 5 novembre 2013 (OCLCH), ainsi qu'un pôle judiciaire spécialisé au tribunal de Paris.  

Cet affichage institutionnel se heurte pourtant à un écueil inattendu : la Cour pénale internationale (CPI), précisément chargée de juger ces crimes, lorsqu'ils sont commis durant des conflits armés. En apparence, la compétence universelle de l'État et la compétence de la CPI devraient se compléter. Depuis la signature et la ratification du Statut de Rome, la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale (CPI), a d'ailleurs étendu le champ de la compétence universelle aux crimes relevant de la compétence de cette juridiction. 
 
Certes, mais les conditions mises à l'exercice de la compétence universelle ont été considérablement réduites par ce même texte. Pour être poursuivie en France, la personne suspectée doit y résider habituellement et ne pas être réclamée par un autre Etat ou une juridiction internationale. Ces deux conditions sont parfaitement remplies dans le cas de Abudlhamid C., qui demeure en région parisienne et n'est demandé par personne.
 
 

 Viens à la maison. Claude François. 1972

La double incrimination

 

En revanche, la troisième condition, celle de la double incrimination, pose problème. Pour être poursuivi sur le fondement de la compétence universelle, Abudlhamid C. doit avoir avoir commis des faits également poursuivis par la loi dans l'Etat où ils ont été commis. Dans le cas présent hélas, l'infraction de de crime contre l'humanité, et donc de complicité de crime contre l'humanité, ne figure pas dans le code pénal syrien. Les esprits méfiants pourraient penser que la loi syrienne veut éviter l'encombrement des tribunaux, mais il n'en est rien, car le droit de ce pays incrimine le meurtre, les actes de barbarie, le viol, les violences et la torture. Mais pas le crime contre l'humanité.

La double incrimination empêche ainsi de poursuivre M. Abudlhamid C. pour les crimes commis en Syrie. La responsabilité de cette situation n'incombe évidemment pas à la Chambre criminelle mais à la loi qu'elle se borne à appliquer. Il s'agit de l'article L 689-11 du code de procédure pénale, issu de la loi Belloubet du 23 mars 2019 (art. 63). Il énonce que "peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises toute personne (...) qui s'est rendue coupable à l'étranger de l'un des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale en application de la convention portant statut de la Cour pénale internationale signée à Rome le 18 juillet 1998, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont elle a la nationalité est partie à la convention précitée". La Cour de cassation est donc contrainte de constater que les faits reprochés à Abudlhamid C. ne sont pas "punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis".

 

Un sanctuaire pour les auteurs de crimes contre l'humanité

 

Dans le cas présent, la situation est sans issue. En effet, l'intéressé est syrien, poursuivi pour des crimes commis en Syrie. Mais cet État s'est bien gardé de signer et de ratifier le Statut de Rome, et il n'est pas "partie à la Convention précitée". M. Abudlhamid C. ne peut donc être poursuivi, ni sur le fondement de la compétence de la CPI, ni sur celui de la compétence universelle telle qu'elle mise en oeuvre par le droit français. Une situation particulièrement confortable, si on la compare à celle de ses amis syriens qui ont eu la mauvaise idée de s'installer en Allemagne. Le 2 décembre 2021, le parquet de Coblence a requis en effet la réclusion à perpétuité à l'encontre d'un colonel des services de renseignement syriens, précisément accusé de crimes contre l'humanité. 

Cette situation illustre parfaitement le recul français dans la répression de ces crimes particulièrement graves. Dans l'ancienne rédaction du code pénal, à une époque où la convention sur la torture était le fondement des poursuites, le code pénal se bornait à mentionner que "peut être poursuivie et jugée dans les conditions prévues à l'article 689-1 toute personne coupable de tortures au sens de l'article 1er de la convention". On admire la simplicité de rédaction : aucune condition de demande de remise ou d'extradition par un autre Etat, aucune condition de résidence, aucune condition de double incrimination. Des condamnations ont d'ailleurs été prononcées, notamment celle en 2002 d'un officier mauritanien qui s'était livré à des actes de torture dans son pays avant d'y être amnistié.

Doit-on considérer que la France est devenue un véritable sanctuaire pour les auteurs de crimes contre l'humanité ? Sans doute pas, car on peut penser qu'il existe des situations dans lesquelles la compétence universelle reste applicable. Peut-être aussi serait-il possible de requalifier en tortures les exactions reprochées à l'intéressé, dès lors que la torture, elle, figure dans le code pénal syrien ? 

Il n'empêche que l'évolution du droit français depuis la loi de 2010 mettant en oeuvre le Statut de Rome et la loi Belloubet de 2019 ne traduit aucun progrès de la protection des droits de l'homme, mais plutôt une régression. La saisine de la CPI est pratiquement impossible, mais les mesures adaptant le droit à cette nouvelle juridiction ont verrouillé la compétence universelle. La CPI fait ainsi écran à la poursuite des tortionnaires. Convenons qu'il s'agit d'une bien étrange situation.


 Sur les crimes contre l'humanité  : Chapitre 7  section 1, § 3 du Manuel