En l'espèce, le Conseil d'État a choisi la voie la plus simple pour régler le contentieux. Il a considéré que le statut des gendarmes départementaux était parfaitement conforme aux dispositions de la directive de 2003. Il note d'abord que la directive de 2003 renvoie à une précédente directive du 2 juin 1989 qui reconnait que des "particularités inhérentes à certaines activités spécifiques", telles que celles exercées par les forces armées, sont susceptibles d'être soustraites aux obligations imposées par ce texte. Ensuite, il donne une interprétation de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), qui permet de sortir le droit français d'un bien mauvais pas.
Interprétation de l'arrêt du 15 juillet 2021
La décision du 15 juillet 2021, B. K. c. Slovénie rendue par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) semble pourtant peu favorable aux positions françaises. Elle sanctionne le droit slovène qui refuse à un militaire le droit
au
paiement d'heures supplémentaires, alors qu'il peut être soumis à un
"service de garde" ininterrompu de
sept jours par mois. La Cour refuse ainsi une approche globale de la spécificité du
statut
militaire, position adoptée par la Slovénie comme par la France. Elle préfère "saucissonner" les activités des forces armées,
en considérant que doivent être soumises à la directive les activités
qui sont très proches de celles d'un "travailleur" public ou
privé ordinaire. Les autres, en revanche, celles directement orientées sur la défense du territoire, peuvent donner lieu à une organisation du travail plus contraignante.
Cette décision a, en juillet 2021, provoqué une réaction très vive des autorités françaises et notamment de la ministre de la défense, Florence Parly.
Elle a affirmé que l'arrêt de la Cour allait à l'encontre du principe
d'unicité des forces armées, d'autant qu'il est impossible de distinguer
ce qui, dans les forces armées, relève de l'administration de ce qui
relève de l'opérationnel. Tous les militaires, qu'ils combattent,
gèrent, approvisionnent ou soignent, concourent tous, in fine, à la même
mission. Le débat a évidemment pris de l'ampleur, les militants européens dénonçant un refus de se soumettre au droit de l'Union, les militants souverainistes, à l'inverse, dénonçant une ingérence excessive de la CJUE dans un domaine régalien.
Cet emballement médiatique traduisait surtout une lecture un peu superficielle de l'arrêt de la CJUE. Il offrait lui-même aux États la possibilité de ne pas appliquer la directive aux forces armées, précisant que les dispositions de la directive de 2003 "ne sauraient être interprétées d’une manière telle qu’elles empêcheraient les forces armées d’accomplir leurs missions et qu’elles porteraient atteinte, par voie de conséquence, aux fonctions essentielles de l’État que sont la préservation de son intégrité territoriale et la sauvegarde de la sécurité nationale". L'interprétation donnée par la Cour confirme ainsi la dérogation accordée aux États dans le cas particulier des forces armées.
Gendarme départemental, hors de son temps de travail
Collection particulière, circa 1920
Une brèche ouverte et exploitée par la Conseil d'État
Le Conseil d'État se précipite dans la brèche ouverte par les juges européens. Il ne dit pas que la Gendarmerie, en tant que telle, doit être entièrement exclue du champ d'application de la directive. Il semble même suivre la CJUE dans son opération de "saucissonnage" des activités militaires, et s'intéresse de près aux seules activités de la Gendarmerie départementale. Il observe ainsi qu'elle exerce des missions civiles mais aussi militaires, notamment dans le cadre de la défense opérationnelle du territoire. Il étudie ensuite les différents types d'astreintes auxquels sont soumis les gendarmes départementaux.
Il renvoie alors la CJUE à sa propre jurisprudence, et notamment à l'arrêt R.J. c. Stadt Offenbach am Main du 9 mars 2021. La Cour y fait une distinction entre les astreintes qui imposent au salarié de demeurer éloigné de son environnement social et familial, et celles qui lui permettent au contraire d'y demeurer. Dans le second cas, elles peuvent ne pas être considérées comme relevant du temps de travail. Les gendarmes départementaux ont leur domicile privé sur leur lieu de travail, ou tout-à-fait à proximité, situation qui les conduit à assurer une large part des astreintes chez eux. Examinant de la même manière, les temps de repos qui leur est accordé, le Conseil d'État se livre à un calcul savant qui lui permet de conclure que l'objectif de 48 heures hebdomadaires fixé par la directive de 2003 est respecté. L'obligation de réserve empêchera certainement les gendarmes de dire ce qu'ils pensent du calcul effectué par le Conseil d'État. L'important, dans l'affaire, est que le juge administratif s'est ainsi sorti d'une situation juridique un peu délicate.
La jurisprudence French Data Network
Le Conseil d'État évite en effet de se prononcer directement sur le sujet qui fâche, c'est-à-dire les suites qu'il convient de donner aux décisions de la CJUE, lorsqu'il apparaît qu'elles mettent en cause un principe constitutionnel.
Dans son arrêt French Data Network du 21 avril 2021, le Conseil d'État a pris la précaution d'affirmer clairement que la Constitution demeure la norme suprême du droit national. Il lui revient donc de s'assurer que la mise en oeuvre du droit européen, tel qu'interprété par la CJUE, ne porte pas atteinte à des exigences constitutionnelles qui ne sont pas garanties de façon équivalente par le droit européen. Dans le cas contraire, le moyen tiré de la non-conformité au droit dérivé européen doit être écarté.
Cette jurisprudence est formulée de manière très comparable par le Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 27 juillet 20006 sur la loi relative au droit d'auteur dans la société de l'information, il affirmait déjà très clairement que "la transposition d'une directive ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'une principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France". Tout récemment, dans une décision QPC très remarquée du 15 octobre 2021, Société Air France, il a donné un contenu juridique à la notion d'"identité constitutionnelle de la France" en mentionnant comme en faisant partie "l'interdiction de déléguer l'exercice de la force publique à des personnes privées". Le Conseil constitutionnel ouvre ainsi une brèche dans sa jurisprudence traditionnelle par laquelle il se déclarait imcompétent pour apprécier la conformité à la Constitution de dispositions législatives mettant en oeuvre une directive européenne. Le "principe inhérent à l'identité constitutionnelle" fonctionne alors comme une clause de sauvegarde, permettant au Conseil d'assurer la suprématie de la Constitution sur le droit européen dérivé.
Le principe de libre disposition des forces armées
Dans l'arrêt du 17 décembre 2021, le Conseil d'État n'a pas besoin d'invoquer la jurisprudence French Data Network, mais cela ne l'empêche pas de se montrer prévoyant. Comme le Conseil constitutionnel, il commence à forger des outils permettant d'apprécier si l'application d'une directive européenne ne compromet pas un principe constitutionnel. Alors même qu'il n'en avait pas besoin, puisqu'il a jugé que le temps de travail des gendarmes était conforme à la directive, il rappelle le principe constitutionnel de libre disposition des forces armées.
Il est apparu de manière incidente dans la décision QPC du 28 novembre 2014, M. Dominique de L, dans lequel le Conseil précise que l'exercice de mandats électoraux par des militaires en activité "ne saurait porter atteinte à cette nécessaire libre disposition de la force armée". Peu de temps après, dans une seconde QPC du 27 février 2015, M. Pierre T. rendue à propos des arrêts de rigueur infligés aux militaires, le Conseil constitutionnel affirme que "le principe de nécessaire libre disposition de la force armée (...) implique que l'exercice par les militaires de certains droits et libertés reconnus aux citoyens soit interdit ou restreint". Le fondement constitutionnel de ce principe se trouve aussi bien dans l'article 5 de la Constitution qui fait du Président de la République le chef des armées que dans les articles 20 et 21 qui énoncent que le gouvernement dispose de la force armée et que le Premier ministre est responsable de la défense nationale.
Le Conseil d'État réaffirme donc ce principe constitutionnel et s'en déclare le protecteur. L'avertissement est clair. Si un jour il devenait impossible de fournir un calcul permettant d'affirmer que le temps de travail des militaires est conforme à la directive européenne de 2003, le Conseil d'Etat n'hésiterait pas à sortir une arme plus lourde : le principe de libre disposition de la force armée. De toute évidence, le Conseil constitutionnel comme le Conseil d'État fourbissent leur outils juridiques pour assurer, quand cela devient nécessaire, que "la Constitution demeure la norme suprême du droit national" .
=== FRANCE : ENTRE DEMOCRATIE POTEMKINE ET DEMOCRATURE ? ===
RépondreSupprimer"On ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment". Cette maxime du Cardinal de Retz pourrait servir de morale à cet arrêt du Conseil d'Etat qui ne manque pas de sel pour la patrie autoproclamée des droits de l'homme.
A la veille de la présidence française semestrielle de l'Union européenne, nos autorités - y compris la plus haute - n'ont de cesse de se présenter en parangon de vertu juridique. Elles excommunient Hongrois et Polonais, tout en ménageant les Allemands (Cf. la décision de la Cour constitutionnelle), motif pris que ces démocraties illibérales ont le toupet de faire passer leur ordre constitutionnel avant celui de l'Union. Insupportable, inadmissible, nous explique-t-on !
Mais que fait la France, qui se drape dans le concept "d'identité constitutionnelle" ? Elle ne fait pas autre chose au nom du principe : faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais ! Est-ce digne de la France éternelle ?
La responsabilité de cette situation ubuesque revient à Jupiter qui confond raison d'Etat et déraison d'Etat, au Conseil inconstitutionnel, sorte de chambre d'enregistrement des désirs du Prince qui nous gouverne et du Conseil d'Etat chargé de couvrir le tout d'un faux vernis juridique. Cette structure anachronique possède un mode de fonctionnement vicieux : elle définit d'abord la conclusion à laquelle elle veut/doit parvenir et bâtit un pseudo-raisonnement juridique pour faire sortir le lapin du chapeau.
Ce ne sont pas les explications alambiquées fournies, lors d'une conférence de presse ad hoc, par les Sieurs Lasserre et Chantepy, qui changeront la donne. Comme le résume parfaitement le chroniqueur juridique du Monde (édition des 19-20 décembre 2021, page 14) : "Le droit européen reste un droit supérieur, sauf exception". Et tout le monde sait que l'exception confirme la règle...