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mercredi 14 octobre 2020

Trafic de drogue et secret des sources


Dans un arrêt Jecker c. Suisse du 6 octobre 2020, la Cour européenne des droits de l'homme rappelle que les autorités judiciaires qui exigent la divulgation de l'identité d'une source journalistique doivent justifier cette demande par un "impératif prépondérant d'intérêt public". Elle précise que cet impératif doit être formellement identifié au regard de l'affaire en cours, et non pas abstraitement motivé par une simple référence à la législation en vigueur.

Le 9 octobre 2012, Mme Jecker, journaliste au quotidien régional Basler Zeitung, publie un article sur la visite qu'elle a rendue à un revendeur de drogue exerçant depuis dix ans le commerce du cannabis et du haschish. Elle y mentionne notamment les revenus substantiels de l'intéressé et la nature habituelle de son activité. A la suite de la publication, le ministère public du canton de Bâle-ville a ouvert une enquête, durant laquelle Mme Jecker a été entendue. Mais elle se refusa à toute déclaration, invoquant le droit au secret des sources. Le tribunal fédéral, finalement saisi de l'affaire, décida, dans un arrêt de 2014, qu'il fallait s'en tenir aux dispositions de la loi fédérale, laquelle se bornait à mentionner le trafic de stupéfiant parmi les infractions justifiant que le secret des sources soit écarté. 

Devant la CEDH, la requérante invoque une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, et la Cour lui donne satisfaction, sanctionnant un droit suisse qui ne prenait pas réellement en considération la proportionnalité des intérêts en cause, ou plus exactement qui n'explicitait pas ces intérêts.

 

Secret des sources et droit à l'information

 

Depuis l'arrêt Goodwin c. Royaume-Uni de 1996, la CEDH affirme que "la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse", puisqu'elle permet l'information du public sur des questions d'intérêt général. La décision du 14 septembre 2010, Sanoma Uitgevers BV c. Pays-Bas précise que "eu égard à l'importance de la protection des sources journalistiques", elle ne saurait être limitée que si cette restriction repose sur un "impératif prépondérant d'intérêt public". La garantie du secret des sources ne doit toutefois pas être interprétée comme la reconnaissance d'un privilège intuitu personae accordé aux journalistes, mais comme un élément essentiel du droit à l'information (CEDH, 15 décembre 2009 Financial Times Ltd et a. c. Royaume-Uni).

En l'espèce, nul ne conteste que la mise en cause du secret des sources par les juges s'analyse comme une ingérence dans la liberté d'information et que cette ingérence répond à un but légitime : la lutte contre la criminalité. La question est donc celle de savoir si cette ingérence est  "nécessaire dans une société démocratique", au sens de l'alinéa 2 de l'article 10. La CEDH est donc conduite à apprécier les motifs donnés par les juges suisses pour contraindre Mme Jecker à témoigner.

La Cour reconnaît que ce témoignage était l'unique moyen d'identifier le revendeur de drogue. Mais elle insiste sur la nécessité de prendre en considération la gravité de l'infraction. Or, les juges suisses ne se sont pas intéressés à cette question, le tribunal fédéral s'en remettant finalement à la volonté du législateur qui avait intégré le trafic de stupéfiant dans la liste des infractions graves justifiant une atteinte au secret des sources. Elle reproche aux autorités suisses de ne pas s'être interrogées sur la spécificité de l'affaire, et notamment sur le fait que le dealer vendait du cannabis et du haschich, pas des drogues dures. 

 

 

Les journalistes. Francisque Poulbot. 1903

 

 

Le contrôle de la motivation

 

On peut se demander si la CEDH ne va pas au-delà de l'étendue habituelle de son contrôle de proportionnalité. Une "société démocratique" ne peut-elle définir elle-même la liste des infractions justifiant une obligation de témoigner en fonction de la politique pénale qu'elle souhaite appliquer ? La lutte contre le trafic de stupéfiants pourrait constituer un "impératif prépondérant d'intérêt public" et prévaloir sur le secret des sources dans des circonstances précises, par exemple en cas de croissance importante de la consommation ou d'utilisation de ce trafic pour financer des entreprises mafieuses ou le terrorisme. 

En réalité, la CEDH ne se place pas sous cet angle et n'affirme pas sa volonté de contrôler la politique pénale des Etats. En revanche, elle sanctionne les tribunaux suisses qui n'ont pas expliqué en quoi le témoignage de Mme Jecker était justifié par un "impératif prépondérant d'intérêt public", ce qui est bien différent. L'atteinte au droit au secret des sources constitue en effet une ingérence à la liberté d'expression et, comme telle, elle doit reposer sur des motifs internes au dossier. En se fondant uniquement sur le contenu de la loi le tribunal fédéral a donc insuffisamment motivé sa décision. La CEDH contrôle ainsi non seulement les motifs de la décision des justices mais aussi sa motivation.

L'arrêt Jecker c. Suisse révèle ainsi une position nuancée. Le droit au secret des sources n'est pas un droit absolu dont disposerait les journalistes, contrairement d'ailleurs à ce qu'ils affirment souvent. C'est une prérogative qui peut céder lorsque le témoignage est jugé indispensable pour des raisons qui doivent être explicitées. A l'issue du débat, c'est finalement la CEDH qui définit elle-même les contours de ce secret, au fil de sa jurisprudence.


Sur la liberté de presse : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2

 


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