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samedi 17 octobre 2020

Les Invités de LLC : Tout est fait pour empêcher le Parquet national financier d'exercer normalement son office


 Liberté Libertés Chéries reproduit la tribune publiée par Le Monde du 14 octobre 2020

 Liste des signataires :

Pascal Beauvais, Professeur de droit à l'Université de Paris Nanterre, William Bourdon, avocat, Vincent Brengarth, Avocat, Julia Cagé, Professeure d'économie à Sciences Po Paris, Johann Chapoutot, Professeur d'histoire à Sorbonne Université, Thomas Clay, Avocat, Professeur de droit à l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), Jacques Commaille, Professeur des Universités émérite de l'ENS Paris-Saclay, Bruno Cotte, Ancien président de la chambre criminelle de la Cour de cassation, Alain Damasio, écrivain, Xavier Dupré de Boulois, Professeur de droit à l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), Didier Fassin, Professeur à l'Institut d'étude avancée de Princeton et au Collège de France, Julian Fernandez, Professeur à l'Université Panthéon-Assas, Jean-Paul Jean, Président de chambre honoraire à la Cour de cassation, Gilles Johanet, Ancien procureur général près la Cour des Comptes, Eva Joly, Avocate, ancienne députée européenne, Christine Lazerges, Professeur émérite de droit de l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), Roseline Letteron, Professeur de droit à Sorbonne Université, Marie Lhéritier, Avocate, Daniel Mainguy, Professeur à l'Université de Montpellier, Avocat, arbitre, Filipe Marques, Président de MEDEL, Magistrats européens pour la démocratie et les libertés, Michel Massé, Professeur émérite de l'Université de Poitiers, Raphaële Parizot, Professeure de droit pénal à l'Université de Paris Nanterre, Thomas Piketty, Directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'école d'économie de Paris, Dominique Plihon, économiste, Professeur d'Université émérite, Stéphane Rials, Professeur à l'Université Panthéon-Assas, membre senior de l'Institut universitaire de France, Dominique Rousseau, Professeur de droit public à l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), ancien membre du CSM, Jean-Pierre Royer, Historien de la justice, François Saint-Pierre, avocat, Serge Sur, Professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas.

 

Tout est fait pour empêcher 

le Parquet national financier 

d'exercer normalement son office

 

Les manœuvres dont fait lobjet, depuis trois mois, le Parquet National Financier, méritent que chaque citoyen, chaque personne soucieuse du bien public et du bon fonctionnement de la démocratie, sattache à comprendre, à analyser et à dénoncer l’épisode qui est en train de se jouer sous ses yeux.

Disons-le demblée : lHistoire de cette histoire est déjà écrite et nul ny pourra rien. Elle est celle dune tentative supplémentaire et désespérée, de certains titulaires provisoires du pouvoir exécutif pour déstabiliser et mettre au pas une institution judiciaire dont ils nont jamais admis qu’elle pût, de façon indépendante, travailler et parfois, au gré des affaires, contrarier leurs intérêts immédiats. Ceux qui sy fourvoient en paieront tôt ou tard le prix, symbolique, devant le juge le plus intransigeant de tous : notre mémoire collective qui na pas oublié, plus de vingt ans après, lhélicoptère envoyé dans lHimalaya ou le commissaire de police refusant de suivre un juge lors dune perquisition.

 

De quoi est-il question aujourd’hui ? 

 

Avant tout, dun procès pour corruption qui doit se tenir en novembre prochain devant le tribunal correctionnel de Paris, lors duquel seront jugés un ancien président de la République, son avocat et un haut magistrat. Tout est fait, depuis plusieurs mois, pour empêcher le Parquet National Financier, qui doit soutenir laccusation dans cette affaire, dexercer normalement son office. Ainsi, fin juin, il était révélé quune enquête avait été ouverte et conduite, à partir de 2014, pour débusquer la « taupe » qui aurait permis à Maître Thierry Herzog dapprendre que lui et Nicolas Sarkozy étaient tous deux placés sur écoutes dans le cadre de cette affaire de corruption et que cette enquête avait permis la collecte des relevés téléphoniques des correspondants de Maître Herzog le jour des faits, majoritairement des avocats. Entendons-nous bien, et apprécions lhabile renversement permis par cette opportune publication : la polémique qui allait naître ne découlait pas de ce que des individus placés sur écoutes en aient été informés, elle consistait en la mise en œuvre, de façon pourtant tout à fait légale, de techniques denquête propres à identifier le mystérieux informateur.

Deux gardes des Sceaux successifs ont choisi dinstrumentaliser ce vague parfum de scandale. Nicole Belloubet a diligenté une première inspection de fonctionnement, sans doute la première du genre à sintéresser au fond dune enquête pénale, et à permettre au pouvoir exécutif de porter une appréciation sur des investigations décidées par des magistrats. Le rapport a été remis le 15 septembre dernier et il en est résulté que rien, dans la conduite de cette enquête, ne relevait de lillégalité ni de la violation des droits. Pourtant, trois jours plus tard, Eric Dupond-Moretti, à peine nommé, a décidé de déclencher une nouvelle enquête, dite administrative (cest-à-dire à vocation disciplinaire), contre les deux magistrats qui avaient dirigé lenquête sur la taupe et contre leur supérieure hiérarchique, en les désignant nominativement à la vindicte dans un communiqué de presse – procédé à ce jour inusité et qui ne masque pas la volonté dhumilier et de salir.

 


Ancien ténor du barreau, devenu baryton et ministre,

cherchant les moyens de contrôler le PNF

Air de Scarpia : Tre sbirri una carozza, Tosca, Puccini, acte 1 

Ruggiero Raimondi, 1992, Orchestre de la RAI, direction Z. Mehta

 

La prochaine étape 

 

La prochaine étape nest douteuse que pour les naïfs : la défense, soufflant sur les braises dun feu complaisamment allumé par des amis pyromanes, sollicitera évidemment le dépaysement du dossier, la récusation du tribunal ou le renvoi de laffaire, de sorte que le procès ne puisse se tenir. Et, si daventure le tribunal faisait preuve de cette coupable obstination à faire ce pour quoi il est payé, cest-à-dire juger, toutes les conditions seraient réunies pour que ce procès devienne, par un étrange dérèglement des sens, celui du Parquet National Financier et de cette justice forcément partiale.

Il convient de mesurer les conflits dintérêts majeurs dans lesquels se trouve lactuel garde des Sceaux lorsquil décide de saisir à nouveau linspection dans une telle affaire : ils sont au nombre de trois. Dabord, son aversion de principe, maintes fois répétée, contre le Parquet National Financier, dont plusieurs succès ont signé ses échecs : il na cessé de fustiger les « chefs dorchestre de la morale publique » à la « férocité insupportable ». Le deuxième conflit, frappant, accablant, découle de ce quil a lui-même fait lobjet des investigations du PNF dans lenquête en question, puisqu’il faisait partie des interlocuteurs de Maître Herzog le jour où celui-ci a visiblement appris quil faisait lobjet dune écoute téléphonique. Eric Dupond-Moretti a stigmatisé, tout en nuances, « des méthodes de barbouzes » et prétendu, contre l’évidence juridique absolue, que ces investigations étaient illégales. Pire, il a déposé une plainte contre le parquet, dont le retrait depuis lors nefface évidemment pas le parti pris très unilatéral qu'il avait alors manifesté. Le troisième conflit dintérêt du ministre est constitué par lamitié qui le lie à Maître Herzog, avec lequel il vient de passer du temps cet été sans voir le problème, et qui est très directement intéressé par les conséquences des inspections sur son procès à venir.

Il suffit de confronter ces constats aux conclusions très claires de la première inspection pour saisir combien lattitude du ministre surgit des conflits de lavocat. Quelle démocratie scrupuleuse peut accepter une telle privatisation de la décision politique ?

La stratégie de diversion déployée ces derniers jours ne fait que mettre en lumière son absence de réponse sur le fond du problème : les accusations de corporatisme distillées contre des magistrats qui défendent pourtant en loccurrence des principes qui nous concernent tous, lopportune annonce de laugmentation du budget de la justice, la nomination dune avocate à la tête de l’école nationale de la magistrature n’ôteront rien au fait qu'un ministre utilise ses fonctions pour déstabiliser grandement une institution quil a pour mission de protéger, non pas au bénéfice des magistrats mais à celui de la société tout entière.

En juillet 2019, on sen souvient, la précédente garde des Sceaux avait ordonné une enquête administrative visant le magistrat parisien Eric Alt pour son engagement au sein de lassociation Anticor et, déjà, il ny avait pas lombre dune faute à lui reprocher. Un an plus tard, la ministre dalors avait bien dû se résoudre à ne donner aucune suite à cette affaire. Mais le mal, bien sûr, était fait. Il en va ainsi des « procédures bâillons » : la conclusion compte moins que lintimidation engendrée par la procédure elle-même et son cortège dennuis associés, qui découragent ceux qui en font lobjet et intimident tous les autres. Décidément, le message est clair : il ne fait pas bon sattaquer à la corruption lorsquon est magistrat.

 

Un aveu

 

Acculé, Eric Dupond-Moretti vient d’annoncer qu’il s’en remettrait au premier ministre pour décider des suites de l’enquête administrative. En creux, c’est bien d’un aveu qu’il s’agit : une telle procédure n’est prévue qu’en matière de conflits d’intérêts… Mais la manœuvre est grossière, qui permet de maintenir le bâillon tout en donnant les apparences de l’ouverture. Personne n’en sera dupe : la concession ne vise qu’à relégitimer une inspection déclenchée dans des conditions telles qu’elle a déjà valu trois plaintes au ministre devant la cour de justice de la République.

L’égalité devant la justice, à laquelle le Parquet National Financier contribue de façon éminente, est une conquête précieuse de la République. Elle est le ferment de la confiance quaccordent les citoyens à leurs juges, et un des gages de leur attachement à la loi commune. Chacun devrait donc avoir en tête et à cœur, à la place qui est la sienne, de la conforter plutôt que de la sacrifier sur lautel dintérêts que lon ne comprend que trop.

 

 

Sur l'indépendance des juges  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1, § 1D

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