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mardi 10 mars 2020

Uber et le statut de travailleur indépendant

Dans un arrêt du 4 mars 2020, la Chambre sociale de la Cour de cassation sanctionne la pratique d'Uber, contraignant des personnes à travailler sous le statut de travailleur indépendant, alors même que leur lien avec l'entreprise est caractérisé par la subordination. En requalifiant ce lien en contrat de travail, la Cour vise permet de mieux encadrer juridiquement l'activité des plateformes et de lutter contre l'"ubérisation", du nom même de la société poursuivie. 


Un contrat de travail



M. X. s'était engagé comme chauffeur chez Uber, selon certains documents contractuels : contrat de prestation de service, conditions de partenariat, charte de la communauté Uber. En même temps, il a obtenu sa carte de conducteur de VTC et s'est inscrit au répertoire SIRENE en qualité de travailleur indépendant. Il a ensuite loué une licence VTC auprès d'une filiale d'Uber, et un véhicule après d'une autre entreprise, partenaire d'Uber. Enfin, il a installé sur son téléphone l'application Uber, et a réalisé plus de 2000 courses entre octobre 2016, et avril 2017, date à laquelle son compte a été désactivé par Uber, sans explication particulière.

Il a donc saisi les juges des prud'hommes d'une demande de requalification de ses services de transport en contrat de travail à durée indéterminée, requalification qui lui permettait ensuite de contester un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Les prud'hommes ont considéré qu'il s'agissait d'un contrat de nature commerciale, et ils se sont déclarés incompétents. La Cour d'appel, en revanche, a estimé que le contrat était bel et bien un contrat de travail, décision confirmée par la présente décision de la Chambre sociale.


Un lien de subordination juridique


L'article L 8221-6 du code de travail précise que "sont présumés ne pas être liés avec le donneur d'ordre par un contrat de travail (...) les personnes physiques immatriculées au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers (...)". Il ajoute immédiatement que "l'existence d'un contrat de travail peut toutefois être établie lorsque les personnes (...) fournissent directement des prestations à un donner d'ordre dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l'égard de celui-ci".

Il appartenait donc à M. X. de démontrer l'existence de ce lien de subordination juridique. Selon une jurisprudence de la Chambre sociale mentionnée dans l'arrêt Bastille Taxi du 19 décembre 2000, l'existence d'un contrat de travail "ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs". Il appartient donc au juge d'examiner la réalité de la relation de travail, selon la méthode du faisceau d'indices, définie dans une décision du 13 novembre 1996. La Chambre sociale va donc regarder si Uber a le pouvoir des donner des ordres et des directives à ses chauffeurs, peut contrôler l'exécution de leur travail et sanctionner leurs éventuels manquements.

A partir de ces éléments, la Chambre sociale avait déjà qualifié de contrat de travail la relation entretenue entre un livreur à vélo et l'entreprise Take Eat Easy, dans un arrêt du 28 novembre 2018. De la même manière, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) avait admis, dans l'affaire Kunsten Informatie en Media du 4 décembre 2014, que la qualification formelle de travailleur indépendant n'exclut pas qu'une personne soit qualifiée de travailleur (salarié), "si son indépendance n'est que fictive, déguisant ainsi une relation de travail".


Joe le taxi. Vanessa Paradis, 1987


La réalité de la relation de travail

 


Mettant en oeuvre ce pouvoir de requalification, la Chambre sociale se penche donc sur la réalité de la relation entre M. X et Uber et elle se réfère notamment aux trois documents contractuels qui lui ont été transmis de manière dématérialisée, tous trois comptant quarante-cinq pages rédigées en petits caractères. 

Elle note que le chauffeur peut effectivement se connecter quand il le souhaite à l'application, ce qui signifie qu'il peut choisir ses horaires de travail. Mais, comme dans l'affaire Take Eat Easy, cette liberté est purement artificielle. Les coûtes de la location de sa voiture, la redevance due pour sa licence, et les commissions prélevées par Uber le contraignent évidemment à allonger la durée de son travail s'il veut survivre. Il est donc obligé de travailler pour la plateforme, et la Cour remarque que M. X. était connecté à l'application entre 50 et 70 heures par semaine.

La Cour observe ensuite qu'Uber dispose d'un véritable pouvoir de sanctions, et la "Charte de la communauté Uber" énumère les motifs pour lesquels un chauffeur peut perdre l'accès à l'application, liste "non exhaustive" de comportements liés à la qualité, à la sécurité, à la fraude ou à la discrimination. Ces dispositions relèvent, à l'évidence, d'une procédure disciplinaire.

Enfin, Uber dispose d'un pouvoir de contrôle sur l'exécution des prestations. Si un chauffeur refuse trois courses successives, il reçoit un message "Etes vous encore là ?", et dispose alors de huit secondes pour accepter la course proposée, sans en connaître la destination ni le prix. S'il n'obtempère pas, il risque de nouveau la suspension de l'application. Il se voit par ailleurs interdire de conserver les coordonnées des clients, dans l'hypothèse où ce travailleur "indépendant" aurait des velléités de se constituer une clientèle personnelle. 


Un "capitalisme de plateformes"


Considérée en ces termes, la requalification du lien entre le chauffeur et Uber apparaît comme un minimum, qui permet au moins à l'intéressé d'obtenir réparation pour un licenciement sans cause réelle ni sérieuse. Mais il n'en demeure pas moins que ce contrat de travail demeure parfaitement léonin, l'expression de la puissance d'une multinationale de droit néerlandais, qui tente de se soustraire aux contraintes juridiques et fiscales du droit français. Cette puissance s'exerce à l'égard de personnes peu qualifiées, en recherche d'emploi, souvent isolées, et incapables de résister à ce rouleau-compresseur juridique. Derrière la modernité revendiquée par ces plateformes qui exercent leur activité sur internet se cache ainsi un véritable système oppressif "à l'ancienne", qualifié à juste titre de "capitalisme de plateformes".

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