Le Professeur Julian Fernandez, directeur du Centre Thucydide (Université Panthéon-Assas, Paris 2) a bien voulu autoriser Liberté Libertés Chéries à reproduire, avec quelques modifications d'auteur, son article diffusé le 12 mars 2020 sur Thucyblog. Les abonnés de LLC ne manqueront pas de se rendre régulièrement sur cet excellent blog, qui complétera utilement leur information en matière de relations internationales et de droits de l'homme.
Gulliver devant la Cour pénale internationale ?
Mesdames, Messieurs : le Roi… et la
Cour ? Longtemps réservée aux déchus ou aux lampistes, surtout africains, la
Cour pénale internationale (CPI) commence enfin à s’intéresser aux grands de ce
monde. L’arrêt rendu à
l’unanimité le 5 mars dernier par la Chambre d’appel de la CPI sur la situation
en Afghanistan est en ce sens historique. Pour la première fois, en effet, une
juridiction internationale va se pencher sur des actes de guerre imputables à
ce qui reste la grande puissance du moment, le Gulliver américain.
L’autorisation donnée à la Procureure de la Cour d’ouvrir une enquête sur les
crimes commis dans le cadre du conflit afghan depuis 2003 représente ainsi l’un
des rares espoirs de juger les responsables des déviances de la global war
on terror. Il n’est pas interdit de s’en réjouir, même si l’hypothèse de
voir Donald Rumsfeld ou George W. Bush répondre judiciairement de leurs actes
demeure pour le moins incertaine.
Le terrain
Depuis la Révolution de Saur en 1978,
l’Afghanistan est en proie à une violence multidimensionnelle et récurrente,
souvent d’assez haute intensité. Avec l’intervention américaine quelques
semaines après le 11 Septembre, puis l’élection d’Harmid Karzai, on a certes pu
croire à une stabilisation progressive. En réalité, le pays a rapidement sombré
dans une lutte au long cours entre le centre et la périphérie, entre Kaboul et
les provinces contrôlées par les guérillas anti-gouvernementales. Le conflit
oppose désormais un régime divisé et porté à bout de bras par les forces
américaines face aux Talibans et à d’autres groupes insurgés ou djihadistes (et
quelques franchises de Daech). Dans ce contexte d’affrontements renouvelés,
plus d’une centaine de communications et rapports dénonçant les exactions
commises par les différentes parties furent rapidement adressées à la CPI – en
priant celle-ci de se saisir de la situation sur le fondement de sa compétence
territoriale. En 2003, en effet, dans leur quête de légitimité et d’intégration
à la « communauté internationale », les autorités afghanes avaient
accédé à toute une série d’accords et de conventions, dont le Statut de Rome établissant la Cour pénale internationale. Le premier Procureur de la Cour,
l’Argentin Luis Moreno-Ocampo, a donc ouvert un examen préliminaire sur la
situation dès 2006. Puis…, rien. La gravité des crimes en cause et l’absence de
poursuites nationales engagées contre leurs responsables ne faisaient pourtant
guère débat. Mais le contexte était certainement jugé trop sensible
politiquement. Dix années se sont donc écoulées avant que la nouvelle
Procureure, la Gambienne Fatou Bensouda, ne se décide enfin à demander à une
Chambre préliminaire de la Cour l’autorisation d’ouvrir une enquête.
Les charges
Il y est surtout question
des campagnes meurtrières des Talibans et du réseau Haqqani ainsi que des
nombreuses exactions perpétrées par les forces afghanes, en particulier par la
Direction nationale de la sûreté et de la police. Plusieurs dizaines de
milliers de civils auraient été tués, ne serait-ce qu’entre 2009 et 2016. Mais
l’examen de la situation par le Procureur a aussi révélé que des crimes de
guerre (torture, violences sexuelles, etc.) auraient été commis par les forces
armées américaines et par les agents de la CIA dans des centres de détention
secrets en Afghanistan (à Bagram notamment) ou sur le territoire d'autres États
parties au Statut de Rome (les fameux « black sites » en Pologne,
Roumanie et Lituanie qui accueillaient des Afghans suspectés d’appartenir aux
Talibans ou à Al-Qaida). Secret de polichinelle, en fait, depuis les
révélations de différents médias et organes, et notamment d’ONG américaines (Human
Rights Watch, par exemple), de la presse américaine (le Washington Post
en particulier) et du Sénat américain (avec ce rapport du Senate
Select Committee on Intelligence de 2014
sur lequel le Bureau du Procureur s’appuiera tant) – ce qui montre, au passage,
la vigueur des freins et contrepoids à l’exécutif de ce côté de l’Atlantique.
Précisément, et selon la CPI, au moins 78 détenus placés sous la juridiction
des Etats-Unis auraient fait l’objet d’actes constitutifs de crimes de guerre
entre 2003 et 2004 (privation de nourriture, de sommeil, manipulation sensorielle, simulacre de noyade etc.). Difficile d’accuser la Procureure de faire du zèle, George W. Bush himself
a reconnu dans ses mémoires avoir autorisé de telles méthodes. Au contraire,
elle n’a pas retenu à ce stade d’autres « incidents » majeurs liés à des
tactiques de guerre problématiques (comme les frappes de drones selon la
méthode dite de « double tap ») ou à des bavures commises au
cours de certaines opérations (à l’instar du bombardement en 2015 du centre de
soins de MSF à Kondôz).
La Justice en marche
Trio des masques. Don Giovanni. Mozart, Joseph Losey, 1979
Edda Moser, Keneth Riegel, Kiri Te Kanawa
La réponse américaine
Il aura
fallu vingt-neuf mois de procédures pour que la Cour autorise en l’espèce
l’ouverture d’une enquête. C’est évidemment tout sauf un hasard.
L’Administration Trump a mobilisé pratiquement toute la palette du hard
power américain pour dissuader la Procureure puis les Juges de s’intéresser
davantage à cette situation. Menaces de poursuites judiciaires à leur encontre
(sic. !), de gels de leurs avoirs ; mesures de rétorsions
sinon de représailles (révocation du visa de la Procureure par exemple) ; et rappel d’une
loi américaine autorisant le recours à tous les moyens nécessaires et
appropriés, y compris la force, pour protéger leurs ressortissants de
poursuites de la Cour. Bref, John Bolton ou Mike Pompeo n’ont reculé devant
aucune outrance – c’est même à cela qu’on les reconnaît. Cela étant, la
position américaine n’est pas propre aux Républicains, elle relève moins de
l’intérêt partisan que de l’intérêt national. L’interventionnisme des
Etats-Unis ne saurait souffrir de telles contraintes judiciaires qui sont
perçues comme du lawfare engagé contre eux ou, pour reprendre le Général
Beaufre, comme l’illustration d’une « manœuvre extérieure » hostile qui
cherche à « s’assurer le maximum de liberté d’action » en paralysant
l’Amérique « par mille liens de dissuasion, comme les Lilliputiens avaient
su enchaîner Gulliver »[1].
Par conséquent, la justice pénale internationale doit être mise en quarantaine,
réservée aux autres. Quoi qu’il en coûte. Peu importe si les propos tenus et
les contre-mesures prises constituent une atteinte manifeste à l’administration
de la justice au sens de l’article 70 du Statut de Rome. Car force est de
constater que les juges de la CPI peuvent être sensibles aux pressions
exercées. Dans une décision d’avril
2019 pour le moins contestable, la Chambre préliminaire II a ainsi refusé
d’autoriser le Procureur à ouvrir une enquête de sa propre initiative. Une
première. Elle considérait que même s’il y avait bien une « base
raisonnable de croire » – selon l’expression consacrée – que des crimes
relevant de la compétence de la Cour avaient été commis et que les potentielles
affaires résultant de ces crimes apparaissaient recevables, une enquête, en
l’état, ne servirait pas les « intérêts de la justice ». L’absence
de coopération et l’opposition d’Etats non parties (lire, les Etats-Unis)
seraient ici rédhibitoires. Considérant l’hostilité des gouvernements impliqués
dans l’enquête demandée, ce serait manquer aux « intérêts de la
justice » que d’accéder à la demande du Procureure. Un bel encouragement
pour tous ceux qui auraient un intérêt à s’en prendre à la Cour !
La portée de l'arrêt
La Chambre d’Appel a heureusement renversé cette décision, et dans des proportions qui dépassent cette seule situation. Elle considère en effet que le contrôle de la Chambre préliminaire doit uniquement porter sur les termes de l’article 15 du Statut, la disposition sur laquelle se fonde la demande d’ouvrir une enquête proprio motu. Les critères posés à l’article 53 – dont la « recevabilité » potentielle d’une affaire et les « intérêts de la justice » – ne doivent pas entrés en considération. Ils guident l’appréciation du Bureau du Procureur mais pas le contrôle opéré par la Chambre à cette étape de la procédure. Celle-ci doit donc seulement s’assurer, « après examen de la demande et des éléments justificatifs qui l'accompagnent, qu'il existe une base raisonnable pour ouvrir une enquête et que l'affaire semble relever de la compétence de la Cour ». Et seules des informations factuelles et assez générales son attendues.
La position de la Chambre d’appel est ici
« disruptive ». C’est une bombe. Elle condamne dix années de pratique
des Chambres préliminaires dans l’appréciation des demandes d’ouverture
d’enquête (Kenya, Côte d’Ivoire, Géorgie, Burundi, Bangladesh/Myanmar, et Afghanistan).
Dans la lutte sourde que se livrent le Bureau du
Procureur et les Juges s’agissant de l’étendue des pouvoirs du premier, la
Chambre d’appel vient d’accorder une victoire par knock out à
l’Accusation. Elle affirme qu’une volonté d’ouvrir une enquête proprio motu
ne saurait être appréciée au regard des « intérêts de la justice »,
une notion floue qui n’a de toute façon pas été justement considérée dans le
cas d’espèce, pas plus qu’elle ne saurait être appréciée au regard de
la gravité des crimes ou de la complémentarité de la Cour – deux piliers de la
« recevabilité ». La Chambre préliminaire doit se contenter d’examiner, prima facie, si des crimes ont bien été commis et s’il y a une ou
plusieurs affaire(s) potentielle(s) qui pourraient relever de la compétence de
la CPI.
Est-ce alors forcer le
trait que de voir désormais dans la Chambre préliminaire une simple chambre
d’enregistrement ? Quel Procureur se risquerait à solliciter l’ouverture
d’une enquête dans une situation où l’on ne trouverait nul crime qui relève
manifestement de la compétence matérielle, personnelle ou temporelle de la
Cour ? Tremble Gulliver, le Bureau du Procureur a désormais les coudées
franches pour ouvrir une enquête de sa propre initiative. En l’espèce, au
surplus, la Chambre d’appel estime suffisant le lien entre les crimes commis
dans les « black sites » et le conflit armé non international en
Afghanistan. En somme, la demande de la Procureure satisfait aux critères posés
par le Statut et elle est ainsi autorisée à ouvrir une enquête sur la situation
dans les termes de sa requête, soit depuis le 1er mai 2003, ainsi que sur
d’autres crimes présumés qui auraient un lien avec le conflit armé, seraient suffisamment liés à la situation en Afghanistan et auraient
été commis sur le territoire d’autres Etats
parties au Statut depuis le 1er juillet 2002.
On
l’aura compris, l’arrêt de la Chambre d’appel est un immense revers pour Washington. Au-delà
des poursuites qui pourraient viser militaires et civils américains, la
position de la Cour vient plus immédiatement perturber le narratif de la fin de
la guerre la plus longue et la plus coûteuse de l’histoire des Etats-Unis. Infinite
Justice, Enduring Freedom ? No, Endless War !
Nul doute que l’Administration a déjà suffisamment à faire avec le récent
accord obtenu avec les Talibans, un deal déjà éprouvé sur le terrain et
critiqué par les autres parties. Gulliver empêtré et maintenant Gulliver
accusé ? En réponse, Mike Pompéo a immédiatement promis le feu et le sang
à cette « renegade, unlawful, so-called court ». Que faut-il en attendre de la CPI à présent ?
La Cour parviendra-t-elle à autre chose qu’à du naming and shaming ?
On peut en douter. Il n’est guère raisonnable d’imaginer qu’un éventuel mandat
d’arrêt à l’encontre d’un Américain soit exécuté – et la CPI ne juge pas in
abstentia. Au pire, elle incitera seulement les ex de l’Administration Bush
à bien choisir leurs destinations de vacances – mais ils ne se risquent de
toute façon déjà plus à venir en Europe. Après, quelles que soient les
frustrations que rencontreront ses futures prétentions, la Cour se donne au
moins ici l’apparence de l’impartialité. L’ouverture d’une enquête en
Afghanistan comme les discussions actuelles sur la situation en Palestine
montrent que la Cour pénale internationale entend désormais prendre la mesure
de son mandat et s’intéresser aussi aux crimes des puissants. Elle renvoie
chacun à ses responsabilités. Et, ne serait-ce que pour cela, il faut voir dans
l’arrêt du 5 mars 2020 l’une des décisions les plus importantes de l’histoire
de la justice pénale internationale.
J.
Fernandez
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