Le Covid-19 suscite des poussées de fièvre parmi les juristes. Certains réclament sur les réseaux sociaux la mise en oeuvre de l'article 16, d'autres appellent à l'intégration immédiate de l'état d'urgence dans la Constitution, alors même qu'ils s'étaient farouchement opposés à cette même révision engagée par le malheureux François Hollande les attentats de 2015. Que n'avait-on entendu alors sur le caractère liberticide de ce projet...
La crise sanitaire que nous traversons aujourd'hui devrait inciter à la construction d'un véritable droit des temps de tempête, droit aujourd'hui éclaté entre différents types de normes. Certaines figurent dans la Constitution, mais elles ne sont pas applicables en l'espèce.
Un droit des temps de tempête
La crise sanitaire que nous traversons aujourd'hui devrait inciter à la construction d'un véritable droit des temps de tempête, droit aujourd'hui éclaté entre différents types de normes. Certaines figurent dans la Constitution, mais elles ne sont pas applicables en l'espèce.
Écartons d'emblée l'article 16 de la Constitution, dès lors que "le fonctionnement régulier des pouvoirs publics
constitutionnels" n'est pas interrompu et que "l'intégrité du territoire ou l'exécution des engagements internationaux" n'est pas davantage menacée. Écartons aussi l'état de siège, qui figure dans l'article 36. Il consiste en effet à déléguer le pouvoir civil aux forces armées, si le pays est confronté à un "péril imminent résultant d'une guerre étrangère ou d'une insurrection armée". Même si le Président de la République n'a pas hésité à user d'une rhétorique martiale, nous ne sommes pas en guerre, et aucune insurrection armée ne nous menace.
L'état d'urgence
Reste l'état d'urgence qui, lui, a conservé sa nature législative. Il est issu d'une loi du 3 avril 1955, modifiée à six reprises de 2015 à 2017, après les attentats du 13 novembre 2015. L'état d'urgence peut être déclaré par décret en conseil des ministres, soit "en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public", soit en cas d'"évènements présentant par leur nature et leur gravité le caractère de calamités publiques". Il ne fait guère de doute que le Covid-19 peut être qualifié de "calamité publique" et que l'état d'urgence pourrait parfaitement être déclaré, puis éventuellement prorogé par le parlement.
Jusqu'à aujourd'hui, les autorités ont pourtant préféré lutter contre le Covid-19 avec les moyens offerts par le code de la santé publique. La loi du 5 mars 2007 y a effet introduit un chapitre intitulé "Mesures d'urgences". Il s'ouvre par un article L3131-1 ainsi rédigé : "En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence, notamment en cas de menace d'épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l'intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population". Le préfet est compétent pour décliner les mesures prises au plan régional et départemental. Les maires peuvent aussi user de leur pouvoir de police générale pour prendre des mesures telles que la fermeture des sites les plus fréquentés.
Il est vrai que la loi du 5 mars 2007 commet l'erreur de confier ce pouvoir de police spéciale au ministre de la santé, et pas au Premier ministre. Le résultat est que les mesures prises par un arrêté du ministre de la santé sont immédiatement relayées par un décret du Premier ministre. Est-ce vraiment gênant, surtout si l'on considère que le Président de la République ignore superbement le partage des compétences établi par la Constitution, et se présente volontiers comme l'auteur de décisions qui relèvent, en principe, du Premier ministre ?
Quoi qu'il en soit, rien n'interdirait de cumuler l'état d'urgence et la police spéciale des épidémies. Mais les autorités ont précisément choisi d'ajouter une nouvelle stratification à ce droit des temps de tempête.
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Le parlement va donc adopter, extrêmement rapidement, deux projets de loi. Le premier, projet de loi organique, se borne à suspendre le délai de trois mois imposé au Conseil constitutionnel pour se prononcer sur une question prioritaire de constitutionnalité, délai figurant dans l'ordonnance du 7 novembre 1958, dans sa rédaction actuelle. Le second, projet de loi ordinaire, comporte une série de dispositions relativement disparates. Si l'on excepte, le titre premier qui met en place le report du second tour des élections municipales, l'ensemble du texte organise un "état d'urgence sanitaire".
Si l'on s'intéresse de près à cet objet juridique non identifié, on s'aperçoit qu'il ressemble étrangement à l'état d'urgence ordinaire. La seule différence réelle réside peut-être dans le fait que la loi de 1955 demeure un texte législatif isolé, faute d'avoir intégré l'état d'urgence dans la Constitution, alors que l'état d'urgence sanitaire se traduit par l'ajoute de nouvelles dispositions dans le code de la santé publique. Pour le reste, l'état d'urgence sanitaire conserve un air de "déjà vu".
La mise en oeuvre, tout d'abord, est décidée par décret en conseil des ministres et sa prorogation doit donner lieu à une loi votée par le parlement, dans un délai d'un mois. Certes, ce délai est plus long que celui imposé par la loi de 1955 pour l'état d'urgence "ordinaire" qui est de seulement douze jours. Mais le principe demeure identique. Il s'agit de permettre à l'Exécutif de déclarée l'état d'urgence sanitaire, avant d'imposer un contrôle parlementaire sur sa prorogation et sur la durée de celle-ci.
Le contenu des prérogatives accordées au gouvernement par l'état d'urgence sanitaire ressemble également à celles énumérées par le texte de 1955. Le Premier ministre se voit confier une série de prérogatives dont il dispose "aux seules fins de garantir la santé publique" (article L 3131-23), formulation qui laisse au juge administratif la possibilité d'exercer un contrôle maximum sur les mesures prises. Il peut donc restreindre la circulation des personnes et des véhicules dans certains lieux, ordonner un confinement ou une quarantaine, fermer des établissements, interdire les rassemblements... toutes dispositions qui figuraient déjà dans la loi de 1955, même si une adaptation était nécessaire pour passer de l'assignation à résidence au confinement ou à la quarantaine.
D'autres dispositions ne figuraient pas dans la loi de 1955, comme les réquisitions ou les mesures de contrôle des prix. Certes, mais il était possible de modifier une nouvelle fois la loi de 1955, comme on avait fait pour l'adapter à la menace terroriste après les attentats de novembre 2015. Au demeurant, la jurisprudence a toujours considéré, depuis la guerre de 1914-1918, qu'une situation d'urgence justifiait l'octroi à l'administration d'un pouvoir de réquisition ou de contrôle des prix, pouvoir qui pouvait s'exercer en dehors de toute procédure formelle.
Alors pourquoi a-t-on entrepris de créer un "état d'urgence sanitaire" alors qu'il suffisait, pour prendre exactement les mêmes mesures, de modifier à la marge la loi sur l'état d'urgence ordinaire ? Pourquoi choisir d'empiler les régimes d'urgence, au risque d'accroître encore le caractère peu cohérent et illisible du droit des temps de tempête ? Il est bien difficile de répondre à cette question, sauf peut-être en raisonnant en termes de communication.
Le mot même "état d'urgence" est en effet associé à de mauvais souvenirs, aux efforts conjugués de l'opposition parlementaire et des frondeurs du PS pour empêcher la révision constitutionnelle engagée à la fin de l'année 2015. Il est aussi associé à une formidable campagne médiatique qui, jusqu'en 2017, a présenté l'état d'urgence comme une sorte de dictature, oubliant que les juges ont, dans ce domaine, fait leur métier, et sanctionné des pratiques les plus attentatoires aux libertés.
Alors oublions l'état d'urgence ordinaire pour passer à l'état d'urgence sanitaire. Cela permet au passage de supprimer les dispositions relatives à l'information du parlement. On se souvient qu'en 2015, la Commission des lois de l'Assemblée nationale s'était transformée en "comité de suivi", ce qui lui donnait les pouvoirs qui sont d'une commission d'enquête. Cela permet aussi de mentionner dans la loi la possibilité offerte au Premier ministre de gouverner par ordonnances, technique chère à l'actuel gouvernement, mais qui ne figurait pas dans la loi de 1955. Les juristes confirmés et confinés vont peut-être finir par regretter l'état d'urgence.
Jusqu'à aujourd'hui, les autorités ont pourtant préféré lutter contre le Covid-19 avec les moyens offerts par le code de la santé publique. La loi du 5 mars 2007 y a effet introduit un chapitre intitulé "Mesures d'urgences". Il s'ouvre par un article L3131-1 ainsi rédigé : "En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence, notamment en cas de menace d'épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l'intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population". Le préfet est compétent pour décliner les mesures prises au plan régional et départemental. Les maires peuvent aussi user de leur pouvoir de police générale pour prendre des mesures telles que la fermeture des sites les plus fréquentés.
Il est vrai que la loi du 5 mars 2007 commet l'erreur de confier ce pouvoir de police spéciale au ministre de la santé, et pas au Premier ministre. Le résultat est que les mesures prises par un arrêté du ministre de la santé sont immédiatement relayées par un décret du Premier ministre. Est-ce vraiment gênant, surtout si l'on considère que le Président de la République ignore superbement le partage des compétences établi par la Constitution, et se présente volontiers comme l'auteur de décisions qui relèvent, en principe, du Premier ministre ?
Quoi qu'il en soit, rien n'interdirait de cumuler l'état d'urgence et la police spéciale des épidémies. Mais les autorités ont précisément choisi d'ajouter une nouvelle stratification à ce droit des temps de tempête.
Tout le monde a la grippe, La Bolduc, 1939
L'état d'urgence sanitaire
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Le parlement va donc adopter, extrêmement rapidement, deux projets de loi. Le premier, projet de loi organique, se borne à suspendre le délai de trois mois imposé au Conseil constitutionnel pour se prononcer sur une question prioritaire de constitutionnalité, délai figurant dans l'ordonnance du 7 novembre 1958, dans sa rédaction actuelle. Le second, projet de loi ordinaire, comporte une série de dispositions relativement disparates. Si l'on excepte, le titre premier qui met en place le report du second tour des élections municipales, l'ensemble du texte organise un "état d'urgence sanitaire".
Si l'on s'intéresse de près à cet objet juridique non identifié, on s'aperçoit qu'il ressemble étrangement à l'état d'urgence ordinaire. La seule différence réelle réside peut-être dans le fait que la loi de 1955 demeure un texte législatif isolé, faute d'avoir intégré l'état d'urgence dans la Constitution, alors que l'état d'urgence sanitaire se traduit par l'ajoute de nouvelles dispositions dans le code de la santé publique. Pour le reste, l'état d'urgence sanitaire conserve un air de "déjà vu".
La mise en oeuvre, tout d'abord, est décidée par décret en conseil des ministres et sa prorogation doit donner lieu à une loi votée par le parlement, dans un délai d'un mois. Certes, ce délai est plus long que celui imposé par la loi de 1955 pour l'état d'urgence "ordinaire" qui est de seulement douze jours. Mais le principe demeure identique. Il s'agit de permettre à l'Exécutif de déclarée l'état d'urgence sanitaire, avant d'imposer un contrôle parlementaire sur sa prorogation et sur la durée de celle-ci.
Le contenu des prérogatives accordées au gouvernement par l'état d'urgence sanitaire ressemble également à celles énumérées par le texte de 1955. Le Premier ministre se voit confier une série de prérogatives dont il dispose "aux seules fins de garantir la santé publique" (article L 3131-23), formulation qui laisse au juge administratif la possibilité d'exercer un contrôle maximum sur les mesures prises. Il peut donc restreindre la circulation des personnes et des véhicules dans certains lieux, ordonner un confinement ou une quarantaine, fermer des établissements, interdire les rassemblements... toutes dispositions qui figuraient déjà dans la loi de 1955, même si une adaptation était nécessaire pour passer de l'assignation à résidence au confinement ou à la quarantaine.
D'autres dispositions ne figuraient pas dans la loi de 1955, comme les réquisitions ou les mesures de contrôle des prix. Certes, mais il était possible de modifier une nouvelle fois la loi de 1955, comme on avait fait pour l'adapter à la menace terroriste après les attentats de novembre 2015. Au demeurant, la jurisprudence a toujours considéré, depuis la guerre de 1914-1918, qu'une situation d'urgence justifiait l'octroi à l'administration d'un pouvoir de réquisition ou de contrôle des prix, pouvoir qui pouvait s'exercer en dehors de toute procédure formelle.
L'importance de la communication
Alors pourquoi a-t-on entrepris de créer un "état d'urgence sanitaire" alors qu'il suffisait, pour prendre exactement les mêmes mesures, de modifier à la marge la loi sur l'état d'urgence ordinaire ? Pourquoi choisir d'empiler les régimes d'urgence, au risque d'accroître encore le caractère peu cohérent et illisible du droit des temps de tempête ? Il est bien difficile de répondre à cette question, sauf peut-être en raisonnant en termes de communication.
Le mot même "état d'urgence" est en effet associé à de mauvais souvenirs, aux efforts conjugués de l'opposition parlementaire et des frondeurs du PS pour empêcher la révision constitutionnelle engagée à la fin de l'année 2015. Il est aussi associé à une formidable campagne médiatique qui, jusqu'en 2017, a présenté l'état d'urgence comme une sorte de dictature, oubliant que les juges ont, dans ce domaine, fait leur métier, et sanctionné des pratiques les plus attentatoires aux libertés.
Alors oublions l'état d'urgence ordinaire pour passer à l'état d'urgence sanitaire. Cela permet au passage de supprimer les dispositions relatives à l'information du parlement. On se souvient qu'en 2015, la Commission des lois de l'Assemblée nationale s'était transformée en "comité de suivi", ce qui lui donnait les pouvoirs qui sont d'une commission d'enquête. Cela permet aussi de mentionner dans la loi la possibilité offerte au Premier ministre de gouverner par ordonnances, technique chère à l'actuel gouvernement, mais qui ne figurait pas dans la loi de 1955. Les juristes confirmés et confinés vont peut-être finir par regretter l'état d'urgence.
Sur le droit des circonstances exceptionnelles : Chapitre 2, conclusion du manuel de Libertés publiques sur internet.
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