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samedi 28 décembre 2019

Le Conseil constitutionnel et l'ubérisation de la loi

Le 20 décembre 2019, le Conseil constitutionnel, sur saisine parlementaire, a rendu sa décision sur la loi d'orientation des mobilités, texte qui consiste largement à afficher de bonnes résolutions pour développer une politique de transports moins polluants, sans pour autant fixer des objectifs trop contraignants.

La lecture de la décision du Conseil constitutionnel laisse une légère impression d'étrangeté. Car si le Conseil censure la délégation par le parlement du pouvoir normatif à des personnes privées en matière de contrat de travail, il accepte en revanche que le gouvernement délègue la rédaction de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact d'un projet de loi à d'autres personnes privées. Le refus de l'ubérisation du contrat de travail s'accompagne ainsi d'une acceptation de l'ubérisation de la loi.


La privatisation du contrat du travail



L'article 44 de la loi déférée visait les entreprises privées telles que Uber, exerçant leur activité comme opérateur de plateforme, c'est à dire mettant en relation par internet des personnes en vue de fournir des services de conduite avec chauffeur ou de livraison. Les dispositions nouvelles leur offraient la possibilité d'établir une charte organisant leurs relations avec les travailleurs indépendants fournissant ces prestations. Concrètement, il s'agissait, conformément au voeu exprimé par ce secteur d'activité, sans doute relayé par de puissants lobbies, de passer outre une jurisprudence qu'ils n'appréciaient guère.

Les conseils de prud'hommes, compétents en ce domaine, avaient en effet une fâcheuse tendance à requalifier en contrat de travail le recours à un salarié auto-entrepreneur, lorsque le lien de subordination était évident, en particulier lorsque le malheureux auto-entrepreneur n'avait qu'un seul client, Uber ou autre. La Chambre sociale de la Cour de cassation, par exemple, dans un arrêt du 22 mars 2018, avait validé cette jurisprudence, appliquée à Uber par les juges du fond, en particulier la Cour d'appel de Paris 10 janvier 2019. Pire, la Chambre criminelle n'avait pas hésité, le 10 janvier 2017, à considérer qu'une entreprise détournant ainsi le statut d'auto-entrepreneur pouvait être condamnée pour travail dissimulé.

L'article 44 de la loi avait donc pour objet de mettre fin à une jurisprudence que les opérateurs de plateforme jugeaient outrecuidante. On a donc eu l'idée de les laisser établir eux-mêmes une charte organisant leurs relations avec les auto-entrepreneurs, sous le contrôle du juge civil (car il faut tout de même prévoir un recours), mais en excluant les conseils de prud'hommes qui n'avaient décidément pas compris les beautés de cette utilisation novatrice de l'auto-entreprenariat.

Le Conseil constitutionnel censure le dispositif, pour incompétence négative. Le législateur en effet n'a pas exercé pleinement la compétence que lui confère l'article 34 de la Constitution. Aux yeux du Conseil, les caractéristiques essentielles du contrat de travail figurent au nombre des "principes fondamentaux du droit du travail" qui relèvent du domaine de la loi. Une telle décision aurait peut-être pu être anticipée, si les rédacteurs de l'article 44, quels qu'ils soient, avaient consulté la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans une décision du 11 avril 2014, il avait déjà censuré une disposition législative qui permettait d'organiser les relations contractuelles en matière de portage salarial, par un simple accord interprofessionnel. Le Conseil avait alors estimé que la détermination des droits collectifs des travailleurs relevait de la loi, et pas des entreprises. Les lobbyistes vont donc devoir consacrer quelques études au droit constitutionnel, et trouver de nouveaux "plaidoyers" avant d'envisager une nouvelle offensive.

Si le Conseil refuse la privatisation des normes relatives au contrat de travail, celle de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact de la loi ne le dérange pas.



Les rédacteurs de la loi
Les marchands du Temple. Frantz Brun. 1565

La privatisation de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact




Le 12 janvier 2018, la ministre des transports Elisabeth Borne lance un appel d'offres pour la rédaction de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact du projet de loi Mobilités. La situation semble très urgente, car le marché est doté d'un délai de consultation de dix jours (il faut soumissionner avant le 22 janvier) et d'un délai d'exécution de quinze jours. C'est finalement Dentons qui obtient le marché, cabinet qui se revendique comme le "plus grand cabinet du monde". Mais le monde est petit et l'un des principaux associés à Paris est Marc Fornacciari, membre honoraire du Conseil d'Etat. En quinze jours, il va donc réussir à rendre les deux documents. 

L'Etat a finalement investi 30 000 € pour les obtenir, alors qu'ils auraient sans doute pu être rédigés par la direction juridique du ministère des transports. Les sénateurs, dans leur lettre de saisine, précisent d'ailleurs, qu'un autre cabinet d'avocats avait été chargé de dresser un "état des lieux de la fiscalité transports et à une analyse exploratoire des propositions formulées par les assises de la mobilité", le contrôleur budgétaire ayant finalement noté le caractère exceptionnel d'un projet de loi rédigé avec une assistance juridique dont le coût est évalué à 600 000 €.

Ces chiffres seraient-ils surévalués par des sénateurs d'opposition pratiquant les Fake News ? Il n'en est rien, et ils sont confirmés par la Cour des comptes, dans sa note d'analyse de l'exécution budgétaire 2018 pour la Mission Ecologie, développement et mobilités. Et la Cour, dans cette même note, "s'inquiète de voir que les administrations ont recours à des marchés de prestations intellectuelles pour la réalisation de ce qui constitue leur coeur de métier, la production normative, a fortiori sur des sujets régaliens tels que la fiscalité. Cela soulève la question des ressources disponibles en interne pour ce faire, et crée des risques potentiels de conflits d'intérêt pour le cabinet sollicité". Tout est dit, mais le Conseil constitutionnel n'en a cure.

Le Conseil, pourtant si attaché à l'élargissement constant de son contrôle de proportionnalité et peu avare de ses réserves d'interprétation, se limite ici à une analyse textuelle aussi étroite que possible. Certes, l'article 39 de la Constitution prévoit que les projets de loi sont adoptés en conseil des ministres après avoir été rédigés par le gouvernement. Certes, la loi organique du 15 avril 2009 se borne à dire que "les projets de loi sont précédés de l'exposé de leurs motifs" (art. 7) et qu'ils font l'objet d'une étude d'impact dont le contenu est exposé avec précision (art. 8). A priori, rien n'interdit donc au gouvernement de s'adresser à qui il veut, même à un ami avocat, pour rédiger ces éléments. C'est exactement ce qu'affirme le Conseil.

Sans doute, mais il faut aussi poser la question autrement : ces éléments sont-ils détachables ou non de la procédure législative ?  Dans sa décision du 9 avril 2009, le Conseil constitutionnel précise que ces documents, qui doivent être déposés en même temps que le projet sur le bureau de la première assemblée saisie, "définissent les objectifs poursuivis par le projet de loi, recensent les options possibles en dehors de l'intervention des règles de droit nouvelles et exposent les motifs du recours à une nouvelle législation". Il s'agit de montrer à la fois l'utilité et la nécessité de la loi, éléments indispensables à l'information du parlement. Considérés sous cet angle, l'exposé des motifs comme l'étude d'impact participent de l'exercice de la fonction législative. S'ils sont rédigés par des cabinets privés, les parlementaires ne pourront manquer de soupçonner d'éventuels conflits d'intérêt, d'autant que rien n'oblige le gouvernement à leur dire par qui ces textes ont été écrits.

Sans doute, il n'existe aucune disposition dans la Constitution de 1958 interdisant cette forme de privatisation de la loi. Pouvait-on imaginer un instant le général de Gaulle ou Michel Debré faisant rédiger un exposé des motifs par un cabinet aux multiples branches internationales, gérées par une structure de droit suisse ? L'idée même était alors impensable. Mais il y a un autre texte qui figure dans le bloc de constitutionnalité et que le Conseil aurait pu invoquer. L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 énonce en effet que "la loi est l'expression de la volonté générale". Et la volonté générale trouve sa légitimité en elle-même et ne saurait être sous-traitée ou "ubérisée".




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