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dimanche 15 décembre 2019

La CJUE et la rédemption du parquet

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu trois décisions jointes dans lesquelles elle affirme que les parquets français, suédois et belge répondent aux exigences requises pour émettre un mandat d'arrêt européen (MAE). En ce qui concerne le parquet français, la décision est une surprise, car l'avocat général avait estimé, au contraire, qu'il n'avait pas l'indépendance imposéepar les textes européens, dès lors qu'il reçoit des instructions de politique pénale du ministre de la justice. 

En l'espèce, le tribunal d'Amsterdam a posé à la Cour une question préjudicielle le 5 avril 2019. Elle concerne deux mandats d'arrêt européen émis par les procureurs de Tours et de Lyon. Chacun d'entre eux vise une personne soupçonnée d'avoir participé à différentes infractions liées à une organisation criminelle, la première arrêtée aux Pays-Bas et la seconde au Luxembourg. Les juges hollandais et luxembourgeois interrogent la Cour sur l'interprétation qu'il convient de donner de l'article 6 § 1 de la décision cadre du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remises entre Etats membres. Il énonce simplement que "l'autorité judiciaire d'émission est l'autorité judiciaire de l'État membre d'émission qui est compétente pour délivrer un mandat d'arrêt européen en vertu du droit de cet État".


L'autorité judiciaire d'émission



Pour la CJUE, la notion d'"autorité judiciaire d'émission" englobe les juges, mais aussi des autorités d'un Etat membre qui, sans nécessairement être des juges ou des juridictions, participent à l'administration de la justice pénale. Dans ce cas, il est toutefois exigé que des règles statutaires et organisationnelles garantissent l'indépendance de ces autorités. Dans un arrêt du 27 mai 2019 Parquets de Lübeck et de Zwickau, la CJUE précise ainsi qu'elles ne doivent recevoir de l'Exécutif aucune instruction individuelle.


Les garanties d'indépendance du parquet français



Se fondant sur cette jurisprudence, la Cour considère donc que le parquet français exerce sa compétence en toute indépendance, du moins lorsqu'il apprécie le caractère proportionné de l'émission d'un MAE. La Cour fait ainsi observer que l'article 64 de la Constitution française garantit l'indépendance de l'autorité judiciaire, composée à la fois des magistrats du siège et de ceux du parquet. En outre l'article 30 du code de procédure pénale énonce que le ministre de la justice ne peut adresser aux membres du parquet que des instructions générales de politique pénale, qui ne peuvent pas priver un magistrat de sa liberté d'appréciation d'un mandat d'arrêt spécifique. Ces motifs sont ceux développés par les autorités françaises devant la Cour. 

Celle-ci ajoute toutefois un autre élément de son cru, issu de cette même jurisprudence Parquets de Lübeck et de Zwickau : lorsqu'un MAE est pris par une autorité qui n'est pas une juridiction, il est indispensable que sa décision puisse être soumise à un recours juridictionnel respectant toutes les exigences des droits de la défense. Tel est le cas en France, puisque le MAE, considéré comme un acte de procédure, peut faire l'objet d'une action en nullité sur la base de l'article 170 du code de procédure pénale.

Les raboteurs de parquet. Gustave Caillebotte, 1875

 

Les conclusions de l'avocat général


Ce label d'indépendance ainsi attribué au parquet français ne surprendrait guère, si la décision n'allait directement à l'encontre des conclusions de l'avocat général Manuel Campos Sanchez-Bordona. Celui-s'appuyait aussi sur la jurisprudence Parquets de Lübeck et de Zwickau ainsi que sur la décision du même jour sur le Parquet de Lituanie. Certes, les trois décisions énonçaient déjà que l'autorité d'émission ne devait pas être exposée au risque d'être soumise, "directement ou indirectement, à des ordres ou à des instructions individuels de la part du pouvoir exécutif". Et nul ne conteste que le ministre français de la justice n'a plus le droit de donner des instructions individuelles aux membres du parque depuis la loi du 25 juillet 2013. 

Mais ce n'était pas suffisant aux yeux de l'avocat général, car subsistait un risque de pressions indirectes. A ses yeux, les instructions d'ordre général, surtout exprimées par une voie hiérarchique, traduisent un lien de subordination qui suffit à mettre en cause l'indépendance des membres du parquet. Il affirmait ainsi : "Le juge n’est soumis qu’à la loi, et non aux orientations de politique pénale qu’un gouvernement donne". Il s'appuyait ainsi sur un arrêt Minister of Justice and Equality (défaillance du système judiciaire) rendu par la CJUE le 25 juillet 2018, qui énonçait qu'une autorité judiciaire doit exercer ses fonctions en toute autonomie, "sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit (...)". L'existence d'un lien hiérarchique, même s'exprimant par des instructions d'ordre général, suffisait donc à disqualifier le parquet français comme autorité d'émission d'un MAE.

En adoptant une vision plus compréhensive de ce lien hiérarchique, la CJUE assouplit sa jurisprudence, assouplissement déjà engagé avec les décisions Parquets de Lübeck et de Zwickau. Cette évolution trouve certainement son origine dans la volonté de s'adapter à la diversité des structures judiciaires des Etats membres, diversité dont témoigne la multiplicité des questions préjudicielles concernant certes la France, mais aussi l'Allemagne, la Lituanie etc. Il est évident qu'une rigueur excessive aurait imposé aux Etats membres des réformes de fond de leur système judiciaire, paralysant, au moins pour un certain temps, la mise en oeuvre du mandat d'arrêt européen. Or, celui-ci est un incontestable succès, notamment en matière de lutte contre le terrorisme et la grande criminalité.


Le dialogue des juges

 

Il reste toutefois à s'interroger sur le futur dialogue des juges dans ce domaine. Certes, le problème n'est pas entre le droit français et le droit international. Il est entre deux normes internationales, deux systèmes qui ont chacun leur ordre juridique.

Il n'empêche que la situation juridique est loin d'être confortable. La Cour européenne des droits de l'homme, depuis ses arrêts du 28 mars 2010 Medevdyev et a. c. France et du 23 novembre 2010 Moulin c. France, n'a guère fait évoluer sa jurisprudence. A ses yeux, le ministère public français n'est pas une "autorité judiciaire" au sens de l'article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La situation a été gelée par le Conseil constitutionnel qui, dans une décision QPC du 8 décembre 2017, a considéré que le statut actuel du parquet était conforme à la Constitution, opérant un équilibre satisfaisant entre l'indépendance de l'autorité juridique et les prérogatives que détient le gouvernement, sur le fondement de l'article 20 de la Constitution. D'une certaine manière, la CJUE vient aujourd'hui au secours du Conseil constitutionnel, mais le dialogue avec la CEDH est ouvert.


Sur l'indépendance du parquet : Chapitre 4 Section 1 § 1 D du manuel de Libertés publiques sur internet

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