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lundi 11 novembre 2019

arrêtés anti-pesticides : la guerre des polices, saison 2

Par deux ordonnances du 8 novembre 2019, le juge des référés du tribunal de Cergy a refusé de suspendre les arrêtés pris par les maires de Sceaux et de Gennevilliers, interdisant l'épandage du glyphosate et d'autres substances chimiques sur certains espaces du territoire de leur commune.

Observons qu'il s'agit d'une décision de référé qui ne saurait faire jurisprudence, en l'absence de décision au fond. Contrairement à ce qu'a affirmé, avec une belle unanimité, l'ensemble de la presse, le juge n'a donc pas "validé" ces arrêtés, puisque, précisément, il ne se prononce pas sur leur légalité.

L'intérêt de la décision réside donc dans la question de compétence. Le juge était en effet saisi d'une procédure de déféré, ce qui signifie que la demande de suspension émanait du préfet qui considérait l'arrêté illégal. Les élus locaux s'étaient en effet fondés sur le pouvoir de police générale conféré par l'article L 2212-1 du Code général des collectivités territoriales (CGCT) : « Le maire est chargé, sous le contrôle administratif du représentant de l’Etat dans le département, de la police municipale, de la police rurale et de l’exécution des actes de l’Etat qui y sont relatifs ». Or, le préfet invoquait l'existence d'une police spéciale en ce domaine. 


Le jugement Langouët



Il est exact qu'une police spéciale phytosanitaire est consacrée par les articles L 253-7 du code rural et de la pêche maritime (CRPM). Elle relève des ministres chargés de l'agriculture, de la santé, de l'environnement et de la consommation. Au plan local, elle peut donc être exercée par le préfet. C'est ainsi que, dans une décision du 7 août 2008, le Conseil d'Etat a engagé la responsabilité de l'Etat, qui n'avait pas usé de ce pouvoir de police spéciale pour empêcher une épidémie qui affectait des vergers et dont l'origine se situait dans une souche de virus, échappée d'un établissement de recherche de l'INRA. 

Dans une affaire identique, concernant cette fois un arrêté interdisant les pesticides sur le territoire de sa commune, pris par le maire de Langoüet (Ille-et-Vilaine), le juge des référés du tribunal administratif de Rennes, intervenant le 27 août 2019 avait décidé de faire prévaloir cette police spéciale, estimant que l'élu n'était pas compétent pour intervenir dans ce domaine. Tout récemment, le 25 octobre 2019, ce même tribunal administratif, jugeant cette fois au fond, a déclaré illégal l'arrêté du maire de Langouët au motif que les dispositions du code rural "ne sauraient permettre au maire d'une commune de s'immiscer dans l'exercice de cette police spéciale par une réglementation locale".

Cette formulation s'inspire directement de l'arrêt Commune de Valence du 24 septembre 2012, rendu par le Conseil d'Etat dans une affaire similaire. En l'espèce, l'élu, se fondant, notamment, sur le principe de précaution, avait interdit en plusieurs parties du territoire de la commune la culture en plein champ de plantes génétiquement modifiées, pour une durée de trois ans. Le juge administratif, confronté ainsi à une concurrence entre les deux polices, a alors estimé que, bien que responsable de l'ordre public sur son territoire, l'élu "ne saurait en aucun cas s'immiscer dans l'exercice de cette police spéciale par l'édiction d'une réglementation locale". Cette jurisprudence est finalement assez traditionnelle, le principe étant que la police spéciale doit prévaloir sur la police générale.

Deux semaines après le jugement Langoüet du tribunal de Rennes, le juge des référés de Cergy prend une ordonnance qui va résolument à l'encontre de cette analyse. Il choisit en effet de faire prévaloir la police générale détenue par l'élu sur la police spéciale assurée par l'Etat.



Tom et Jerry, Powerful Poison, 1947

Le principe de précaution



L'avocate de la commune invoquait le principe de précaution pour justifier l'usage par le maire de son pouvoir de police générale. Le principe de précaution figure en effet dans l'article 5 de la Charte pour l'environnement, elle-même intégrée dans le bloc de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel lui a reconnu valeur constitutionnelle dans sa décision du 19 juin 2008, et a même admis qu'il puisse être invoqué dans une QPC le 11 octobre 2013. Il n'empêche que le Conseil constitutionnel ne s'est jamais appuyé sur le principe de précaution pour déclarer l'inconstitutionnalité d'une norme législative. 
Le Conseil d'Etat ne fait pas davantage preuve d'audace et a déclaré illégaux, dans trois arrêts du 26 octobre 2011, des arrêtés municipaux interdisant le déploiement d'antennes téléphoniques sur le territoire de la commune, décisions fondées sur le principe de précaution. On peut en déduire que le principe de précaution figure dans le droit positif comme figure rhétorique, et que les juges font preuve d'une belle unanimité pour ne pas s'en servir. 

Les juges internes, mais précisément pas le juge européen. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans une décision toute récente du 1er octobre 2019, rappelle en effet l'importance du principe de précaution, dans une affaire portant sur une autorisation de mise sur le marché de produits phytosanitaires. La Cour se fonde directement sur le droit de l'Union européenne, et notamment sur le règlement du 21 octobre 2009 qui énonce, à propos de cette autorisation que "le principe de précaution devrait être appliqué et (...) assurer que l’industrie démontre que les substances ou produits fabriqués ou mis sur le marché n’ont aucun effet nocif sur la santé humaine ou animale ni aucun effet inacceptable sur l’environnement".

Une carence de la police spéciale



En l'espèce, le juge des référés du tribunal de Cergy estime que l'abstention de l'Etat qui n'a pas usé de son pouvoir de police spéciale constitue une carence fautive. Dans une telle situation, le maire est donc fondé à utiliser son pouvoir de police générale pour protéger ses administrés.

L'argument n'est pas sans fondement. Précisément, le juge des référés s'appuie sur la décision rendue par le Conseil d'Etat le 26 juin 2019, par laquelle il annule un arrêté de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques. En effet, l'arrêté ne prévoyait aucune mesure de protection des riverains, alors qu'il reconnaissait leur exposition "aux pesticides sur le long terme". Ces produits sont donc présumés dangereux pour la santé publique et l'environnement. Le juge des référés considère donc que "dans ces conditions, (...) et en l'absence de mesures réglementaires suffisantes prises par les ministres titulaires de la police spéciale", les maires de Gennevilliers et de Sceaux ont pu "à bon droit considérer que les habitants étaient exposés à un danger grave", justifiant l'exercice de la police générale.

L'analyse est particulièrement sévère, car elle repose tout entière sur la constatation d'une carence de l'Etat, d'une négligence dans la protection de la santé publique. Sur ce point, on est évidemment tenté de suivre le juge des référés.


Le contentieux de la responsabilité 



Il fait pourtant peu de cas des règles générales gouvernant l'articulation entre la police générale et la police spéciale. Or, elle repose sur l'idée que la police spéciale permet de prendre en compte les impératifs d'ordre public dans un secteur donné, rendant inutile l'exercice de la police générale. Le principe est donc celui de l'exclusivité. Depuis un arrêt du 30 juillet 1935, il est ainsi acquis que le maire ne peut exercer la police générale dans les gares et sur les voies ferrées, régis par la police spéciale des chemins de fer. Plus récemment, le juge a considéré qu'un élu ne peut réglementer l'implantation des antennes de téléphonie mobile sur le territoire de sa commune, ces antennes faisant l'objet d'une police spéciale (CE, 26 octobre 2011, commune de Saint-Denis). Cette jurisprudence est précisément celle qui fut appliquée en 2012 dans la décision Commune de Valence, à propos de la réglementation de la culture des OGM.

Le Conseil d'Etat acceptera-t-il de revenir sur cette jurisprudence ? Rien de moins certain, car il demeure attaché au principe selon lequel la carence du pouvoir de police peut être invoquée, mais doit être examinée dans le cadre du contentieux de la responsabilité. Dans une décision du 27 juillet 2015, le Conseil d'Etat, a ainsi engagé la responsabilité d'un élu qui n'avait pas usé de son pouvoir de police pour faire cesser une pollution provoquée par une installation d'assainissement défectueuse. Rien n'interdirait de s'appuyer sur cette jurisprudence pour engager la responsabilité de l'Etat qui n'a pas utilisé son pouvoir de police spéciale pour protéger les citoyens exposés à des produits dangereux.

Cette voie de droit est moins spectaculaire que l'usage du pouvoir de police générale, mais force est de constater qu'elle pourrait se révéler plus efficace dans un système dans lequel l'intérêt général n'est plus le ressort de l'action administrative, la norme juridique étant le produit d'une confrontation entre différents lobbies. La menace d'une lourde indemnisation pourrait ainsi faire peser sur l'Etat une contrainte beaucoup plus lourde qu'une annulation contentieuse. en lui imposant de faire prévaloir son intérêt financier sur celui des fabricants de substances chimiques.


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