Dans une décision du 27 novembre 2019, la première chambre civile de la Cour de cassation précise l'étendue du contrôle des juges du fond sur le droit à l'oubli.
Rappelons qu'en droit français, le droit à l'oubli est une notion bien antérieure à internet. Il apparaît précisément en droit de la presse, lorsqu'une personne réinsérée dans la société demande l'oubli de ses erreurs et fautes du passé.
Les fondements du droit à l'oubli
Tel est précisément le cas du requérant, M. X. , qui exerce la profession d'expert-comptable et qui a été condamné pour escroquerie en 2011 par le tribunal correctionnel de Metz, condamnation à dix mois de prison avec sursis confirmée en appel en 2013. Archivée sur le site du Républicain lorrain, deux articles de presse relatant ces deux audiences sont toujours accessibles. Le fait de taper le nom de M. X. sur Google, en 2017, renvoie ainsi immédiatement à ces deux articles. Invoquant le droit à l'oubli, M. X. a demandé au moteur de recherches leur désindexation, opération qui ne fait pas disparaître les articles concernés des archives du journal, mais seulement les liens qui y renvoient. Quoi qu'il en soit, Google a refusé de procéder à cette désindexation, et M. X. a donc assigné le moteur de recherche en invoquant son droit à l'oubli.
Le fondement juridique de la demande de M. X. se trouve dans la directive européenne du 24 octobre 1995 qui
consacrait un droit de rectification des données inexactes, incomplètes ou qui ne sont plus pertinentes. C'est ce texte qui était en vigueur au moment du recours, en 2017. Il était d'ailleurs directement inspiré de l'article 6
al. 4 de la loi française du 6 janvier 1978, qui mentionne que les données inexactes doivent être
effacées ou rectifiées, à la seule demande de l'intéressé.
Aujourd'hui, le droit à l'oubli est formellement garanti par l’article
17 du Règlement général de protection des données (RGPD), qui affirme que « la
personne concernée a le droit d’obtenir du responsable du traitement
l’effacement, dans les meilleurs délais, de données à caractère personnel la
concernant et le responsable du traitement a l’obligation d’effacer ces données
à caractère personnel ». La loi du 20 juin 2018 a
fait de la Commission nationale de l'informatique et des libertés
(CNIL) l'autorité de contrôle du RGPD. Celle-ci a mené, au nom de
l'Union européenne, une véritable bataille contentieuse, dans le but
d'imposer à Google le respect de ce droit. Elle a obtenu des succès dans
ce domaine, succès renforcée par l'arrêt Google Spain du 13 mai 2014 qui reconnaît expressément le droit à l'oubli sur internet. Depuis lors, Google a accepté de faire figurer sur son site le
formulaire qui a permis à M. X. de faire sa demande de désindexation.
L'oubli. Lynda Lemay
Le contrôle des motifs
Le problème est que la firme Google fait ce qu'elle veut, dans la plus grande opacité. En effet, elle réalise elle-même une appréciation de l'équilibre entre le droit à l'information et le droit à l'oubli et ne diffuse aucun élément sur les motifs qu'elle prend en compte pour accepter ou écarter la demande. Prend-elle en considération l'ancienneté de la condamnation ? sa gravité ? la notoriété de l'affaire ou celle des organes de presse, voire les liens commerciaux qu'elle entretient avec tel ou tel média ? Nul n'en sait rien. Elle fait ce qu'elle veut et n'entend pas communiquer aux juges internes les motifs de ses décisions.
Précisément, par son arrêt du 27 novembre 2019, la Cour de cassation confère aux juges du fond une compétence générale pour apprécier le choix fait par la firme. Ils doivent ainsi apprécier de manière concrète la demande de déréférencement, se prononcer "sur son bien-fondé" et "vérifier (...) si l’inclusion du lien litigieux dans la liste des
résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom
d’une personne, répond à un motif d’intérêt public important, tel que
le droit à l’information du public, et si elle est strictement
nécessaire pour assurer la préservation de cet intérêt". En l'espèce, les juges du fond sont sanctionnés pour avoir seulement fait référence au droit à l'information des internautes, sans se pencher sur la protection des données personnelles de M. X.
La Cour de cassation, en l'espèce, se fonde directement sur la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Dans une décision du 24 septembre 2019, celle-ci énonce en effet que le responsable du traitement est, en principe, tenu de faire droit aux demandes de désindexation de liens menant vers des pages web sur lesquelles figurent des données personnelles. Et l'exploitant d'un moteur de recherches ne peut se soustraire à cette obligation que si l'inclusion du lien dans la liste de résultats s'avère "strictement nécessaire pour protéger la liberté d'information des internautes". Il lui appartient donc d'exprimer clairement cette mise en balance entre l'ingérence dans les données personnelles et le droit à l'information. S'il ne le fait pas, cette mission incombe au juge du fond qui risque de sanctionner systématiquement Google, si l'entreprise persiste à refuser de motiver ses décisions.
Les juges français s'efforcent donc d'imposer à Google le respect du droit européen. Ils ne sont pas les seuls et le tribunal de Karlsruhe vient de renvoyer aux juges du fond allemands une affaire très semblable, leur imposant de se livrer à une appréciation identique. Certes, nul n'ignore le cadre territorial du droit à l'oubli. Dans une seconde décision du 24 septembre 2019, la CJUE a ainsi précisé que la territorialité du droit européen limitait les effets du désindexation aux résultats de recherches effectuées sur les moteurs européens du Google. Les données couvertes par le droit à l'oubli demeurent donc accessibles par les moteurs non européens, à commencer par le moteur américain. Il n'empêche que l'Europe entend toujours imposer à Google le respect de la vie privée, dans sa définition européenne : les données personnelles ne sont pas des biens dont on fait commerce, mais des éléments liés à la vie privée sur lesquels l'intéressé doit conserver une certaine maîtrise.
Sur le droit à l'oubli : Chapitre 8 Section 5 § 1 B , 3, du manuel de Libertés publiques sur internet