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dimanche 30 septembre 2018

L'avis 129 du Comité d'éthique : évolution ou révolution ?

L'avis 129 du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) a été adopté le 18 septembre 2018. Il s'inscrit dans la mission générale du  Comité qui est de donner son avis "sur les problèmes moraux qui sont soulevés par la recherche dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé". Il doit ainsi être percevoir les évolutions de la société dans ce domaine et suggérer d'éventuels mouvements législatifs.

L'avis 129 est d'abord le produit des "Etats généraux" qui se sont achevés en juin 2018 par la publication d'un rapport de synthèse. Cette procédure était imposée par l'article 46 de la loi du 7 juillet 2011 qui précise, dans son article 46, que "tout projet de réforme sur les problèmes éthiques doit être précédé d'un débat public sous forme d'états généraux. Ceux-ci sont organisés à l'initiative du Comité consultatif national d'éthique (...)". Mais l'avis 129 n'est pas seulement le point d'aboutissement d'un débat public, il est aussi la contribution du CCNE au prochain débat parlementaire sur la révision de la loi de bioéthique. Rappelons en effet que cette même loi de 2011 comporte une "clause de revoyure", imposant "un nouvel examen d'ensemble par le Parlement dans un délai maximal de sept ans après son entrée en vigueur" (art. 47). De fait, l'avis du CCNE n'a évidemment aucune force contraignante, et il nous permet seulement, mais c'est déjà beaucoup, de connaître les points qui seront au coeur du débat.

Si l'avis se présente comme une "table d'orientation", destiné à montrer les voies dans lesquelles le débat être développé, il répond aussi à des préoccupations plus concrètes, tant dans le domaine de la recherche que dans celui de la procréation.


Une "table d'orientation"



Sur le fond, l'avis se veut une "table d'orientation"mettant en lumière les différents points de vue, et envisageant d'éventuelles évolutions. La prudence est de mise, et le Comité refuse les évolutions hâtives. Dans le domaine de la fin de vie, le CCNE refuse de se prononcer en faveur d'une euthanasie active, suicide assisté réclamé par certains groupes mais qui ne fait pas l'objet d'un consensus. Il fait observer que la dernière loi sur le sujet est récente. Elle date en effet du 2 février 2016, et met en place un véritable droit de mourir dans la dignité. Le Comité demande donc qu'elle soit mieux connue, mieux appliquée, et mieux respectée. Il affirme aussi la nécessité de développer les soins palliatifs d'améliorer la formation des professionnels de santé dans ce domaine.

De la même manière, l'avis dresse une liste des chantiers de réflexion qui devront être engagés dans l'avenir. Y figurent notamment le développement des neurosciences, l'usage du numérique en matière de santé et en particulier de l'intelligence artificielle qui fait craindre l'émergence d'une médecine robotisée, ou encore l'environnement et le traitement des "crises écologiques". Ces sujets sont certes essentiels, mais envisagés comme objets de réflexions à long terme. Le législateur va-t-il s'en saisir, ou pas ? La question est évidemment posée.

L'essentiel de l'avis du CCNE se trouve cependant dans des questions plus immédiates, concernant la recherche et la procréation.


La recherche sur l'embryon et les cellules souches



L'avis du CCNE révèle une évolution très sensible sur la recherche scientifique qu'il ne s'agit plus de freiner mais d'encadrer. Les progrès considérables de l'assistance médicales à la procréation (AMP) ont ainsi suscité la création d'embryons in vitro destinés à être réimplantés dans le cadre d'une fécondation in vitro (FIV). Mais tous ne sont pas réimplantés in utero, et la question a été rapidement posée de savoir si les embryons surnuméraires, ceux qui ne donnent pas lieu à un projet parental, pouvaient être utilisés à des fins de recherche. L'enjeu était important car les cellules souches embryonnaires sont porteuses d'immenses espoirs pour le traitement de certaines maladies. 

La première loi bioéthique de 1994 avait purement et simplement interdit toute recherche sur les embryons, suscitant un retard considérable de la recherche française dans le domaine des thérapies géniques. Peu à peu des dérogations ont été possibles, et finalement la loi du 6 août 2013 a levé l'interdiction, soumettant toutefois ces recherches à un régime d'autorisation par l'Agence de la biomédecine. Aujourd'hui, les progrès de la recherche conduisent le CCNE à suggérer une distinction entre les cellules souches, qui pourraient faire l'objet de recherches sur une simple déclaration, et les embryons pour lesquels le régime d'autorisation serait maintenu. Par ailleurs, le législateur devrait se pencher sur la création d'embryons transgéniques, c'est-à-dire dont le génome est modifié durant l'expérimentation, et sur celle d'embryons chimériques qui consistent à injecter quelques cellules souches humaines dans un embryon animal. Ces techniques, aujourd'hui techniquement possibles, ne sont en effet pas encore réellement encadrées par le droit.

Elle a fait un bébé toute seule. Jean-Jacques Goldman. 1987

La GPA


L'avis du CCNE est présenté comme particulièrement innovant en matière de procréation. Cette analyse doit d'abord être nuancée. On observe que la question de la Gestation pour autrui (GPA) est peu discutée, alors même que beaucoup d'associations contestent son interdiction en France et que bon nombre de couples n'hésitent pas à recourir aux services d'une mère porteuse à l'étranger. Les juges eux-mêmes se voient contraints de prendre acte de cette pratique dans l'intérêt de l'enfant, pour lui procurer un statut civil qui ne soit pas discriminatoire. L'avis du CCNE se limite pourtant à rappeler l'interdiction de la GPA en droit français, estimant qu'il "ne peut pas y avoir de GPA éthique". Nul doute que le débat continuera de se développer, en dehors du Comité d'éthique.

L'autoconservation des ovocytes

 

En revanche, le CCNE se montre favorable à l'autoconservation des ovocytes. L'usage de cette technique est demandé par des femmes qui souhaitent repousser une grossesse. Il s'agit très concrètement de prévenir d'éventuels problèmes de fertilité qui, selon l'état des connaissances médicales, sont susceptibles d'apparaître après l'âge de trente-cinq ans. Dans l'état actuel du droit, la conservation des gamètes n'est licite que dans deux cas. D'une part, et cela concerne aussi bien les hommes que les femmes, elle est autorisée depuis la loi du 6 août 2004 au profit des personnes qui suivent un traitement médical susceptible d'altérer leur fécondité. D'autre part, la loi du 7 juillet 2011 offre aux donneurs de sperme et aux donneuses d'ovocytes qui n'ont pas encore procréé la possibilité de recueil et de conservation de leurs gamètes, pour qu'ils puissent ultérieurement les utiliser s'ils rencontrent, plus tard, des difficultés à procréer. 

Convient-il d'offrir cette autoconservation des ovocytes "de précaution" à toutes les femmes qui la souhaitent et plus seulement à celles qui pratiquent un don altruiste ?  Dans avis tout récent, du 27 juin 2017, le Comité s'était montré réticent, estimant qu'une telle généralisation était "difficile à défendre". Il invoquait alors le fait que cette pratique pouvait laisser croire aux femmes qu'elles souscrivaient une sorte d'assurance, leur garantissant une grossesse ultérieure. Or tel n'est pas le cas et le succès de la fécondation in vitro n'est jamais garanti. Il invoquait aussi le risque de pression des entreprises sur les femmes jeunes pour qu'elles repoussent leur projet familial, celles qui s'y refusent risquant d'être écartées des postes les plus élevés.

Ces craintes ont-elles disparu ? Sans doute pas, et le CCNE emploie d'ailleurs une terminologie un peu embarrassée, mentionnant que l'on pourrait désormais "proposer sans l'encourager", une autoconservation ovocytaire de précaution. L'Académie de médecine n'est sans doute pas étrangère à cette évolution. Dans un avis du 19 juin 2017, elle s'était déclarée favorable à cette technique. Observons d'ailleurs que d'autres aspects de cette technique ne sont pas évoqués. Sa généralisation n'empêcherait pas, en effet, celles qui y ont eu recours de concevoir un enfant "à l'ancienne". De nombreux ovocytes seraient alors inutilisés, mais potentiellement réutilisables, à titre de don au profit de couples stériles.

L'AMP des femmes seules ou en couple



L'élément qui a le plus attiré l'attention des médias dans l'avis du CCNE demeure l'ouverture l'AMP aux couples de femmes ou aux femmes seules. Il était pourtant attendu, figurant déjà dans l'avis précédent de juin 2017.  La demande sociale était en effet très forte en faveur d'une technique simple, l'insémination avec donneur (IAD) qui permet à une femme de procréer avec les gamètes d'un donneur anonyme. A l'appui de ce choix, le Comité fait valoir la diversification actuelle des formes de vie familiale et le fait que les enfants élevés par un couple de femmes se construisent de manière identique à ceux élevés dans une famille hétérosexuelle.

Sur ce point, le CCNE entérine une situation qui existe déjà. Dans l'état actuel des choses, les femmes seules ou les couples d'homosexuelles se rendent tout simplement dans un pays proche, par exemple la Belgique, pour obtenir une IAD. Elles rentrent ensuite tranquillement en France pour faire suivre leur grossesse et accoucher dans les conditions du droit commun. D'une certaine manière, le CCNE valide ainsi ce qui existe déjà depuis bien longtemps.

L'avis du CCNE opère ainsi une évolution, certes sensible, mais pas une révolution. On peut penser que certaines suggestions figureront dans la future loi. L'AMP en faveur des femmes seules ou en couple était ainsi une promesse électorale du candidat Emmanuel Macron et il dispose d'une majorité plus que suffisante pour faire passer cette réforme. Les autres propositions seront-elles admises par le législateur ? Pour le moment, il est impossible d'anticiper, et nous devrons donc attendre avec patience le débat parlementaire pour connaître les effets de l'avis 129 du Comité d'éthique.


Sur l'AMP : Chapitre 7, Section 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.






jeudi 27 septembre 2018

GPA et adoption plénière : Appuyons-nous sur les mauvais motifs (...)

« Appuyons-nous sur les mauvais motifs pour nous fortifier dans les bons desseins ». Vauvenargues aurait-il inspiré la Cour d’appel de Paris dans sa décision du 18 septembre 2018 ? Ce qui a en filtré dans les médias est sibyllin : s’appuyant sur l’intérêt supérieur de l’enfant, les juges font droit à la demande d’adoption plénière de deux enfants jumeaux, nés au Canada d’une gestation pour autrui (GPA). Cette demande avait été formulée par le père d'intention, conjoint de celui au profit duquel le lien de filiation est établi depuis la naissance des enfants. La décision confirme ainsi un premier jugement rendu par le tribunal de grande instance de Paris le 9 novembre 2016.

Beaucoup des commentateurs n'ont pas pu lire la décision de la Cour d'appel, car elle ne figure pas, ou pas encore, dans les bases de données juridiques. Heureusement, maître Caroline Mecary, avocate du requérant, a bien voulu la communiquer à Liberté Libertés Chéries. Elle doit être chaleureusement remerciée, car la lecture de la décision, et elle seule, permet d'éviter une interprétation hâtive. Au-delà d'une apparence favorable aux droits des enfants nés par GPA, la décision est en effet très ambigüe, voire porteuse de nouvelles formes de discriminations.


De l'adoption simple à l'adoption plénière



L'interprétation hâtive consiste à ne voir dans la décision qu'une remise en cause de quatre arrêts rendus le 4 juillet 2017 par la Cour de cassation. Il y a à peine plus d'un an, la Cour accordait une adoption simple, sollicitée par le parent d'intention d'un enfant né par GPA. L'adoption simple, on le sait, a pour conséquence de maintenir un lien juridique avec les parents biologiques, alors que l'adoption plénière crée une nouvelle filiation qui coupe les liens avec la famille d'origine. Dans le cas d'un couple homosexuel ayant eu recours à une GPA à l'étranger, l'adoption simple introduit ainsi une rupture d'égalité entre les deux membres du couple, même s'ils partagent l'autorité parentale dans les mêmes conditions que l'adoption plénière. En effet, l'adoption simple est théoriquement révocable et elle induit surtout un régime fiscal différent en matière successorale. De fait, elle induit nécessairement une certaine forme de discrimination, l'enfant n'étant pas dans la même situation juridique à l'égard de chacun de ses parents.

Cette évolution de l'adoption simple à l'adoption plénière fut présentée comme une importante avancée jurisprudentielle. En l'espèce pourtant, il n'y avait guère d'autre solution, dès lors que le nom de la mère porteuse figurait dans l'acte de naissance de l'enfant et que seule l'adoption simple pouvait être demandée. Quoi qu'il en soit, la Cour se prononçait sur le fondement de l'intérêt supérieur de l'enfant, notion qui, aux termes de la Convention relative aux droits de l'enfant, doit être une "considération primordiale" dans toute décision le concernant.

C'était, en soi, une rupture totale par rapport à une jurisprudence ancienne qui considérait que l'illégalité de la GPA en droit français se répercutait sur la situation juridique de l'enfant qui en état issu. Affligé d'une sorte de péché originel, il se voyait privé d'une filiation identique à celle dont bénéficiait celui qui était né d'un papa et d'une maman plus conformes aux traditions. Dans un arrêt du 13 septembre 2013, la Cour de cassation affirmait encore : "En présence de cette fraude, ni l'intérêt supérieur de l'enfant que garantit l'article 3 § 1 de la Convention internationale des droits de l'enfant, ni le respect de la vie privée et familiale au sens de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme ne sauraient être utilement invoqués".

L'évolution n'est pas venue de la jurisprudence de la Cour de cassation, mais lui a été imposée. D'abord par la loi du 17 mai 2013 sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe qui, en même temps, ouvrait le droit à l'adoption. Dans sa décision du même jour, le Conseil constitutionnel avait d'ailleurs énoncé une réserve d'interprétation, affirmant que l'alinéa 10 du Préambule de 1946 selon lequel "la Nation assure à l'individu et à la famille le conditions nécessaires à leur développement" devait s'entendre comme imposant le respect de l'intérêt de l'enfant pour toute procédure d'adoption. Ensuite, par la célèbre jurisprudence Mennesson de la Cour européenne des droits de l'homme qui, en juin 2014, se réfère à l'intérêt supérieur de l'enfant en matière d'état civil des enfants nés à l'étranger d'une GPA.

La jurisprudence a donc évolué, de manière plus ou moins contrainte, mais enfin elle a évolué. Sur ce point, la décision de la Cour d'appel confirme que l'illégalité de la GPA en droit français ne fait plus obstacle à l'adoption plénière de l'enfant par le parent d'intention.


Voutch. 1996

Une course d'obstacles judiciaires

 


Certes, mais cette analyse ne voit la décision que par un tout petit bout de la lorgnette juridique. Pour l'étudier plus sérieusement, il convient de rappeler les conditions du droit commun gouvernant l'adoption plénière. Lorsque l'enfant a moins de quinze ans, les articles 348-1 et 348-3 du code civil disposent qu'il suffit de démontrer que sa filiation n'est établie qu'à l'égard de l'un des conjoints et d'obtenir le consentement, non rétracté, de ce dernier pour pouvoir demander l'adoption plénière. Au vu de ces éléments, le juge se prononce ensuite en fonction de l'enfant.

C'est une procédure simple et même très simple. Alors pourquoi la décision du 18 septembre 2018 laisse-t-elle le sentiment d'une course d'obstacles judiciaire ? Les intéressés ont dû produire un affidavit par laquelle la mère porteuse affirmait que son époux et elle n'ont aucun lien biologique avec les enfants et qu'ils renoncent à "tous droits" à leur égard. Cette déclaration est ensuite entérinée par un jugement des tribunaux canadiens déclarant en conséquence comme "seul parent des enfants" le membre du couple qui les a reconnus dès leur naissance.

La Cour d'appel a donc exigé la production de documents liés aux conditions de la naissance de l'enfant. Imaginons une situation très banale dans laquelle un mari décide d'adopter l'enfant de son épouse, né avant le mariage d'un père qui n'a laissé aucune trace, voire qui n'a rien su de sa paternité. Le juge va-t-il demander le nom du père biologique, voire lui demander de renoncer à des droits que personne ne lui a jamais demandé d'exercer ?

La Cour d'appel de Versailles, dans deux décisions du 15 février 2018, a, quant à elle, effectué le raisonnement inverse. Elle a infirmé des jugements du tribunal de grande instance refusant à une femme l'adoption plénière de l'enfant de sa conjointe, né à l'étranger après une insémination avec donneur. Non sans hypocrisie, le tribunal avait exigé la preuve de l'inexistence juridique du père, invoquant l'hypothèse d'une reconnaissance future de l'enfant par son père biologique, en l'occurrence le donneur de gamètes. Cette exigence était pour le moins étrange, car comment peut-on apporter la preuve de l'inexistence d'un fait  ? Quoi qu'il en soit, en l'absence de cette preuve, le tribunal avait rejeté la demande d'adoption plénière. La Cour d'appel a sanctionné ces jugements, au motif qu'ils ajoutaient des conditions à celles définies par la loi, c'est-à-dire par le code civil, précisant que "l'éventualité d'une volonté de reconnaissance future de l'enfant par un père biologique est purement hypothétique". Elle ne peut donc être prise en considération pour contredire l'absence de mention d'un père sur l'acte de naissance.

Dans l'affaire du 19 septembre 2018, on comprend que les requérants aient obtempéré et produit les pièces demandées. Ils désiraient avant tout obtenir l'adoption plénière de leurs enfants, et ils ont préféré céder... Cela suffit à montrer qu'ils sont d'excellents parents, mais il n'en demeure pas moins qu'ils auraient dû parvenir au même résultat sans divulguer les conditions de la naissance des enfants. Ils ont donc été traités de manière discriminatoire aussi bien par rapport à un couple hétérosexuel que par rapport à un couple d'homosexuelles. Le mariage pour tous reposait sur l'idée d'égalité devant la loi, quelle que soit la manière de vivre sa vie familiale. Ne serait-il pas choquant que cette égalité devant la loi conduise finalement à une inégalité devant la jurisprudence ?


Sur la GPA : Chapitre 7, Section 2 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



dimanche 23 septembre 2018

Le TA de Cergy lève le couvre-feu

Le juge des référés du tribunal administratif (TA) de Cergy-Pontoise, saisi par la Ligue des droits de l'homme, a suspendu le 14 septembre 2018 un arrêté du 12 juillet 2018, par lequel le maire de Colombes avait interdit la circulation des mineurs de moins de dix-sept ans non accompagnés sur une partie territoire de sa commune, entre 22 heures et 6 heures. Cette restriction à la circulation des mineurs concernait trois quartiers, représentant environ un tiers de la population. Elle s'appliquait toutes les nuits durant les vacances scolaires et les nuits du vendredi, du samedi et du dimanche le reste de l'année. On note que la Ligue des droits de l'homme n'a formulé sa demande de référé que le 27 août, alors même que l'interdiction permanente de l'été allait bientôt s'achever avec la rentrée des classes. Mais il n'en demeurait pas moins que la restriction de la circulation était organisée dans la durée, y compris pendant l'année scolaire, et la permanence de la mesure n'est sans doute pas étrangère à sa suspension par le juge des référés.


Une pratique ancienne



Les premiers couvre-feux concernant les mineurs sont apparus en 1997, à la seule initiative des élus locaux. Ils ont alors pris au dépourvu tant les juges que le législateur. Leur encadrement juridique n'a été réalisé que de manière purement réactive, au fil d'une jurisprudence largement liée aux circonstances de fait. Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel a jugé ces couvre-feux conforme à la Constitution, dans sa décision du 14 mars 2011. Il a toutefois annulé la disposition qui punissait d'une contravention les parents des mineurs contrevenant au couvre-feu, y voyant une atteinte au principe de responsabilité personnelle en matière pénale.

Comme leurs aînés, les mineurs jouissent de la liberté d'aller et venir, principe affirmé par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans on arrêt Nielsen c. Danemark du 28 novembre 1988. Certes, les mineurs peuvent voir cette liberté restreinte par leurs parents qui exercent alors leur devoir de surveillance. Le maire, quant à lui, ne peut agir que dans l'exercice de son pouvoir de police, ce qui justifie l'exercice de son contrôle maximum par le juge administratif. Dans deux ordonnances des 9 et 27 juillet 2001, rendues à propos de couvre-feux mis en place à Orléans et à Étampes, le juge des référés du Conseil d'Etat affirme ainsi que ces mesures sont "adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport aux fins poursuivies". La condition d'urgence, comme c'est le cas devant le TA de Cergy n'est donc pas un préalable à l'examen au fond, mais elle est déduite de cet examen : c'est parce que la mesure est disproportionnée qu'elle est urgente. 

Les deux conditions formulées dans les décisions de 2001 sont sensiblement celles qui figurent dans l'ordonnance du juge de Cergy.

Le carrefour des enfants perdus. Léo Joannon. 1944


Les circonstances locales particulières


La première réside dans l'existence de circonstances locales particulières justifiant le couvre-feu. Elles reposent le plus souvent sur le fait que le secteur est un quartier sensible, les élus invoquant alors l'existence d'un contrat local de sécurité (CLS) ou, plus simplement, d'un taux élevé de délinquance. Le juge administratif opère un contrôle approfondi sur ce point. Dans son ordonnance du 6 juin 2018, le Conseil d'Etat, intervenant cette fois dans le cas d'un recours en annulation, précise que ces risques pour l'ordre public sont appréciés à l'aune de la situation des mineurs eux-mêmes, soit qu'ils soient exposés à ces risques, soit qu'ils en soient les auteurs. A propos d'un couvre-feu ordonné par le maire de Béziers, il estime que les statistiques produites par l'élu ne mettent pas en lumière une augmentation particulière de la délinquance des mineurs dans la commune. La Cour administrative d'appel avait donc commis une erreur dans la qualification des faits en reconnaissant, dans ce cas, des circonstances locales particulières de nature à justifier un couvre-feu.


Contrôle de proportionnalité



En l'espèce, l'élu de Colombes fait état, d'une part d'une fusillade survenue en avril 2018, durant laquelle trois mineurs ont été tués, et d'autre part d'un taux d'interpellations des mineurs particulièrement élevé. Le juge des référés exerce alors son contrôle de proportionnalité et affirme que le couvre-feu nocturne n'est pas une mesure proportionnée à la menace. La fusillade s'est en effet déroulée à 20 heures, et les actes de délinquance justifiant des interpellations de mineurs sont certes en recrudescence mais ils se déroulent essentiellement durant la journée. Compte tenu du fait que le couvre-feu concerne le tiers de la commune et environ 30 % de sa population, il estime qu'il existe un doute sérieux sur la légalité du maire de Colombes.

Ce type de contrôle n'est pas nouveau. Déjà dans l'ordonnance Ville d'Etampes en 2001, le juge des référés avait avait admis la légalité d'une restriction à la circulation des mineurs, mais seulement dans la mesure où le maire avait finalement accepté de repousser l'entrée en vigueur du couvre-feu à 23 h.

La jurisprudence en ce domaine laisse évidemment l'impression d'une appréciation au cas par cas. Pourquoi un couvre-feu est-il acceptable à 23 heures et pas à 22 heures ? A partir de quel nombre d'interpellations va-t-on pouvoir invoquer des "circonstances particulières" ? Certains juges risquent d'être plus sensibles aux arguments tirés de la protection des mineurs (nombre de victimes), d'autres à la répression de la délinquance (nombre d'auteurs d'infractions). Ces incertitudes ne sont pas seulement le fait des juges. Elles résultent aussi des pratiques extrêmement diversifiées des élus locaux. Certains n'hésitent pas à mettre en oeuvre une mesure populaire auprès de leur électorat et qui présente l'avantage d'être économe des deniers publics. D'autres s'y refusent absolument, en rappelant qu'il n'a jamais été démontré qu'un couvre-feu faisait réellement baisser la délinquance.

Pour lutter contre ces pratiques divergentes, l'ordonnance du 12 mars 2012 a créé l'article L 132-8 du code de la sécurité intérieure, qui donne une compétence concurrente au préfet pour décider un couvre-feu, dès lors que les mineurs sont exposés "à un risque manifeste pour leur santé, leur sécurité, leur éducation ou leur moralité". Cette disposition ne vise en réalité que l'hypothèse de troubles graves touchant plusieurs communes, dans la perspective actuelle d'une gestion plus centralisée des questions de sécurité. Aux yeux des maires qui pratiquent le couvre-feu des mineurs, cette législation ne répond pas à leurs besoins, car elle ne vise que les mineurs de moins de treize ans, qui sont assez rarement dans les rues après 23 heures et qui, heureusement, ne forment pas le noyau dur de la délinquance. Il ne reste plus qu'à espérer que la police de la sécurité du quotidien (PSQ) rendra inutiles les couvre-feux...


Sur le couvre-feu des mineurs : Chapitre 5, Section 1 § 1 C du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

jeudi 20 septembre 2018

La neutralité dans le prétoire

L'arrêt Lachiri c. Belgique rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 18 septembre 2018 suscite déjà nombre de commentaires. La Cour condamne en effet une procédure judiciaire belge qui a vu l'exclusion de la requérante d'un prétoire au motif qu'elle portait le voile (hijab). La Cour voit dans cette mesure une restriction injustifiée au droit de manifester sa religion garanti par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme. Sur ce point, la décision semble parfaitement dans la ligne de l'arrêt du 5 décembre 2017 Hamidovic c. Bosnie Herzégovine qui condamnait déjà qui sanctionnait pour les mêmes motifs les juges bosniaques qui avaient condamné pour outrage à magistrat un témoin qui s'était présenté au tribunal porteur d'une calotte islamique et qui avait refusé de l'ôter à la demande du président.

Dans ces deux décisions, certains ont voulu voir l'adhésion de la CEDH à une laïcité dite "inclusive", c'est-à-dire très accommodante envers les différentes communautés religieuses. Menace-t-elle pour autant le système française de laïcité ? La réponse à cette question n'est pas simple...

Les signes religieux durant le procès


Il faut d'abord observer que, sur la question des signes dans le prétoire, le droit français s'inscrit exactement dans la jurisprudence de la Cour. Parmi les acteurs du procès, seuls les magistrats, comme tous les fonctionnaires, sont expressément soumis au principe de neutralité. Il n'est pas détachable en effet de l'obligation d'impartialité objective imposée aux tribunaux par cette même Cour européenne. Cette impartialité doit être visible, de manière à inspirer confiance aux justiciables. Le port d'un signe religieux lui porterait donc atteinte, en laissant croire que les convictions de magistrats pourraient influencer le sens de la décision. La CEDH rappelle logiquement, dans son arrêt du 5 décembre 2017 Hamidovic c. Bosnie Herzégovine que les magistrats "peuvent être soumis à une obligation de discrétion, neutralité et impartialité, y compris (...) de ne pas porter des symboles religieux dans l'exercice de leurs fonctions".
 
La situation des jurés de cour d'assises est moins nette. A priori, ils ne sont pas agents du service public de la justice et ne sont pas soumis à l'obligation de neutralité. Mais cette analyse est un peu courte, si l'on considère le droit positif. L'article 304 du code de procédure pénale prévoit ainsi que les jurés prêtent serment "debout et découverts". Cette formulation exclut les signes religieux qui se portent sur la tête, qu'il s'agisse d'un voile, d'un turban ou d'une calotte, mais seulement au moment du serment. Aucune jurisprudence n'est cependant venue sanctionner cette obligation. Dans un domaine proche, un arrêt de la Chambre criminelle du 4 avril 2007 admet le remplacement immédiat d'un juré qui avait fait passer un message à l'accusé, ainsi libellé : "Rien n'est impossible à Dieu". La mesure sanctionne cependant davantage la violation de l'interdiction de communication entre un juré et l'accusé plutôt que le manquement à la neutralité.

Les justiciables, les témoins et le public, quant à eux, ne sont pas des agents publics et ne sont pas soumis à une quelconque obligation de neutralité. Dans une hypothèse semblable à l'affaire Lachiri, dans laquelle la requérante est partie civile à un procès pénal, le droit français ne s'opposerait pas au port du voile, à la condition, bien sûr, que le visage ne soit pas dissimulé, dès lors qu'un prétoire est un espace public au sens de la loi du 11 octobre 2010.

La décision Lachiri dépasse cependant la seule question du port du voile durant les procès. Elle donne une interprétation tout-à-fait discutable de la dérogation prévue à l'article 9 al. 2 de la Convention européenne qui autorise les ingérences de l'État dans la liberté religieuse, dès lors qu'elles "constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et liberté d'autrui".

Dans l'affaire Lachiri, comme précédemment dans l'arrêt Hamidovic, l'origine du contentieux se trouve dans une initiative du président du tribunal. qui ordonne à une personne, un témoin dans l'affaire Hamidovic, une partie civile dans l'arrêt Lachiri, de retirer le signe religieux qu'elle arbore. Les deux refusent, le premier étant condamné pour outrage à magistrat, la seconde expulsée de la salle. Dans les deux cas, les autorités invoquent un pouvoir de police de l'audience, effectivement confié par les textes au Président.

Henry Monnier. Le procès. circa 1830



La question de la loi


La Cour de ne conteste pas que le maintien de l'ordre durant un procès constitue un "but légitime". En revanche le lecteur de la décision ne peut qu'être surpris de la désinvolture avec laquelle la question de l'existence d'une loi est éludée. La CEDH déclare qu'elle "ne juge pas nécessaire de trancher cette question". A ses yeux, dès lors qu'elle considère que l'ingérence n'est pas "nécessaire dans une société démocratique", il lui semble inutile de rechercher si cette ingérence est "prévue par la loi".

Elle écarte ainsi tout l'argumentaire développé par l'Etat belge qui ne se fondait pas sur le port des signes religieux mais plus simplement sur l'égalité devant la justice et la bonne tenue de l'audience. Et précisément, il existe une loi belge, et même une loi très précise sur la question. L'article 759 du code judiciaire de ce pays énonce que "celui qui assiste aux audiences se tient découvert, dans le respect et le silence ; tout ce que le juge ordonne pour le maintien de l'ordre est exécuté ponctuellement et à l'instant". Au regard du droit belge, le fait d'être "découvert" témoigne du respect que l'on porte à la justice et ceux qui la rendent. Cette disposition est donc utilisée aussi bien pour demander de retirer une casquette ou un chapeau qu'un voile ou une calotte. Peu importe le couvre-chef, dès lors qu'il est tout simplement interdit dans la salle d'audience. Peu importe aussi l'attitude respectueuse de la requérante, sur laquelle insiste la Cour pour juger que la mesure n'était pas nécessaire, puisque la requérante, comme tout le monde, doit respecter les règles applicables à la tenue de l'audience.

La loi était pourtant claire, mais la Cour refuse tout simplement de la voir. Elle l'écarte purement et simplement, et c'est finalement elle qui confère une dimension religieuse à une mesure de police prise par le président du tribunal.


La marge d'appréciation des Etats



Comme le montre bien l'opinion dissidente de la juge Mourou-Vikström, cette volonté de la Cour d'ignorer le droit positif des Etats pose la question de leur marge d'appréciation. La Cour reconnaît ainsi aux Etats une large autonomie en matière religieuse, particulièrement dans l'adoption d'un système de laïcité. C'est ainsi qu'elle a estimé, dans son arrêt Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005, qu'une loi turque pouvait interdire le port de signes religieux dans les universités. Elle a même admis l'existence d'un "modèle français de laïcité" notamment dans la décision Ebrahimian du 26 novembre 2015. Dans les deux cas cependant, les Etats concernés avaient voté des lois spécifiques imposant la neutralité dans l'espace public.

Le problème est que, dans l'état actuel de la jurisprudence, la neutralité peut être imposée dans les administrations et les établissements d'enseignement, dans les entreprises privées par le règlement intérieur, mais pas dans les salles d'audience. Ce résultat est absurde car un tribunal n'est pas un espace public comme un autre. C'est un lieu où il est naturel de gommer les différences personnelles, notamment vestimentaires, pour placer le débat judiciaire au centre du procès et assurer la sérénité de la justice. La seule solution est donc pour les autorités belges, comme pour les autres Etats désireux d'assurer la sérénité de leur justice, de voter une loi imposant la neutralité dans le prétoire. La Cour européenne ne pourra plus, dans ce cas, ignorer complètement la loi de l'Etat, comme elle vient de le faire.

Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


lundi 17 septembre 2018

Big Brother devant la CEDH

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 13 septembre 2018 Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni, déclare qu'un système de renseignement reposant sur une interception massive des communications n'est pas, en tant que tel, attentatoire au droit au respect de la vie privée.

L'affaire offre à la Cour l'occasion de définir des critères de respect du droit au respect de la vie privée en matière d'interceptions de sécurité, sans réellement sanctionner le Royaume-Uni. En effet, les faits concernent le Regulation Investigatory Powers Act (RIPA) de l'an 2000, législation modifiée en novembre 2016. Il s'agit donc d'apprécier un système juridique qui n'est plus en vigueur, ce qui laisse à la Cour une grande liberté, puisqu'elle se prononce in abstracto.

Le recours a été introduit après les révélations d'Edward Snowden sur les programmes de surveillance et de partage de renseignements entre les États-Unis et le Royaume-Uni, en particulier le système PRISM. L'impact sur l'opinion publique a suscité  les réactions des ONG, parmi lesquelles Big Brother Watch qui conteste devant la CEDH à la fois l'interception massive des communications et le partage de renseignements.


L'interception massive des communications



La Cour affirme que l'interception massive des communications n'emporte pas, en tant que telle, une atteinte à la vie privée. Il aurait été bien surprenant qu'elle revienne en septembre 2018 sur une jurisprudence consacrée trois mois auparavant, dans un arrêt Centrum för rättvisa c. Suède du 19 juin 2018. La CEDH fait alors une distinction entre les interceptions de masse et la surveillance de masse, distinction déjà réalisée par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans sa décision 'arrêt Digital Rights du  8 avril 2014. Elle avait alors estimé que le stockage de données à des fins de sécurité publique devait être sanctionné lorsqu'il conduisait à une surveillance de masse. La loi française du 24 juillet 2015 prévoit, quant à elle, la suppression des informations collectées à l'issue d'une période qui s'échelonne de trente jours à quatre mois. Si l'interception massive est possible, la conservation des données demeure, quant à elle, limitée dans le temps. La surveillance de masse est donc écartée par la loi.

Cela ne signifie pas cependant qu'aux yeux de la CEDH l'interception massive des communications soit toujours licite. Au contraire, la Cour sanctionne pour atteinte à la vie privée le régime juridique établi par la loi anglaise de l'an 2000, au motif qu'il ne prévoit pas de garanties suffisantes en matière de respect de la vie privée. Ces garanties ont été précisées par la Cour au fil de sa jurisprudence, et elles sont rappelées dans l'arrêt Roman Zakharov c. Russie du 4 décembre 2015. Le système juridique relatif aux interceptions massives doit ainsi préciser la nature des infractions de nature à donner lieu à un mandat d’interception, la définition des catégories de personnes susceptibles de voir intercepter leurs communications, la limite à la durée de l’interception, la procédure à suivre pour l’examen, l’utilisation et la conservation des données recueillies, les précautions à prendre pour la communication des données à d’autres parties, et les circonstances dans lesquelles peut ou doit s’opérer l’effacement ou la destruction des données interceptées.

En l'espèce,  la Cour estime que les garanties offertes par le système juridique britannique ne sont pas suffisantes. La procédure de sélection des communications interceptées ne fait pas intervenir d'autorité indépendante, mais repose sur les agents des services de renseignement.  On notera sur ce point que la loi de 2016 a profondément modifié le système en élargissant les compétences de l'Investigatory Powers Tribunal, précisément chargé de contrôler la régularité des procédures et de recevoir les plaintes des personnes qui s'estiment victimes d'interceptions illégales.

Quant à l'accès aux données de connexion, il est également sanctionné, car il ne s'accompagne d'aucune procédure formelle de nature à offrir quelques garanties aux personnes. Ces lacunes de la loi britannique de l'an 2000 sont donc constitutives d'une violation de l'article 8. A cela s'ajouter une atteinte à l'article 10 garantissant la liberté d'expression, et plus particulièrement celle des journalistes. Les informations confidentielles de la presse ne font en effet l'objet d'aucune garantie particulière, notamment en matière de secret des sources.

 
1984. Michael Anderson. 1956. E. O'Brien et J. Sterling.

Le partage de renseignement



La CEDH avait déjà été saisie de la question du partage de renseignement dans l'affaire Liberty et autres c. Royaume-Uni, jugée en 2008. Mais à l'époque, les requérants contestaient la transmission en Grande-Bretagne d'informations collectées et conservées par la NSA américaine. Aujourd'hui, la requête est beaucoup plus large, car Big Brother Watch considère comme une violation de l'article 8 l'ensemble du système d'échange de renseignements dans lequel s'inscrit le Royaume-Uni. 

La Cour européenne refuse de sanctionner le partage de renseignement entre États. Elle fait observer que les échanges entre les États-Unis et le Royaume-Uni ne sont pas dépourvus de base légale. Le traité UKUSA conclu entre les États-Unis et leurs alliés dès 1946 s'est ainsi traduit par le British-US Communication Intelligence Agreement du 5 March 1946, fondement législatif des échanges alors effectués grâce au système Êchelon. Depuis cette date, les échanges de renseignement par la voie électronique (Elint) se sont considérablement développés et les textes se sont multipliés. Dans l'état actuel du droit britanniques, les informations provenant de la NSA ont exactement le même régime juridique que celles produites par les services de renseignement britanniques. Il n'y a donc pas de raison de dissocier leur contrôle.

Rappelant son arrêt Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni du 17 janvier 2012, la CEDH affirme qu'il est légitime que les États échangent des informations, compte tenu du caractère global de la menace terroriste. Dès lors que ces échanges s'inscrivent dans un contexte législatif de nature à limiter les abus et les interférences inutiles dans la vie privée, elle ne voit par de raison de les sanctionner. Ce refus n'est guère surprenant car ce domaine relève, dans son essence même, de la souveraineté de l'État et du choix des relations qu'il entretient avec ses alliés. On n'ose à peine imaginer, en effet, la réaction des autorités britanniques si la CEDH avait entrepris d'apprécier l'échange de renseignement entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis.


La décision Big Brother Watch sera étroitement scrutée en France. Plusieurs groupements, parmi lesquels l'Association confraternelle de la presse judiciaire, ont introduit des recours contestant la loi française du 24 juillet 2015 relative au renseignement. L'arrêt du 13 septembre 2018 donne certes des pistes utiles à la réflexion, mais ne permet en aucun cas de prévoir le sens du futur arrêt de la Cour. C'est ainsi que la loi française semble prévoir une garantie plus efficace que la loi britannique de l'an 2000, en subordonnant les interceptions de sécurité à l'avis préalable de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Mais s'agit-il d'une autorité "indépendante" au sens où l'entend la CEDH ? Son intervention est-elle déterminante dès lors que le ministre peut passer outre à son avis ? La CEDH sanctionnera-telle des garanties que l'on pourrait considérer comme purement cosmétiques ? Ou validera-t-il un système juridique qui a le mérite d'exister dans un domaine traditionnellement peu contrôlé car il relève par essence des pouvoirs régaliens de l'État ? La réponse à ces questions se trouvera dans le futur arrêt de la Cour européenne.




Sur les fichiers de renseignement : Chapitre 8 section 5 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.





jeudi 13 septembre 2018

La triste histoire du médecin catholique divorcé, remarié... et licencié

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans une décision du 11 septembre 2018 IR c. JQ, affirme que le licenciement d'un médecin-chef par un hôpital catholique en Allemagne, en raison de son divorce et de son remariage, constitue une discrimination illicite fondée sur la religion. En l'espèce, la CJUE était saisie d'une question préjudicielle introduite par un juridiction du travail allemande, relative à l'interprétation de l'article 4 § 2 de la directive du 27 novembre 2000 portant création du cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail.


L'entreprise de tendance



Ces dispositions prévoient une dérogation au principe d'égalité de traitement en matière religieuse en faveur "des activités professionnelles d'églises et d'autres organisations publiques ou privées dont l'éthique est fondée sur la religion ou les convictions". Une différence de traitement fondée sur la religion d'une personne peut alors être licite "si, dans les activités exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée au regard de l'éthique de l'organisation". L'entreprise de tendance, notion issue du droit européen, se définit ainsi comme celles dont les convictions sont un élément inhérent à l'organisation et impliquent une relation personnelle du salarié au regard de l'activité. Ce dernier doit donc respecter les valeurs qui constituent l'image de marque de l'organisation.

L'assemblée plénière de la Cour de cassation ne raisonnait pas autrement lorsqu'elle invoquait, dans un arrêt du 19 mai 1978, le "caractère propre" d'un établissement scolaire catholique sous contrat, pour justifier le licenciement d'une institutrice qui avait osé se remarier après avoir divorcé. L'indissolubilité du mariage était alors perçue comme l'une de ces valeurs communes auxquelles la salariée devait adhérer pour travailler dans un établissement religieux. 

Si le "caractère propre" se rapproche de la notion d'"entreprise de tendance", les conséquences sont loin d'être identiques car le droit européen se montre beaucoup plus exigeant et a tendant à réduire le champ de cette dérogation au principe d'égalité de traitement.


Le précédent d'avril 2018


La présente décision n'est pas réellement une surprise. Dans une première décision du 17 avril 2018, la CJUE avait déjà considéré qu'une église ne pouvait pas écarter une candidature pour des motifs de non-appartenance à l’Eglise, lorsque l’emploi postulé n’a aucun rapport avec l’éthique religieuse. En l'espèce, la requérante, une berlinoise sans confession, avait vainement postulé à un emploi proposé par une association liée à l'Eglise protestante d'Allemagne. Or, la fonction proposée consistait dans la rédaction d'un rapport sur la lutte contre le racisme en Allemagne, et l'intéressée avait parfaitement le profil du poste à pourvoir. En l'espèce, la CJUE s'appuie sur ce même article 4 § 2 de la directive européenne, pour affirmer que la requérante a été victime d'une discrimination, la liberté de conviction était perçue comme une liberté de croire, ou de ne pas croire.

La décision du 11 septembre 2018 élargit ainsi au droit du licenciement un principe qui existait déjà en matière d'embauche. 

Exemple des valeurs véhiculées par une entreprise de tendance
Dans les bras de Jésus. Ginette Garcin
Tout le monde il est beau. Jean Yanne. 1972

La CEDH


Les principes posés par la CJUE ne sont guère éloignés de ceux mis en oeuvre par la CEDH, même si celle-ci s'appuie directement sur l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit la liberté religieuse. L'entreprise de tendance n'est pas qualifiée comme telle par la Cour mais la jurisprudence s'en rapproche considérable. Dans un arrêt Obst c. Allemagne du 23 septembre 2010, la CEDH admet ainsi le licenciement d'un cadre de l'église mormone qui avait une liaison extra-conjugale durable et qui avait eu la mauvaise idée de confier cette situation à son directeur de conscience... La Cour faisait alors observer que la fidélité faisait partie des valeurs mentionnées dans le contrat de travail de l'intéressé, et que l'église mormone ne pouvait, sans nuire à sa crédibilité, maintenir dans des fonctions de responsabilité une personne qui ne les respectait plus.

Ce même 23 septembre 2010, la CEDH a toutefois rendu une seconde décision apportant une nuance immédiate à la décision Obst. L'arrêt Schüth c. Allemagne déclare discriminatoire le licenciement d'un organiste par une paroisse catholique allemande. Là encore, l'intéressé était séparé d'avec son épouse, mère de ses deux enfants, et vivait avec une autre femme. En l'espèce, la Cour estime qu'une telle situation ne suscite aucun trouble caractérise pour l'image de l'Eglise catholique. Contrairement à son compatriote mormon, l'organiste n'a pas de responsabilités importantes au sein de l'organisation et la Cour ajoute d'ailleurs que, compte tenu de la spécificité de son métier, il risque d'avoir beaucoup de difficultés à retrouver un emploi. 

Le critère essentiel demeure donc celui du trouble causé à l'organisation et au système de valeurs qu'elle véhicule, trouble qui ne peut être causé par l'exercice des fonctions professionnelles. Il appartient dès lors au juge interne, seul compétent pour apprécier les faits, de déterminer si les critères de loyauté imposés par l'organisation correspondent à une exigence professionnelle effective. Rejoignant la jurisprudence Obst de la CEDH, la Cour de justice de l'Union européenne, dans sa décision du 11 septembre 2018 constate que le requérant dispense des soins médicaux dans un hôpital catholique. Il ne participe en aucun cas à une activité religieuse, et son divorce comme son remariage ne portent pas atteinte au système de valeurs véhiculé par l'hôpital. 


Les réticences françaises



Reste que toute l'analyse repose sur une appréciation de fait, et que cela peut suffire à expliquer la réticence des juges français à l'égard de la notion d'entreprise de tendance. On se souvient que la Cour d'appel de Paris, dans l'affaire Baby Loup le 27 novembre 2013 rendit une décision de combat qualifiant la crèche "d'entreprise de conviction", susceptible d'imposer le respect de la neutralité à ses employés. Allant à l'encontre de la décision de la Chambre sociale de la Cour de cassation, qui considérait que la neutralité ne concernait pas une organisation de droit privé, la Cour d'appel imposait ainsi l'intervention de l'assemblée plénière. Celle-ci mettait fin au débat dans un arrêt du 25 juin 2014, en exerçant fort simplement le contrôle de proportionnalité. Elle considérait que l'atteinte à la liberté religieuse qu'imposait le règlement intérieur de la crèche n'était pas excessive au regard des finalités poursuivies par l'établissement. 

Cet arrêt  constitue aujourd'hui le coeur du droit positif, et les différentes tentatives pour le mettre en cause n'ont pas, jusqu'à ce jour, prospéré. C'est ainsi que, tout récemment, le Premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, a affirmé, que la "constatation" du Comité des droits de l'homme voyant une discrimination dans le licenciement de la salariée de Baby Loup "constitue un facteur nouveau de déstabilisation de la jurisprudence qui vient perturber, aux yeux des juges du fond, le rôle unificateur de notre Cour, qui plus est au niveau le plus élevé de son assemblée plénière". Autant dire que la Cour de cassation n'entend pas renoncer à ce rôle unificateur...

Les réticences des juges français s'explique aussi, sans doute, par la spécificité d'une jurisprudence européenne qui concerne presque exclusivement le droit allemand. Or l'Allemagne, pays concordataire, se caractérise par la puissance des différentes églises, qui bénéficient de larges financements publics et qui ont donc tendance à revendiquer une véritable autonomie à l'égard du droit commun, en particulier dans les relations de travail. La jurisprudence européenne vise ainsi à rappeler que l'autonomie des églises ne les affranchit pas du respect des libertés. La situation est bien différente en France, et la Cour de cassation, dans une sorte de gallicanisme jurisprudentiel, montre qu'elle est en mesure d'assurer la conciliation entre la liberté religieuse et le principe de neutralité, sans avoir besoin de recourir à des notions d'importation.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

dimanche 9 septembre 2018

La loi asile immigration ou la fraternité en berne

Dans une décision du 6 septembre 2018, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la loi pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie qui lui avait été déférée par soixante députés et soixante sénateurs. Il l'a déclarée globalement conforme à la Constitution, à l'exception de quelques dispositions censurées car, introduites par amendement gouvernemental après la première lecture du texte, elles n'avaient plus de relation directe avec les dispositions demeurant en discussion. Tel était le cas, par exemple, de l'amendement prévoyant que les centres provisoires d'hébergement participent aux actions d'intégration des étrangers réfugiés. D'une manière générale, le Conseil constitutionnel censure désormais systématiquement le recours à ces "cavaliers législatifs", ce qui suscite au parlement un jeu un peu pervers. N'est-il pas tentant de donner une satisfaction politique à un ou plusieurs parlementaires en introduisant par amendement gouvernemental une disposition dont on sait qu'elle sera in fine censurée par le Conseil ?

A dire vrai, aucun juriste ne pouvait s'attendre à une censure des dispositions les plus importantes de la loi. S'il est vrai que le texte était contesté par bon nombre d'associations oeuvrant en faveur des droits des étrangers, les moyens d'inconstitutionnalité étaient, quant à eux, fort maigres.

En effet, la loi ne modifie guère les normes de fond régissant le droit des étrangers, mais s'attache plutôt aux procédures. Par voie de conséquence, les saisines parlementaires portaient aussi sur ces questions procédurales, un domaine dans lequel le législateur conserve une très large autonomie, à la condition évidemment de ne pas porter atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution. 


La durée des procédures



Précisément, étaient d'abord contestées les dispositions destinées à accélérer les procédures.  Le Conseil valide ainsi la réduction de 120 à 90 jours après l'entrée de l'étranger sur le territoire, du délai de présentation de la demande d'asile. Au-delà de ce délai, la demande est examinée en procédure accélérée, ce qui signifie que l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) statuera dans les 15 jours après sa saisine. Le Conseil se borne en l'espèce à observer que cette procédure accélérée ne dispense pas du droit à l'examen individuel de chaque demande, ni d'ailleurs des autres garanties procédurales prévues par la loi. Le demandeur conserve en particulier le droit de rester sur le territoire français jusqu'à la décision finale lui accordant ou lui refusant la qualité de réfugié. Cette validation était attendue, dans la mesure où ce délai de 90 jours est celui en vigueur dans les pays voisins, en particulier en Allemagne.

Pour les mêmes motifs, le délai de cinq semaines accordé à la CNDA pour statuer sur les recours contre les décisions de rejet en procédure accélérée n'a pas été jugée excessif, dès lors que la procédure demeure respectueuse des droits de la défense.

Il en est de même de la disposition qui allonge à 90 jours la durée maximum de rétention administrative des étrangers, dans l'attente de l'exécution d'une mesure d'éloignement. Le Conseil observe que cette mesure ne peut être fondée que sur l'absence de garanties de représentation de nature à prévenir le risque de fuite, et que l'administration a une obligation de célérité pour organiser le départ. Quant à la "réserve d'interprétation" annoncée par le communiqué de presse du Conseil, selon laquelle le juge peut, à tout moment, refuser la prolongation du maintien en rétention, il s'agit plutôt d'un rappel du droit positif que d'une garantie nouvelle apportée par le Conseil constitutionnel.


Les audiences vidéo



Toujours sur le plan des procédures, la loi autorise les audiences par vidéo, et le Conseil constitutionnel ne s'y oppose pas. Au contraire retient-il que " le législateur a entendu contribuer à la bonne administration de la justice et au bon usage des deniers publics". La "bonne administration de la justice" est une sorte de couteau suisse à usages multiples dans le contentieux constitutionnel. La notion a été affirmée comme objectif à valeur constitutionnelle, avec une référence improbable aux articles 14 et 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dans une décision du 28 décembre 2006. Ensuite, elle a été utilisée à de nombreuses reprises, par exemple en QPC le 16 septembre 2011 pour justifier le recours à des peines planchers pour sanctionner les infractions graves au code de la route. 

Il s'agissait alors de désencombrer les prétoires, préoccupation qui existe aussi dans le contentieux des étrangers. Aujourd'hui, le Conseil constitutionnel ajoute cependant une préoccupation purement financière, estimant que l'audience vidéo répond à une préoccupation de "bon usage des derniers publics". La bonne administration de la justice se trouve donc aussi dans sa gestion financière, ce qui peut sembler un peu inquiétant, dès lors que toute mesure d'économie risque de se voir reconnaître le label de bonne administration de la justice. Dans sa décision du 6 septembre 2018, le Conseil observe que la vidéo n'empêche pas, en soi, l'exercice des droits de la défense, et n'entrave pas le droit au respect équitable. Là encore, la décision était attendue. Dès sa décision du 9 juin 2011, déjà rendue à propos du recours à la vidéo dans les audiences devant la CNDA, le Conseil avait admis une telle pratique, en précisant expressément les garanties qui devaient être offertes à l'intéressé lors du procès. Or force est de constater que la loi de 2018 n'apporte aucune réduction des règles gouvernant les droits de la défense. A cet égard, la décision de 2018 n'est que l'application de la jurisprudence de 2011.


Asterix chez les Helvètes. René Goscinny et Albert Uderzo. 1970

Le régime dérogatoire de Mayotte



Le seul élément de fond contesté devant le Conseil constitutionnel porte sur le régime dérogatoire de Mayotte en matière d'octroi de la nationalité. La loi exige en effet une durée minimale de présence, en l'occurrence trois mois, sur le territoire national d'un des parents pour qu'un enfant puisse prétendre à la nationalité française. Observons que ce délai est très bref, et que cette brièveté même n'est certainement pas sans influence sur la décision de conformité rendue par le Conseil. Cette fois, le fondement constitutionnel est plus solide, car le Conseil insiste sur la spécificité de Mayotte, soumis à d'importants flux migratoires et comportant une forte population étrangère, dont beaucoup en situation irrégulière, et donc un nombre élevé et croissant d'enfants nés de parents étrangers. Aux yeux du Conseil, ces éléments conjugués constituent des "caractéristiques et contraintes particulières" justifiant des "adaptation législatives" au sens de l'article 73 de la Constitution. Sur ce point, la décision est importante, car elle ouvre la voie à une adaptation des règles d'acquisition de la nationalité dans d'autres territoires ultra-marins et l'on songe évidemment à la Guyane, soumise aussi à des flux migratoires qu'elle ne maîtrise guère.

Les opposants à la loi asile-immigration espéraient beaucoup du Conseil constitutionnel. N'avaient-ils pas obtenu juste deux moins avant la présente décision, le 6 juillet 2018, une victoire largement saluée avec la consécration du principe de fraternité comme norme constitutionnelle ? Il s'agissait alors de sanctionner le délit d'aide au séjour irrégulier des étrangers, infraction qui d'ailleurs n'était plus poursuivie lorsque la personne avait agi dans un but purement humanitaire. Aujourd'hui, c'est l'ensemble du droit des étrangers qui est en cause, et le Conseil se montre plus prudent dès lors que sa décision n'a plus rien de symbolique. Il prend même la précaution, au passage de rappeler que la principe de fraternité ne saurait fonder l'inconstitutionnalité du délit d'aide à l'entrée irrégulière des étrangers, dès lors que cette entrée fait naître une situation illicite. Une manière de rappeler aux juges du fond que le principe de fraternité ne saurait être utilisé à tort et à travers, par exemple pour sanctionner les arrêtes anti-mendicité. Les décisions se suivent et ne se ressemblent pas. Ceux qui avaient espéré une évolution considérable du droit des étrangers sous l'influence de cette nouvelle fraternité sont aujourd'hui contraints de renouer avec la dure réalité du droit des étrangers.


Sur la circulation des étrangers : Chapitre 5, section 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

jeudi 6 septembre 2018

Menace sur l'Open Data par défaut

L'Open Data peut être défini comme la mise à disposition des données produites et détenues par les administrations. L'Open Data par défaut, formule un peu obscure, signifie que toute administration de plus de cinquante salariés est désormais tenue de mettre à la disposition du public les documents administratifs qui ont déjà été individuellement communiqués à une personne, à la suite d'un avis favorable de la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA).

Les responsables du site spécialisé Next INPact ont entrepris de tester la procédure d'Open Data par défaut, en allant jusqu'au recours contentieux. En mettant en ligne à la fois le texte de sa requête et le mémoire en défense communiqué par le ministère de l'intérieur, ils mettent en lumière les difficultés techniques qui surgissent lorsque l'on veut faire respecter le principe d'ouverture des données publiques et les réticences d'une administration qui affirme la transparence en s'efforçant autant que possible d'en réduire le champ.


L'Open Data



Il s'agit d'une part de permettre aux citoyens d'accéder à l'information pour mieux contrôler l'administration, et donc de promouvoir la "démocratie administrative". L'Open Data est ainsi dans le prolongement de la démarche initiée, il y a plus de trente ans, par la loi du 17 juillet 1978 relative à l'accès aux documents administratifs. D'autre part, l'Open Data a également pour objet de permettre l'exploitation d'un véritable gisement de données considérées comme des biens communs, ce qui implique que ce droit d'accès s'accompagne d'un droit à la réutilisation des données. Doté d'un fondement législatif depuis la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique, l'Open Data est aujourd'hui une politique publique coordonnée par Etalab, un service du Premier ministre chargé de la mettre en oeuvre, à travers un portail spécifique, data.gouv.fr.


L'Open Data par défaut



L'article L 312-1-1 du code des relations entre le public et l'administration (CRPA) contraint l'administration à communiquer à tous ce qui a déjà été communiqué à un seul. A priori, cet élargissement de la transparence ne semble pas mis en cause par l'actuel gouvernement. Au contraire, le plan d'action 2018-2020 "pour une action publique transparente et collaborative", signé de Mounir Mahjoubi, secrétaire d'État chargé du numérique, déclare vouloir "faciliter et faire appliquer le principe d'ouverture des données par défaut".

Derrière les déclarations de principe se cache cependant une pratique bien différente, au moins du ministère de l'intérieur. C'est ce que démontre l'expérience mise en oeuvre par les responsables de Next INPact. Ils ont demandé, en octobre 2016, la communication "des rapports (...) portant sur les effets des caméras mobiles appelées aussi "caméras-piétons", dispositifs portés par les forces de police pour enregistrer les scènes de crime ou les interactions avec le public. En l'absence de réponse des services, ils se sont adressés à la CADA et ont obtenu un avis favorable le 9 février 2017. Le document sollicité leur a été communiqué en avril 2017. 

Jusque là, tout se passe bien. Les choses se gâtent lorsque les mêmes responsables de Next INPact demandent ensuite au ministre de mettre le rapport en ligne, conformément aux principes de l'Open Data par défaut. En l'absence de réponse, ils ont saisi la juridiction administrative, et c'est à ce stade que les problèmes juridiques apparaissent.


L'Open Data par défaut agressé sur le chemin du tribunal administratif. Allégorie
L'embuscade. Suiveur de Pieter Brueghel

 

Une seconde saisine de la CADA



Le mémoire en défense du ministère révèle ce que sera son moyen principal. Il invoque en effet l'article L 341-2 CRPA, qui pose un principe général selon lequel "la saisine pour avis de la Commission d'accès aux documents administratifs est un préalable obligatoire à l'exercice d'un recours contentieux". Il en déduit que le recours est irrecevable, dans la mesure où le requérant n'a pas sollicité une nouvelle fois la CADA après s'être vu opposer un refus de publication. L'argument n'est pas sans poids, car l'article L 341- 2 précise que la saisine de la CADA concerne aussi bien le refus de communication que "le refus de publication d'un document administratif".

Si l'on en croit cette analyse, le demandeur devait saisir une première fois la CADA pour obtenir la communication du document à titre individuel, avant de la saisir une seconde fois pour demander un avis favorable à sa mise en ligne. On comprend que les responsables de Next INPact qualifient une telle procédure de "parcours du combattant".


Une obligation légale


Le problème ne réside cependant pas dans la complexité de la procédure. Il est bien plus grave, car e moyen invoqué n'est pas si évident qu'il n'y paraît. Le nouveau dispositif législatif repose en effet sur une logique de l'offre et non pas de la demande. La mise à la disposition des données publiques est un devoir de l'administration qui n'implique aucune procédure particulière de la part des administrés. Les demandes individuelles de communication sont donc limitées aux documents nominatifs et aux informations qui, pour une raison ou une autre, ne sont pas encore librement accessibles. C'est ainsi que l'article L 311-2 CRPA dispense désormais l'administration de communiquer une pièce à un demandeur lorsqu'elle est déjà accessible au public sur internet. L'Open Data par défaut est ainsi une obligation légale à laquelle l'administration doit se conformer. L'article L 341-2 qui impose la saisine de la CADA préalablement à une demande de publication ne s'applique donc qu'aux pièces qui ne sont pas encore en ligne, soit parce que le processus d'Open Data n'est pas achevé, soit parce que l'administration répugne à garantir la transparence des informations.

Cette interprétation est la seule possible. Si le tribunal administratif acceptait le point de vue du ministère et imposait une seconde saisine de la CADA dans le but de faire respecter l'Open Data par défaut, on verrait le même requérant contraint de saisir la Commission une seconde fois à propos de documents déjà jugés communicables. Il faut d'ailleurs supposer à ce requérant un sens de l'intérêt général particulièrement chevillé au corps pour engager une procédure destinée à procurer aux autres des informations dont on dispose déjà... Ce que fait une association ou un groupement, un particulier ne le fera pas, et l'obligation légale risque ainsi de demeurer lettre morte.

L'affaire montre qu'il ne faut jamais sous-estimer les questions de procédure car ce sont elles qui garantissent l'effectivité des droits et libertés. Si le tribunal administratif accueillait le moyen développé par le ministre de l'intérieur, il supprimerait de facto l'Open Data par défaut, repassant subrepticement, au mépris de la loi Lemaire, de la logique de l'offre à celle de la demande. La libre communication des données publiques sera-t-elle tuée par des services cherchent à se soustraire au devoir de transparence par un grignotage procédural efficace et discret ? Reste à savoir si la juridiction administrative sera ou non complice de ce mauvais coup.