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mercredi 25 octobre 2017

Statue de Ploërmel : l'infaillibilité du Conseil d'Etat

Dans un arrêt du 25 octobre 2017, le Conseil d'Etat ordonne que soit retirée la croix surplombant la statue monumentale du pape Jean-Paul II, érigée Place Jean-Paul II à Ploërmel. Cette décision met fin au contentieux qui opposait la Fédération morbihannaise de la libre pensée au maire de Ploërmel qui revendique l'expression d'une "forte tradition catholique locale". Il est probable que personne n'est satisfait de la décision rendue, l'association requérante parce que la statue du pape demeure en place, la mairie parce qu'elle se voit obligée de retirer la croix qui la surplombe. Il en vrai qu'en matière de laïcité, le Conseil d'Etat est spécialiste de ce type de décision mi-chèvre, mi-chou. 

La CAA : le motif qui permet de ne pas statuer


Dans un premier temps, en avril 2015, le tribunal administratif de Rennes avait fait droit à la demande des libre-penseurs et avait enjoint au maire de retirer le monument, c'est à la dire à la fois la statue, l'arche qui la surplombait, et la croix venant coiffer une oeuvre de huit mètres de hauteur. La Cour administrative d'appel de Nantes (CAA), par un arrêt du 15 décembre 2015, avait annulé ce jugement. Elle avait en effet estimé que les demandes adressées au maire de Ploërmel tendaient implicitement à l'abrogation d'une délibération du conseil municipal d'octobre 2006, par laquelle la commune décidait du lieu de l'implantation du monument. Or, cette délibération, qui n'avait pas été contestée dans le délai de deux mois suivant sa publication, était devenue définitive et ne pouvait donc plus être contestée. La CAA pensait ainsi avoir trouvé le motif juridique idéal, celui qui permet de ne pas statuer sur le fond d'une affaire embarrassante. 

Le Conseil d'Etat, exerçant son contrôle de cassation, sanctionne ce motif. En effet, la délibération de 2006 avait essentiellement pour objet d'accepter le don de la statue par le sculpteur et de définir le lieu de son implantation. Elle ne mentionne pas les éléments ajoutés en surplomb de l'oeuvre d'art, c'est à dire une arche et une croix, également monumentales. Or, c'est précisément la croix qui fait débat. 

Une décision implicite


Le problème est que l'origine de ces ajouts est obscure. Dès lors qu'elle n'est manifestement pas le résultat d'une intervention miraculeuse, le Conseil d'Etat postule l'existence d'une décision du maire, décidant de la double installation de l'arche et de la croix. A dire vrai, cette solution n'est pas aussi audacieuse que l'on pourrait le penser. Il est parfois arrivé au juge administratif de déduire l'existence d'un acte administratif de la constatation des effets juridiques qu'il produit. Ainsi, dans un arrêt de 1986, le Conseil d'Etat a ainsi constaté que l'installation même des Colonnes de Buren sous ses fenêtres, dans la cour du Palais-Royal, n'avait pu être réalisée qu'après autorisation du ministre de la culture, acte lui-même susceptible de recours. Cette jurisprudence permet à la fois de trouver un acte à contester et de sanctionner indirectement une autorité administrative qui a négligé d'apporter un fondement juridique à sa décision. 

En l'espèce, dès lors que la décision du maire relative à l'arche et à la croix doit être supposée, elle est donc implicite, ce qui a pour effet de neutraliser les délais de recours. Alors que la délibération de 2006 décidant l'emplacement de la statue ne peut plus être contestée, la décision implicite décidant de l'ajout d'une arche et d'une croix peut faire, à tout moment, l'objet d'un recours. Pour ne pas avoir distingué entre la délibération explicite et la décision implicite, l'arrêt de la CAA est donc cassé.  Le Conseil d'Etat décide ensuite de régler l'affaire au fond, comme l'y autorise l'article L 821-2 du code de la justice administrative.

Bagad de Ploërmel. Vannes. 2016

Un emblème religieux


La légalité de cette seconde décision est appréciée au regard de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 qui interdit "à l'avenir" d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur "quelque emplacement public que ce soit", à l'exception des édifices servant au culte,  des cimetières ainsi que des musées ou expositions. En l'espèce, la question de l'arche ne se pose pas, car il ne s'agit pas, à l'évidence, d'un emblème religieux. Il en va tout autrement de l'immense croix qui surplombe l'ensemble monumental.

Comme l'avait fait le tribunal administratif, le Conseil d'Etat constate que cette croix a été érigée postérieurement à la loi de 1905, et que, par ses dimensions mêmes, son caractère religieux ne fait aucun doute. Le mot "ostentatoire" ne figure pas dans l'arrêt, mais on constate néanmoins que le juge mentionne à plusieurs reprises la taille de cette croix. L'atteinte à l'article 28 de la loi de 1905 est donc confirmée, dès lors que le symbole religieux a été érigé dans un espace public.

Sur ce point, le Conseil  d'Etat se réfère directement à ses décisions Fédération de la libre pensée de Vendée et Commune de Melun du 9 novembre 2016, rendues au sujet de l’installation de crèches de Noël sur des emplacements publics. Celle-ci peut, en effet, être licite, sauf si elle révèle un élément de prosélytisme ou de revendication d'une opinion religieuse. Dans le cas présent, l'immensité de la croix reflète à la fois la revendication d'une opinion religieuse d'ailleurs largement assumée par l'élu ainsi qu'une volonté de prosélytisme. 

Reste que la décision ne sera pas facile à mettre en oeuvre car elle ne s'accompagne d'aucune injonction de destruction de la croix. On peut donc penser que l'association requérante devra, une nouvelle fois, saisir le tribunal administratif pour obtenir cette injonction. Surtout, la commune va certainement invoquer des difficultés techniques. Peut-on retirer la croix sans détruire l'arche, et sans toucher à la statue de Jean Paul II ? 

Pour éviter de telles questions, le Conseil d'Etat aurait pu apprécier l'ensemble de l'oeuvre monumentale et considérer que le défunt pape, ainsi surmonté d'une arche et d'une croix, était davantage considéré comme un chef religieux que comme un leader d'opinion. Cette trinité, le pape, l'arche et la croix, auraient donc pu être considérée un emblème religieux unique.  Mais c'est ainsi. La justice du Conseil d'Etat est précisément comme le pape : infaillible.

Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 section 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


5 commentaires:

  1. Bravo pour ce délicieux post qui aborde une question essentielle touchant à l'état de droit dans notre pays. Il complète habilement et subtilement votre précédent post.

    Désormais, nous abordons une phase de transcendance, de sublimation du droit administratif. De proche en proche, nous abordons la dimension liturgique de ce dogme rédigé par la plus haute juridiction administrative, une sorte de Saint Sacrement. Hier, nous avions l'indépendance et l'impartialité. Aujourd'hui, nous avons droit à l'infaillibilité de l'Eglise du Palais-Royal. Une sorte de Sainte Trinité dont les citoyens devraient quotidiennement célébrer le culte avec déférente vénération.

    Compte tenu de ce qui précède et au moment où va se poser la question du remplacement de Saint-Sauvé (ce que pendant les "printemps arabes", on nommait "dégage"), notre président jupitérien devrait sérieusement envisager sa canonisation, ni plus, ni moins... Plus sérieusement encore, une réforme d'ampleur de la juridiction administrative devrait être incluse dans le futur projet de réforme constitutionnelle si tant est qu'elle advienne un jour en dépit des promesses de Nicole Belloubet. Des pistes ont été ébauchées par des universitaires sérieux, la plus simple étant de dissocier les activités de conseil de l'état de celles de juge de l'état.

    Mais, ne rêvons pas trop ! Si réforme du Conseil d'état il doit y a voir, elle sera précédée d'un rapport dont la rédaction sera confiée à un conseiller d'état. C'est la fable du chien qui se mord la queue...

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  2. Afin d'éviter l'écueil de la question religieuse, n'était-il pas possible de se fonder sur l'incompétence du maire pour prendre une telle décision, même implicite, dès lors qu'elle paraît ressortir de la compétence du conseil municipal ? D'autant qu'il s'agit d'un moyen d'ordre public.
    Peut-être même était-il envisageable de faire application de la théorie de l'inexistence !
    De tels raisonnements, plus solides, auraient permis une solution plus ferme, mais ne règle en effet pas le problème de la statue.

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  3. Les décisions du Conseil d’Etat de novembre 2016 sont basées sur la condition d’absence de « circonstances particulières » : A n’en pas douter, l’examen de ces circonstances particulières renvoie à la question des signes ostentatoires et de l’intention de l’auteur(e) qui les revendique.

    La difficulté est alors d’objectiver l’intention prosélyte.
    En Octobre 2015, La C.A.A de Nantes a tenu compte, entre-autre, de la « faible taille » de la crèche pour l’admettre dans les locaux de l’hôtel du Département. Les tenants du « simple bandeau à la limite » défendront ici une « petite crèche à la limite ». La crèche de Laurent Wauquiez, président de la région, installée en 2016 dans le hall de l’hôtel de la Région Auvergne – Rhône-Alpes fait 14 mètres carrés. Toute chose égale par ailleurs jusqu’à qu’elle dimension cette crèche n’est pas un « signe ou emblème religieux » ? A partir de qu’elle taille relève t’elle du prosélytisme ?

    Dans ses décisions n° 1203099, 1204355, 1204356 du 30 avril 2006, le TA de Rennes juge que ce n’est pas « par elle-même » que la présence sur une place publique de la commune de Ploërmel de la statue de Jean-Paul II, « entourée d’une arche surplombée d’une croix, symbole de la religion chrétienne » méconnait la loi de 1905, mais en raison de son caractère ostentatoire résultant de « sa disposition et ses dimensions ». Or, je ne vois pas l’adjectif ostentatoire dans l’article 28 de la loi de 1905.
    Je considère que la faute de la commune est d’avoir accepté l’une des conditions prévues à la convention du donateur : « la ville s’engage à écarter tout objet ou toute utilisation qui pourrait de quelque manière que ce soit entacher la religion ou nuire à la réputation de l’Eglise catholique et romaine ». Le juge n’a pas retenu ce moyen qui désigne pourtant une religion particulière qui bénéficie d’un traitement de faveur de la part la puissance publique.

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  4. Le CE confirme que, si: la taille, ça compte...Il y a en effet une petite croix sur l'épaule de la sculpture...
    Ce qui est embêtant, c'est qu'il va falloir détruire le monument à de Gaule à Colombey....

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  5. « Le CE confirme que, si: la taille, ça compte. »
    Est-ce vraiment une affaire de taille ?
    Je cite l’article : « le juge mentionne à plusieurs reprises la taille de cette croix » et : « Dans le cas présent, l'immensité de la croix reflète à la fois la revendication d'une opinion religieuse d'ailleurs largement assumée par l'élu ainsi qu'une volonté de prosélytisme ».
    Or, le Conseil d’Etat ne mentionne jamais précisément la taille de la croix, mais celle de l’ensemble monumental arche-croix d’une hauteur de 7,5 mètres hors socle. Il relève une fois que la croix est de « grande dimension » sans plus.
    Sur le fond par contre, il considère différemment l’arche et la croix qui repose dessus : l’arche ne « saurait, par elle-même, être regardée comme un signe ou emblème religieux au sens de l’article 28 précité de la loi du 9 décembre 1905 » ; à l’inverse la croix doit être regardée comme telle « eu égard à ses caractéristiques ».
    Je relève que c’est en « elle-même » que l’arche n’est pas un emblème religieux et que la croix en est un non pas en « elle - même » mais en raison de ses « caractéristiques ». Pourquoi cette différence de traitement, basée qui plus est sur des caractéristiques que le conseil d’Etat ne définit pas. A partir de quelle taille la croix est-elle de « grande » dimension ? D’autre part, le considérant 12 de la décision du Conseil d’Etat montre qu’on ne saurait tenir comme telles le fait que « la croix constituerait l’expression d’une forte tradition catholique locale » ni que le monument présenterait un « intérêt économique et touristique pour la commun »
    Cette absence de définition fragilise la décision du juge, qui reste ambigüe comme le montre l’emplacement du mot caractéristique. Dans son communiqué, le Conseil d’Etat écrit : « En l’espèce, après avoir relevé les caractéristiques de la croix et de l’arche » ; dans sa décision, il écrit : « Si l’arche surplombant la statue ne saurait, par elle-même, être regardée comme un signe ou emblème religieux au sens de l’article 28 précité de la loi du 9 décembre 1905, il en va différemment, eu égard à ses caractéristiques, de la croix. » Considère t-il l’ensemble ou la seule croix ?
    Au-delà, je considère qu’on ne peut pas ignorer le caractère propre de la croix et que les propos de Nicolas Chifflot sur la crèche s’appliquent aussi ici : « on ne peut guère lui faire perdre sa signification première, ce à quoi tout ramène ».(« L’affaire des crèches de noël devant le conseil d’Etat – rendre à César ce qui est à César » publié dans l’A.J.D.A n° 48 du 5 décembre 2016)

    La crèche installée en 2016 dans le hall de l’hôtel de la Région Auvergne – Rhône-Alpes fait 14 mètres carrés. Toute chose égale par ailleurs jusqu’à qu’elle dimension cette crèche n’est pas un « signe ou emblème religieux » ? A partir de qu’elle taille relève t’elle du prosélytisme ?

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