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mardi 25 juillet 2017

L'accès aux données de connexion par l'AMF

 Le 21 juillet 2017, le Conseil constitutionnel a rendu sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) une décision déclarant inconstitutionnelle la disposition législative qui autorise les enquêteurs de l'Autorité des marchés financiers (AMF) à se faire communiquer les données de connexion liées aux opérations sur lesquelles ils font des investigations. Cette disposition figure dans la seconde phrase de l'article L 621-10 du code des marchés financiers, issu de la loi du 26 juillet 2013 de séparation et de régulation des activités bancaires. Elle s'inscrit dans un dispositif visant à organiser le contrôle des opérations des opérations effectuées sur les instruments financiers. 

Le droit au respect de la vie privée


Le Conseil constitutionnel abroge donc la seconde phrase de l'article L 621-10 et fonde sa décision sur la violation du droit au respect de la vie privée.  Depuis sa décision du 23 juillet 1999, jamais remise en cause, le Conseil constitutionnel le rattache à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : "Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression". Certes, la notion même de vie privée n'était pas encore clairement identifiée à la fin du XVIIIe siècle, mais la référence aux "droits naturels et imprescriptibles" a permis au Conseil d'en faire un droit de la personnalité. A ce titre, il n'a cependant rien d'absolu et doit être concilié avec les nécessités de l'ordre public et les droits des tiers.

Le Conseil affirme que "la communication des données de connexion est de nature à porter atteinte au droit au respect de la vie privée de la personne intéressée". On ne doit pas en déduire qu'il condamne le principe même de cette communication. Sa jurisprudence montre, au contraire, qu'il l'admet assez largement. C'est ainsi qu'il considère comme conforme à la Constitution la réquisition administrative des données de connexion auprès des opérateurs de communications électroniques, soit sur le fondement de la loi du 18 décembre 2013 dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (décision QPC du 24 juillet 2015), soit sur celui de la loi renseignement (décision du 23 juillet 2015). 

Le Conseil constitutionnel ne donne pas un blanc-seing aux autorités dans ce domaine. Dans toutes les décisions relatives à l'accès aux données de connexions, il exerce un contrôle de proportionnalité, s'assurant que l'atteinte à la vie privée est justifiée par rapport à l'objectif poursuivi. Selon une formule désormais classique, il vérifie donc que  "le législateur a prévu des garanties suffisantes afin qu'il ne résulte pas de cette procédure une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée".  

Evaluation des garanties


La première de ces garanties réside dans le contenu des données ainsi transmises à l'administration. Les données de connexion ne concernent en effet que les informations susceptibles de permettre l'identification d'une ou plusieurs personnes et la localisation des équipements utilisés. En aucun cas, il ne s'agit d'accéder au contenu des correspondances ou des informations consultées.  C'est le cas en l'espèce, et il est précisé que les agents de l'AMF ne peuvent avoir accès qu'aux données listées dans l'article 34-1 § 6 du code des postes et télécommunications, c'est-à-dire précisément celles permettant l'identification sans communication du contenu. 

Le second type de garanties est d'ordre procédural. Sur ce plan, le Conseil se montre particulièrement exigeant. Dans sa décision sur la loi renseignement, il énumère ainsi les garanties censées protéger la vie privée de la personne lors de la demande d'utilisation des techniques de renseignement : autorisation du Premier ministre, contrôle de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), possibilité de saisine du Conseil d'Etat etc. Dans sa décision du 21 octobre 2016, le Conseil déclare ainsi que les garanties prévues pour l'accès aux données transmises par voie hertzienne sont insuffisantes. ll repousse cependant l'abrogation effective des dispositions contestées, précisant que la loi doit être modifiée pour aligner son régime juridique sur celui de l'autorisation des techniques de renseignement.

A la bourse, ce qu'on appelle une corbeille, pas de fleurs en tout cas. Honoré Daumier. 1808-1879

Le précédent du 5 août 2015


Dans ces conditions, la décision du 21 juillet 2017 était largement prévisible. Elle l'était d'autant plus que la procédure permettant à l'Autorité de la concurrence d'accéder aux données de connexion avait déjà été annulée par le Conseil, dans sa décision du 5 août 2015 sous la loi Macron. A l'époque, le Conseil avait estimé que "si le législateur a réservé à des agents habilités et soumis au respect du secret professionnel le pouvoir d'obtenir ces données et ne leur a pas conféré un pouvoir d'exécution forcée, il n'a assorti la procédure (...) d'aucune autre garantie (...)". Dès lors, on ne voit pas pour quelle raison l'Autorité des marchés financiers serait traitée de manière différente et le Conseil reprend exactement la même formule pour prononcer la même censure. 

Sur ce point, la QPC du 21 juillet 2017 illustre parfaitement la totale absence de réactivité et d'anticipation des autorités dotées du pouvoir de décision. Alors que l'on voit se multiplier les commissions chargées d'évaluer l'application des lois, on laisse subsister dans l'ordre juridique des dispositions législatives dont l'inconstitutionnalité ne fait aucun doute. Dans le cas présent, il ne s'est rien passé durant deux ans, jusqu'au jour où deux requérants poursuivis par l'AMF ont eu l'idée de poser une QPC pratiquement gagnée d'avance. Le gouvernement est alors venu se lamenter à l'audience, annonçant qu'une abrogation immédiate menacerait quarante dossiers en cours, portant sur quatre-vingt millions d'euros de plus-values liées aux manquements poursuivis. Mais pourquoi n'avait-il pas suscité une modification de la loi avant de se retrouver confronté à une QPC ? Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel s'est montré clément et a repoussé l'abrogation au 31 décembre 2018, le temps indispensable pour modifier la loi et peut-être s'assurer que d'autres textes ne risquent pas, à leur tour, la même déclaration d'inconstitutionnalité. Il n'est pas certain en effet que le Conseil constitutionnel ferait preuve une troisième fois de la même magnanimité.
 



1 commentaire:

  1. Brillant exercice de pédagogie nécessaire et indispensable autour de cette QPC dont il faut avouer que le commun des mortels a du mal à y voir clair. Cette jurisprudence soulève trois types de question que vous traitez in fine :

    1. Le contour précis du contrôle de proportionnalité.

    Force est de constater qu'il est aussi flou que celui auquel procède le Conseil d'Etat. Au-delà des mots et des concepts, le citoyen reste dans le flou sur la limite entre ce qui est contrôlé et contrôlable et ce qui ne l'est pas. Nous entrons dans le monde mystérieux du pouvoir discrétionnaire du juge en général et du juge suprême en particulier.

    2. La mansuétude du Conseil constitutionnel pour l'administration

    Force est de constater que les magistrats ont un petit faible pour l'administration avec un "A" majuscule au détriment du citoyen. Au premier, tout est permis ou presque. Au second, on ne laisse rien passer ou presque. Nous sommes au coeur de l'asymétrie du droit administratif. Comment y remédier efficacement ?

    3. L'indispensable responsabilisation des autorités indépendantes et de leurs dirigeants

    Afin de les faire échapper au droit commun de l'administration, on crée en permanence des structures de contrôle qui bénéficient de tous les droits des administrations normales sans qu'elles n'en aient les obligations. Ceci débouche fatalement sur la situation que vous décrivez. Le seul moyen de remettre de l'ordre dans cette cour du roi Pétaud serait peut-être d'envisager des sanctions personnelles contre les personnes qui les dirigent afin de les responsabiliser et de les toucher au portefeuille... surtout lorsqu'il s'agit de très hauts fonctionnaires passés par l'ENA et sortis dans les grands corps. Dans le cas de figure, le responsable de l'AMF visé n'est autre qu'un brillant fonctionnaire de la Cour des comptes, Gérard Rameix. La moralisation de la vie publique, c'est aussi la moralisation des acteurs publics, en particulier de ceux qui sont censés donner le bon exemple par leur droiture et leur attachement au respect des grands principes du droit.

    "Où commence le mystère finit la justice" (Edmund Burke).

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