Pages

mercredi 28 juin 2017

L'étrange avis du Comité d'éthique

L'avis publié par le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) le 27 juin 2017 porte sur "les demandes sociétales de recours à l'assistance médicale à la procréation". Cette référence aux demandes "sociétales" pourrait surprendre mais le Comité veut ainsi montrer que sa réflexion n'est pas de nature médicale. 

Son objet est de réfléchir sur la réponse qu'il convient de donner aux différentes pressions sociales qui s'exercent en faveur de certaines techniques de procréation. Elles ont toujours existé dans en matière de procréation. On sait que la loi Neuwirth de 1967 est le produit d'une revendication en faveur de la contraception comme la loi Veil celui d'une demande très forte de libéralisation de l'IVG. Il en a été de même des revendications en faveur de l'insémination avec donneur (IAD) et de la fécondation in vitro avec réimplantation (Fivette). Dans tous les cas, on a souvent présenté ces techniques comme étant de nature médicale, alors qu'elles n'avaient pas pour objet de soigner une pathologie et de guérir un patient. Leur but était soit de permettre aux femmes de gérer leur propre fécondité en planifiant les naissances, soit d'offrir à un couple confronté à des des problèmes de fécondité la possibilité de donner naissance à un enfant. 

Aujourd'hui, le CCNE assume parfaitement cette distinction et affirme que son avis n'a pas pour objet de réfléchir sur des techniques médicales nouvelles, mais de répondre, positivement ou négativement, à une demande sociale en faveur de l'accès à l'assistance médicale à la procréation (AMP). Les réponses données sont très nuancées selon les demandes identifiées et le CCNE oscille entre libéralisme, statu quo, et rigueur.

Libéralisme : l'ouverture de l'IAD  aux homosexuelles


Libéralisme tout d'abord, et les médias retiennent surtout de l'avis du CCNE qu'il ouvre l'AMP aux femmes seules et aux homosexuelles, en couple ou seules. La demande sociale était très forte, en faveur d'un accès des femmes homosexuelles et des femmes seules à l'insémination avec donneur (IAD). Elle permet en effet de procréer avec les gamètes d'un donneur anonyme.

La lecture de l'avis montre que le Comité est parfaitement conscient du caractère sensible de cette demande, à un moment où des lobbies issus de La Manif pour Tous ou de Sens Commun s'efforcent d'empêcher l'accès des homosexuels à l'AMP.  Il reprend donc toutes les critiques d'ordre général adressées à l'assistance médicale à la procréation  : rupture avec les origines, risque de grandir sans père, coût du traitement et rareté des dons de gamètes, risque de marchandisation du corps humain etc.

Ces arguments sont tous écartés par le CCNE. Il fait  observer que les études portant sur les enfants élevés par des femmes seules, ou d'une manière générale par des familles mono-parentales ne permettent pas de déceler des effets négatifs pour les enfants. Au demeurant, le CCNE fait observer  qu'il n'est pas interdit à une femme seule de concevoir un enfant qu'elle entend élever seule. De même, s'il est vrai que les dons de gamètes sont insuffisants, les interdire aux couples d'homosexuelles ou aux femmes seules revient à favoriser la création d'un marché de la procréation qui se développerait en dehors de tout cadre juridique. Déjà 2000 à 3000 femmes seules se rendent à l'étranger chaque année pour bénéficier d'une IAD. In fine, le Comité s'appuie sur l'autonomie des femmes : la décision de concevoir  un enfant seule ou au sein d'un couple homosexuel est un projet réfléchi, programmé, concerté. Dès lors, la loi doit tenir compte de la diversification des formes de vie de famille et éviter de stigmatiser les couples homosexuels en leur refusant l'accès à l'AMP.

Certes, mais ce libéralisme du CCNE ne porte que sur l'insémination avec donneur (IAD) et non pas sur l'assistance médicale à la procréation en général, contrairement à ce qui est affirmé dans la presse. Or l'IAD n'est qu'une technique parmi d'autres, technique déjà ancienne et très facile à mettre en oeuvre. C'est si vrai que, jusqu'à présent, les femmes seules ou les couples d'homosexuelles se rendaient tout simplement dans un pays proche, par exemple la Belgique, pour obtenir une IAD. Elles rentraient ensuite tranquillement en France pour faire suivre leur grossesse et accoucher dans les conditions du droit commun. D'une certaine manière, le CCNE valide ce qui existe déjà depuis bien longtemps.

Ce libéralisme disparaît cependant si l'on considère les deux autres techniques d'AMP étudiées dans l'avis.

Voutch, les joies du monde moderne, 2015

 

Statu quo : l'autoconservation des ovocytes


L'autoconservation des ovocytes est demandée par des femmes jeunes qui souhaitent repousser une grossesse. Il s'agit très concrètement de prévenir d'éventuels problèmes de fertilité qui, selon l'état des connaissances médicales, sont susceptibles d'apparaître après l'âge de trente-cinq ans. Pour le moment, la conservation des gamètes n'est licite que dans deux cas. D'une part, et cela concerne aussi bien les hommes que les femmes, elle est autorisée depuis la loi du 6 août 2004 au profit des personnes qui suivent un traitement médical susceptible d'altérer leur fécondité. D'autre part, la loi du 7 juillet 2011 offre aux donneurs de sperme et aux donneuses d'ovocytes qui n'ont pas encore procréé la possibilité de recueil et de conservation de leurs gamètes, pour qu'ils puissent ultérieurement les utiliser s'ils rencontrent, plus tard, des difficultés à procréer. 

Convient-il d'offrir cette autoconservation des ovocytes "de précaution" à toutes les femmes qui la souhaitent ? Le CCNE estime qu'une telle généralisation est "difficile à défendre". 

La première réserve formulée par le CCNE est d'ordre psychologique. Aux yeux du Comité, proposition l'autoconservation à toutes les femmes jeunes pourrait leur faire croire qu'elles souscrivent une sorte d'assurance leur garantissant de pouvoir mener à bien une grossesse, plus tard. Le problème est que précisément cette assurance n'existe pas. D'abord, parce qu'elles auront aussi besoin de gamètes masculins lorsqu'elles solliciteront une Fivete, technique qui suppose l'existence d'un couple demandeur et non pas d'une femme seule. Ensuite, parce que le succès n'est pas garanti. Les statistiques montrent qu'en l'état actuel de ces techniques, seulement 60 à 70 % des couples qui y recourent parviennent à mettre un enfant au monde. Aux yeux du CCNE, l'autoconservation est donc trompeuse car elle laisse croire qu'il sera facile de réutiliser ces ovocytes.

La second réserve réside précisément dans la pression sociale qui risque de s'exercer sur les jeunes femmes, pression sociale à double tranchant. D'une part, à un âge où elles sont plus préoccupées par leurs études et leur premier emploi, l'autoconservation de leurs ovocytes risque de présenter la maternité comme une fin en soi, sorte de nécessité sociale sans lien avec un désir d'enfant qui ne s'est pas encore manifesté. D'autre part, et c'est un risque plus grand, les entreprises risquent de faire pression sur les jeunes femmes pour qu'elles recourent à l'autoconservation de leurs ovocytes. Celles qui s'y refuseraient risqueraient ainsi d'être écartées des postes les plus élevés. En 2014, NBC annonçait ainsi que Facebook et Apple envisageaient de subventionner la congélation des ovocytes de leurs employées dans le but affiché qu'elles "n'aient plus à choisir entre la carrière et les enfants". En réalité, le choix appartenait surtout à l'entreprise qui pouvait ainsi effectuer une pression sur ses salariées et limiter les congés-maternité.

A ces considérations psychologiques et sociales s'en ajoutent d'autres, financières. L'autoconservation implique un traitement contraignant et pénible pour celles qui s'y soumettent. C'est aussi un traitement onéreux. Le CCNE pose alors la question de sa prise en charge et se déclare opposé à ce qu'il soit financé par la solidarité nationale. En effet, l'autoconservation se situe hors de tout contexte de don ou de pathologie. Alors que la maîtrise des dépenses de santé est de plus en plus une nécessité, il ne fait guère de doute que cet élément a été déterminant dans l'avis du CCNE.  

Observons cependant que, sur ce point, le CCNE se démarque de la position de l'Académie de médecine, formulée le 19 juin 2017, c'est à dire une semaine avant son propre avis. Elle s'était déclarée favorable à l'autoconservation des ovocytes. Derrière les motifs liés aux droits des femmes peut-être peut-on cependant entrevoir une autre préoccupation. La généralisation de cette technique n'empêcherait pas, en effet, celles qui y ont eu recours de concevoir un enfant "à l'ancienne", sans avoir besoin d'une fivete. De nombreux ovocytes seraient alors inutilisés, mais potentiellement réutilisables à titre de don au profit de couples stériles. L'autoconservation aurait donc pour avantage de permettre la création d'une sorte de gisement d'ovocytes.

Rigueur : La GPA


La plus grande rigueur du CCNE s'exerce à l'égard de la gestation pour autruit (GPA). Dans son avis n° 110 du 1er avril 2010, il avait déjà refusé son introduction dans le droit français. On parlait alors  de l'ouverture de la GPA aux couples hétérosexuels, dont la femme est victime d'une infertilité liée à l'impossibilité de porter un enfant. A l'époque, le Comité avait estimé que la GPA portait atteinte à l'intégrité des mères porteuses, et que le désir d'enfant ne saurait emporter la consécration d'un véritable "droit à l'enfant". Il avait également insisté la marchandisation du corps humain entrainée par cette pratique.

Sept ans plus tard, le CCNE estime opportun de s'interroger une nouvelle fois sur la demande sociale en faveur de la GPA. Il parvient à une conclusion identique, en mettant cette fois l'accent sur le caractère inégalitaire du contrat de gestation pour autrui, notamment lorsque la gestatrice est recrutée dans un pays particulièrement pauvre, ce qui est souvent le cas. 

Le CCNE cherche donc des moyens pour lutter contre le "tourisme procréatif" qui consiste à aller chercher une mère porteuse dans un pays dont le système juridique accepte la GPA. Certes, il recommande "l'élaboration d'une convention internationale pour l'interdiction de la GPA", posture juridique dont il n'ignore pas qu'elle sera sans effet. On ne voit pas pourquoi les pays qui acceptent actuellement la GPA accepteraient brutalement d'y renoncer... En revanche, le CCNE se montre très sévère sur les conséquences d'une GPA pratiquée à l'étranger. Il suggère de refuser l'adoption plénière à la mère d'intention, c'est-à-dire à l'épouse du père biologique. Il préfère une simple délégation de l'autorité parentale qui ne rompt pas le lien avec la gestatrice. Cette solution est également celle envisagée par la mission d'information du Sénat en février 2016. En cas de doute sur la filiation biologique d'un enfant né à l'étranger, le CCNE propose de faire un test avant de décider de la transcription de son état civil sur les registres français. 

Sur le seul plan de la GPA, le Comité d'éthique se montre donc d'une rigueur particulière. On peut d'ailleurs s'interroger sur la conformité de ces recommandations à la jurisprudence Mennesson issue d'un arrêt de la CEDH rendu le 26 juin 2014. La Cour estimait alors que l'intérêt supérieur de l'enfant exigeait que les jumelles des requérants, nées au Texas, disposent d'un état-civil français, élément de leur identité au sein de la société de notre pays. Après bien des difficultés, la Cour de cassation s'était ralliée à cette position dans une décision du 3 juillet 2015. La circulaire Taubira du 25 janvier 2013 avait, sur les mêmes motifs, autorisé la délivrance d'un certificat de nationalité française à ces enfants. La situation s'était donc peu à peu normalisée. Si la GPA demeurait interdite dans notre pays, les enfants nés à l'étranger d'une mère porteuse n'étaient plus victimes d'un ostracisme juridique lié aux conditions de leur naissance. Le Comité d'éthique souhaite-t-il déterrer la hache de guerre ? On peut au moins se poser la question et on se la pose avec d'autant plus d'acuité qu'il est un peu surprenant de constater que les seuls professeurs de droit entendus par le Comité sont bien connus pour leur hostilité envers la GPA. Ils ont parfaitement le droit de faire connaître leur position, mais le CCNE pourrait peut-être, de son côté, mettre en oeuvre le principe du contradictoire.

La lecture de l'avis donne finalement une impression contrastée. Libéralisme pour l'IAD, statu quo pour l'autoconservation des ovocytes, et attaque contre la GPA pratiquée à l'étranger. Ce traitement différencié semble semble pour le moins surprenant, d'autant que l'objet de l'avis était d'étudier la demande sociétale. Or rien n'est proposé pour répondre à la demande des couples infertiles qui ne peuvent pas porter un enfant. La lecture de l'avis va certainement susciter un sentiment d'injustice ou, à tout le moins, d'atteinte à l'égalité devant la loi. Si l'on a un problème d'ovocytes, on peut le résoudre. Si l'on a un problème d'utérus, on ne peut rien faire. Il en est de même des couples homosexuels. Le CCNE reconnait que les femmes homosexuelles ont le droit de "faire famille" comme elles l'entendent, le droit d'engendrer un enfant par IAD, individuellement ou en couple. En revanche, les hommes homosexuels, qui auraient besoin d'une GPA, n'ont droit à rien si ce n'est à toute une série d'ennuis s'ils vont chercher une mère porteuse à l'étranger. L'analyse de la "demande sociétale" fonctionne décidément comme un couperet.

Sur la GPA : chapitre 7, section 2 § 3-B  du manuel de libertés publiques sur internet.





dimanche 25 juin 2017

Le FNAEG, le parapluie et le dialogue des juges

L'arrêt Aycaguer c. France rendu par le Cour européenne des droits de l'homme le 22 juin 2017 offre un bel exemple de "dialogue des juges". Cette formule est aujourd'hui largement répandue pour désigner les relations, que l'on espère harmonieuses, entre les juridictions de droit interne et les juges européens de Strasbourg et de Luxembourg. Elle a pour auteur Bruno Genevois, dans ses conclusions sur l'arrêt Cohn-Bendit rendu par l'Assemblée du Conseil d'Etat le 6 décembre 1978. Il affirmait à l'époque qu'il ne devait y avoir place "ni pour le gouvernement des juges, ni pour la guerre des juges, mais pour le dialogue des juges". 

L'arrêt Aycaguer illustre parfaitement ce dialogue. La CEDH ne ne se borne pas, en effet, à sanctionner une atteinte à la vie privée que constitue la condamnation d'une personne ayant refusé de se plier à un prélèvement ADN, en vue de son inscription dans le fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG). Elle sanctionne aussi une négligence fautive des pouvoirs publics qui ont refusé de se plier aux réserves exprimées par le Conseil constitutionnel sur les conditions de fonctionnement de ce fichier. 

Un coup de parapluie 


Le requérant, Jean-Michel Aycaguer, a participé en janvier 2008, à un rassemblement organisé par un syndicat agricole basque pour donner un avis sur un projet de remembrement. A l'issue de la réunion, une bousculade a opposé manifestants et gendarmes. Après une garde à vue, le requérant a été condamné, en comparution immédiate, à deux mois d'emprisonnement avec sursis pour avoir commis des violences sur des militaires de la Gendarmerie avec usage ou menace d'une arme, en l'espèce un parapluie. Il ne fait pas appel de sa condamnation. Plus tard, en décembre 2008, il est convoqué par les services de police pour un prélèvement d'ADN sur le fondement des articles 706-55 et 706-56 du code de procédure pénale. Il s'agit concrètement de permettre son identification génétique en faisant figurer son profil ADN dans le FNAEG. Le requérant s'y refuse obstinément est finalement condamné à une amende de 500 € pour avoir refusé de se plier à cette injonction. C'est cette seconde condamnation, et non pas la première, qui est contestée devant la CEDH, après que le requérant ait épuisé les voies de recours internes. Il estime qu'un tel fichage constitue en effet une atteinte au droit au respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.


Chapeau melon et bottes de cuir (The Avengers), saison 6. 1968

Une atteinte à l'article 8

 

La CEDH rappelle que "le simple fait de mémoriser des données relatives à la vie privée d'un individu constitue une ingérence dans la vie privée", principe déjà consacré dans son arrêt Leander c. Suède du 26 mars 1987. Cela ne signifie pas que le FNAEG emporte, en soi, une violation de l'article 8. Une ingérence dans la vie privée peut, en effet, être licite, à la condition qu'elle soit prévue par la loi, qu'elle poursuive un but légitime et qu'elle soit nécessaire dans une société démocratique, c'est à dire proportionnée à ce but. 

La Cour reprend chacun de ces éléments. La nature législative du fichage dans le FNAEG n'est pas contestée, puisque ce dispositif figure dans le code de procédure pénale. Son but légitime ne l'est pas davantage, car il s'agit de détecter et de prévenir, des infractions pénales. Reste la question de la nécessité du fichage et, sur ce point, la Cour se prononce au cas par cas, selon différents critères énumérés dans l'arrêt. 

Le premier d'entre eux réside dans les garanties apportées contre les usages non conformes à la finalité du fichier. En l'espèce, le FNAEG ne prête pas à critique et la CEDH observe que ses modalités sont convenablement encadrées. 

Les données stockées sont ensuite examinées, et la Cour note que les infractions justifiant un fichage génétique sont limitativement énumérées par le code de procédure pénale. Sur ce point, il est attesté que le requérant a donné "de simples coups de parapluie en direction de gendarmes qui n'ont même pas pu être identifiés" et qui n'ont eu aucune séquelle physique. L'infraction commise n'a rien à voir avec la liste de l'article 706-55 du code de procédure pénale qui prévoit l'inscription au FNAEG pour des infractions sexuelles, ou des actes liés au terrorisme, à la grande criminalité, voire aux crimes contre l'humanité. La CEDH n'hésite pas à affirmer la licéité d'un fichage des grands criminels. Dans un arrêt Gardel c. France du 17 décembre 2009, elle estime ainsi que l'inscription du requérant, condamné à quinze ans de réclusion pour viol sur mineure, sur le Fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelle (FIJAIS) n'emporte pas une atteinte excessive à sa privée. Dans le cas du donneur de coups de parapluie, l'appréciation est évidemment différente. C'est d'autant plus vrai que ce dernier ne peut faire de demande d'effacement des données, procédure réservée aux personnes soupçonnées et interdite à celles qui ont été condamnées. Sur ce point, la Cour rappelle qu'elle estime que ces dernières devraient également pouvoir bénéficier d'une possibilité concrète d'obtenir un tel effacement (CEDH, 17 décembre 2009, B.B. c. France). Depuis 2009, rien n'a été entrepris pour mettre en oeuvre ce droit.

La durée de la conservation est le dernier élément examiné par la Cour, et celui qui fâche le plus. En effet, l'article R 53-14 du code de procédure pénale précise que la durée de conservation des profils ADN ne peut dépasser quarante ans pour les personnes condamnées aux infractions extrêmement graves mentionnées à l'article 706-55. Or il s'agit d'une période maximum qui aurait dû être aménagée par décret. Ce texte n'est jamais intervenu et la durée de quarante ans est devenue une norme générale, assimilée en réalité à une conservation indéfinie. 

La réserve du Conseil constitutionnel et le dialogue des juges


La Cour européenne pourrait s'arrêter à l'énoncé de ces motifs et déclarer que le fichage ADN de M. Aycaguer emporte une atteinte excessive à se vie privée. Elle va plus loin cependant en mentionnant expressément la décision Jean-Victor C. rendue sur QPC par le Conseil constitutionnel le 16 septembre 2010. Il y déclare que le FNAEG est conforme à la Constitution, mais formule une réserve d'interprétation. Cette conformité n'est en effet acquise qu'à la condition de "proportionner la durée de conservation de ces données personnelles (...) à la nature ou à la gravité des infractions concernées". La CEDH observe que cette réserve "n'a pas reçu de suite appropriée". Aucun décret n'est en effet intervenu pour moduler la durée de la conservation en fonction de la gravité des infractions. 

La CEDH sanctionne ainsi le non-respect par les autorités françaises d'une réserve d"interprétation formulée par le Conseil constitutionnel. Les plus souverainistes des commentateurs vont certainement y voir une intolérable intrusion du juge européen dans le droit interne. En réalité, la Cour se borne à tirer les leçons du maintien d'une situation irrégulière, car c'est la fragilité du droit interne qui entraîne la sanction européenne. Dès lors qu'une réserve formulée par la Conseil constitutionnel est dépourvue de l'autorité de chose jugée, le juge européen n'est-il pas le seul à pouvoir en imposer le respect ?

Sur le FNAEG : chapitre 7, section 2 § 2-B  du manuel de libertés publiques sur internet.



jeudi 22 juin 2017

Les supporters de football : une menace particulière et un droit spécifique

La décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel le 16 juin 2017 s'inscrit dans un mouvement général qui tend à la création d'un droit spécifique des supporters de football. Considérés désormais comme une véritable menace pour l'ordre public et la sécurité, il sont soumis à des règles plus rigoureuses que le droit commun applicable à l'ensemble des manifestations sportives.

Les dispositions contestées sont issues de la loi du 10 mai 2016 "renforçant le dialogue avec les supporters et la lutte contre le hooliganisme", loi votée avant juste avant la Coupe d'Europe de football qui s'est déroulée à Paris. En l'espèce, le dialogue annoncé ne semble pas avoir rencontré un grand succès, car l'Association nationale des supporters met en cause la constitutionnalité de l'article L 332-1 du code du sport. Celui-ci énonce que les organisateurs de matchs peuvent être tenus d'assurer un service d'ordre lorsque l'objet ou l'importance de la manifestation sportive le justifie. Celui-ci s'exerce par la faculté d'interdire l'accès au stade à certains supporters violents. Pour assurer cette mission, ils peuvent créer un traitement automatisé de données à caractère personnel mentionnant l'identité de ces derniers et les manquements auxquels ils ont déjà participé.

L'ensemble de ce dispositif est contesté devant le Conseil constitutionnel, et l'Association nationale des supporters n'est pas dépourvue de moyens juridiques susceptibles d'appuyer sa QPC.

Accès au stade et pouvoir de police

 

En attribuant aux organisateurs de matchs une compétence les autorisant à interdire l'accès au stade des supporters violents, l'article 332-1 du code du sport semble leur déléguer un véritable pouvoir de police. Dès sa décision du 29 août 2002 sur la loi d'orientation et de programmation pour la justice, le Conseil constitutionnel a pourtant précisé que si l'Etat peut déléguer à des personnes privées la construction d'établissements pénitentiaires, il ne saurait leur déléguer des compétences attachées à sa mission de souveraineté. Ce principe est déduit de l'article 12 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui affirme que "la garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée".

Plus tard, dans sa décision du 10 mars 2011, le Conseil constitutionnel a mis en oeuvre cette jurisprudence. Il a ainsi annulé une disposition législative permettant aux collectivités publiques de confier à des opérateurs privés une mission générale de surveillance de la voie publique par un système de vidéoprotection. Cette mission générale de surveillance constitue en effet une "compétence de police administrative générale inhérente à l'exercice de la force publique, nécessaire à la garantie des droits".

En l'espèce, le Conseil constitutionnel se borne à affirme, de manière un peu laconique, que la compétence dévolue aux organisateurs ne s'analyse pas comme une mesure de police générale. Bien qu'il n'élabore pas, on peut penser qu'il s'appuie sur le fait que ces derniers ne font qu'interdire l'accès  du stade à des personnes nommément désignées et figurant dans un fichier spécifique. Ils ne sont donc pas compétents pour protéger, à eux seuls, l'ordre public dans l'enceinte sportive.

Joueurs de Foot-Ball. Le Douanier Rousseau. 1908

L'atteinte à la vie privée


Reste la question essentielle de ce fichier. Avant la loi de 2016, les organisateurs ne disposaient que de la liste des interdits de stade (qu'il s'agisse d'une interdiction administrative ou judiciaire) transmise par le préfet. Ils pouvaient donc refuser de vendre des billets à ces personnes, mais seulement à elle.  Le problème est que ce fichier pouvait concerner aussi bien des personnes qui avaient été condamnées pour violence que celles qui avaient utilisé un abonnement de manière frauduleuse ou qui avaient développé une activité commerciale illicite dans le stade. Le texte de 2016 réoriente le dispositif en autorisant les organisateurs à refuser la vente de billets à une personne ou à un groupe de personnes pour des seuls motifs tirés de la sécurité, c'est-à-dire concrètement pour la violation du règlement intérieur.

Surtout, la loi de 2016 est intervenue pour garantir l'efficacité du système et rendre conforme aux exigences du Conseil d'Etat le traitement automatisé de données à caractère personnel recensant les supporters violents. En effet, dans un arrêt rendu 21 septembre 2015, le Conseil d'Etat a partiellement censuré le fichier STADE qui précisément permettait la transmission aux organisateurs de manifestations sportives du nom des personnes interdites de stade. Mais cette censure reposait sur le caractère général et indifférencié de cette transmission. Il devenait donc indispensable d'envisager la création d'un fichier, à l'initiative des clubs sportifs eux-mêmes, et ne conservant que les données strictement nécessairement à l'exercice de leur mission de sécurité. C'est exactement le sens de la loi de 2016.

L'association requérante voit dans ce fichier une atteinte au droit au respect de la vie privée, que le Conseil constitutionnel garantit en le fondant sur l'article 2 de la Déclaration de 1789. Dans sa décision du 22 mars 2012, rendue à propos du "fichier des honnêtes gens", le Conseil constitutionnel déclare que "la collecte, l'enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et mis en oeuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif". Autrement dit, le Conseil s'autorise à exercer un contrôle de proportionnalité, contrôle auquel il se livre immédiatement en déclarant inconstitutionnel le fichier "Titres électroniques sécurisés" qui conservait un grand nombre de données biométriques dont la plupart n'étaient pas indispensables à la lutte contre l'usurpation d'identité, seule finalité officiellement déclarée du fichier. De même, dans une QPC du 21 octobre 2016, le Conseil a déclaré inconstitutionnel le registre des trusts dont la finalité, parfaitement légitime, était la lutte contre la fraude fiscale, mais qui, à cette fin, stockait des données mentionnant les dispositions testamentaires de personnes toujours vivantes. Cette conservation a été jugée excessive par rapport à la finalité poursuivie.

Dans le cas du fichier des organisateurs de matchs de football, le Conseil se livre au même contrôle de proportionnalité, mais parvient à une conclusion inverse. Il fait observer que le traitement ne peut recenser que les personnes qui contreviennent aux conditions générales de vente des billets ou du règlement intérieur relatif à la sécurité de la manifestation sportive. Il ne peut être utilisé à d'autres fins que le refus d'accès au stade, mesure certes désagréable mais dépourvue de conséquences graves. De fait, le Conseil estime que le traitement de données personnelles est "mis en œuvre de manière adéquate et proportionnée à l'objectif d'intérêt général poursuivi".

En déclarant ces dispositions conformes à la Constitution, le Conseil consacre implicitement l'existence d'un droit spécifique, adapté à la menace particulière que représentent les supporters violents. Sur ce point, il adopte la même position que la Cour européenne des droits de l'homme.  Dans son arrêt Ostendorf c. Allemagne du 7 mars 2014, celle-ci estime que les violences commises lors de certains matchs peuvent justifier l'arrestation et même l'internement administratif d'un supporter. L'intéressé est alors arrêté et interné non pas parce qu'il a commis une infraction mais pour empêcher qu'il en commette une. Aux yeux de la Cour, cette mesure demeure néanmoins proportionnée à la menace que le supporter représente pour l'ordre public. En Europe comme en France, le football devient ainsi l'objet d'une législation particulière qui révèle une méfiance, une peur à l'égard de débordement parfois extrêmement violents. Le droit positif aurait-il repris à son compte cette idée bien souvent énoncée que le football est la poursuite de la guerre par d'autres moyens ?

Sur la police spéciale des supporters : chapitre 5, section 1 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet.

mardi 20 juin 2017

Le maire de Mandelieu et le voile chez H&M

Le maire de Mandelieu La Napoule, Henri Leroy (Les Républicains),  a envoyé une lettre aux gérants du magasin H&M situé dans sa ville, leur demandant d'agir "pour qu'à Mandelieu La Napoule le port de signes religieux soit proscrit". Dans sa lettre publiée dans le journal de la commune, il justifie sa démarche par "de nombreuses plaintes d'administrés et de clients, gênés par la tenue vestimentaire à caractère religieux de vos salariées". Sur le plan juridique, il invoque la décision rendue par la Cour de justice de l'Union européenne le 14 mars 2017 qui autorise une entreprise privée à adopter un règlement intérieur imposant la neutralité religieuse à ses employés. Il demande donc aux gérants du magasin d'appliquer cette jurisprudence.

La démarche du maire est d'abord une posture politique. En  rendant publique une lettre datée du mois d'avril dans le journal municipal de juin, le maire adresse un message à son électorat. Rien ne dit qu'il espère réellement obtenir de H&M l'interdiction du port de signes religieux dans son magasin. L'entreprise suédoise lui a d'ailleurs sèchement répondu que "notre règlement intérieur permet à chacun de nos collaborateurs de s'habiller comme ils le souhaitent dans les limites fixées par la loi».  Il est bien probable que l'affaire va prendre fin avec cet échange dépourvu d'aménité, d'autant que la période électorale prend fin. Elle présente pourtant l'intérêt de montrer que les élus locaux ne disposent d'aucun fondement juridique de nature à justifier une telle intervention.

Le pouvoir de police générale


Comme on le sait, le maire d'une commune est doté d'un pouvoir de police générale qui ne peut être employé qu'en cas de menace effective pour l'ordre public. Rappelons que le juge des référés du Conseil d'Etat a ainsi suscité une jurisprudence nuancée à propos des arrêtés pris par les élus pour interdire le port du burkini sur les plages de leur commune. Il a en effet accepté de suspendre une telle mesure dans la seule hypothèse où le port d'un tel vêtement avait provoqué des atteintes à l'ordre public, rixes ou manifestations diverses. Cette jurisprudence permettait au Conseil d'Etat de ne pas prendre une position de principe sur cette question. L'interdiction prononcée par les élus a ainsi été suspendue à Villeneuve-Loubet et maintenue à Sisco, où une bagarre avait opposé les partisans aux opposants du burkini.

En l'espèce, aucune menace d'atteinte à l'ordre public n'est mentionnée à Mandelieu La Napoule, l'élu lui-même se bornant à évoquer "de nombreuses plaintes d'administrés et de clients", c'est-à-dire un nombre non précisé de démarches individuelles qui ne sauraient constituer un mouvement collectif et organisé.

Le pouvoir de police du maire doit, d'une manière générale, se concilier avec la liberté d'entreprendre. Le Conseil d'Etat en avait déjà jugé ainsi dans l'arrêt Daudignac de 1951, rendu à propos d'un arrêté du maire de Montauban soumettant à autorisation l'exercice de la profession de photographe-filmeur sur le territoire de la commune. Le juge avait alors considéré qu'une interdiction générale et absolue d'exercer une profession portait une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre. Or, dans l'affaire Daudignac, il s'agissait d'autoriser l'occupation du domaine public, ce qui justifiait la compétence de l'élu, même si, en l'espèce, elle s'était exercée avec une rigueur excessive. Dans le cas du port de signes religieux chez H&M, le caractère proportionné de l'exercice du pouvoir de police doit être envisagé de manière encore plus rigoureuse dès lors qu'il porterait atteinte à la fois à la liberté d'entreprendre et au droit de propriété. Il s'analyserait comme une intervention intempestive du maire dans une relation de travail qui n'entre pas réellement dans le champ de sa compétence, sauf troubles violents qui n'existent pas en l'espèce.



Deux femmes assises. Henri Hourtal 1877-1944

La jurisprudence de la Cour de Justice


Le maire de Mandelieu est sans doute conscient des limites de son pouvoir de police, et il invoque  la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne. Il affirme ainsi que, "le 14 mars dernier", elle a "estimé que le règlement interne d'une entreprise peut, sous certaines conditions, prévoir l'interdiction du port visible de signes religieux ou politiques, comme le foulard islamique". Ce n'est pas faux. Dans deux décisions du 14 mars 2017, Samira Achbita et autres c. G4S Secure Solutions N.V.), et Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l'homme c. Micropole S.A. la CJUE a effectivement constaté que l'interdiction du port de signes religieux en entreprise n'est pas, en soi, discriminatoire, à la condition que le règlement intérieur qui l'impose "traite de manière identique tous les travailleurs (...) en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, le respect de la neutralité vestimentaire".

D'une manière générale, la CJUE admet ainsi une politique de neutralité "objectivement justifiée par un objectif légitime". Ce dernier peut résider dans des nécessités de sécurité, par exemple lorsque le port du voile se révèle dangereux pour certaines activités professionnelles, ou dans une volonté d'imposer la neutralité "politique, philosophique, et religieuse" dans les "relations avec les clients". Cette jurisprudence n'est guère éloignée du code du travail français, qui énonce dans son article L1321-2-1, que "Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché.»

Contrairement à ce qu'affirme Libération dans son analyse de la lettre du maire de Mandelieu, ces deux conditions ne sont pas cumulatives mais alternatives. H&M pourrait donc parfaitement mettre en oeuvre une politique de neutralité en invoquant "les nécessités du fonctionnement de l'entreprise" dans sa relations avec les clients. Elle ne le souhaite pas, ce qui est son droit et ce qui n'est pas surprenant si l'on considère qu'il s'agit d'une entreprise suédoise, pays traditionnellement attaché à une certaine forme de communautarisme. On se souvient d'ailleurs que les magasins H&M avaient été parmi les premiers à commercialiser le burkini, s'appuyant sur le multiculturalisme pour pénétrer un marché nouveau. En tout état de cause, la décision d'accepter ou non le porte de signes religieux par son personnel appartient à H&M, et pas au maire de Mandelieu La Napoule. N'oublions pas cependant qu'elle appartient aussi et surtout au consommateur, libre d'aller acheter ses vêtements chez H&M... ou ailleurs.


Sur le port du voile en entreprise : Chapitre 10 section 1 du manuel de libertés publiques sur internet


jeudi 15 juin 2017

Nadine Y. c. Guy Z. : les fondements juridiques de l'injure

La Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu le 7 juin 2017 une décision qui devrait faire réfléchir celles-ci et ceux qui s'estiment injuriés. Avant de porter plainte formellement, il convient en effet de s'interroger sur le fondement juridique de cette plainte. C'est précisément ce que n'a pas sérieusement fait Nadine Y. , et c'est ce qui explique l'échec de son pourvoi.

Le 11 octobre 2013, alors que Nadine Y.  est conseillère municipale de Toul et conseillère régionale, Guy Z. donne un spectacle à la salle de l'Arsenal de cette ville. Il s'y exprime en des termes pour le moins directs : "  Ah Nadine Y... a été élue ici à Toul ? Vous l'avez échappé belle ! On m'avait promis qu'elle serait là... Quelle conne ! Ah la salope... Qu'elle est vulgaire, mais qu'elle est conne celle-là ! Je l'emmerde ! Il y en a qui applaudissent, il y en a qui huent, c'est bien. C'est la démocratie. Elle est de droite et lâche. C'est un pléonasme. Y..., Y... Elle répète sans arrêt, le peuple, je connais, j'en viens.. Bah retournes y connasse". 

Le caractère injurieux


Ces propos, d'une rare élégance, relèvent à l'évidence de l'invective. L'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse définit l'injure comme "toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait est une injure." L'appréciation du caractère injurieux des propos tenus donne lieu cependant à une jurisprudence impressionniste. 

Est d'abord envisagé le caractère privé ou public ou des propos. Cette appréciation est importante car l'injure privée est punie d'une simple contravention, alors que l'injure publique est un délit qui relève du tribunal correctionnel et qui est punissable d'une amende de 12 000 €. En l'espèce, le caractère public ne fait aucun doute, dès lors que quelques milliers de personnes ont assisté au spectacle de Guy Z. et que ses propos ont été largement repris dans les médias.

Au regard de leur contenu, les propos injurieux ne reposent sur aucun fait précis. Dans une décision du 7 décembre 2010, la Cour de cassation fait ainsi observer qu'un tract distribué par un mouvement de soutien aux étrangers sans papiers est injurieux dans la mesure où il qualifie les agents de police d'être "familiers des idées racistes", sans apporter aucun élément factuel de nature à étayer cette accusation. 

Enfin, le juge prend en considération les éléments susceptibles d'atténuer la responsabilité de l'auteur des propos injurieux. L'excuse de provocation peut ainsi être admise lorsque l'injure a été proférée comme une "réaction immédiate et irréfléchie aux propos de la victime". En l'espèce, l'excuse de provocation ne peut cependant pas être invoquée lorsque le plaignant s'appuie sur les dispositions visant l'injure proférée à l'encontre d'une personne dépositaire d'un mandat public, ce qui est le cas en l'espèce. De toute évidence, cette impossibilité a inquiété les défenseurs de Guy Z., qui ont déposé une QPC. Ils estimaient en effet qu'une telle règle portait atteinte au principe d'égalité devant la loi. Si les juges du fond, peut-être impressionnés par la médiatisation de l'affaire, ont transmis la QPC, la Cour de cassation, quant à elle, a refusé le renvoi au Conseil constitutionnel dans un arrêt du 15 mars 2016. 

La qualité de l'auteur de propos est également un élément pris en considération. De manière traditionnelle, les juges sont plus indulgents envers les journalistes et les hommes politiques, estimant que, dans le feu du débat, les propos peuvent parfois dépasser la pensée. La Cour européenne des droits de l'homme elle-même a ainsi reconnu , dans un arrêt du 26 avril 1995 Prager et Oberschlick c. Autriche qu'un article traitant le responsable d'un parti politique d'"imbécile" n'était pas nécessairement constitutif d'une injure. Aux yeux de la Cour, le débat politique peut en effet comporter "une certaine dose d'exagération, voire de provocation".  Cette jurisprudence aurait sans doute pu être invoquée par les avocats de Guy Z., d'autant qu'elle a été étendue aux paroles proférées par un groupe de rap qui appelait à "mettre un billet sur la tête de celui qui fera taire ce con d'Eric Z.". Il est vrai que cette décision, critiquée par la doctrine, n'a pas fait l'objet d'un pourvoi et n'a pas été confirmée par la jurisprudence ultérieure.

Guy Bedos. Toutes des salopes. 1975. Archives INA (avec carré blanc)

Une erreur de fondement juridique


Quoi qu'il en soit, les défenseurs de Guy Z. n'ont pas eu besoin de se pencher sur la question. Ceux de Nadine Y. ont en effet choisi un fondement juridique qui n'avait pas beaucoup de chances de la conduire au succès. Au lieu de se fonder sur l'article 29 de la loi de 1881, ils se sont appuyés sur l'article 33 de ce même texte. Il punit l'injure proférée "à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers (...) un dépositaire ou agent de l'autorité publique, (...) un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public temporaire ou permanent, etc". En l'occurrence, Nadine Y.  exerce effectivement un mandat au conseil régional et elle est également membre du conseil municipal de Toul. Le choix de l'article 33 lui permet d'envisager une sanction plus lourde puisque l'amende encourue est cette fois de 45 000 €. 

Hélas, la jurisprudence considère depuis bien longtemps que l'injure doit, dans ce cas, "caractériser des actes se rattachant à la fonction de ces personnes ou à la qualité dont elles sont revêtues". Dans un arrêt du 22 juin 1944, la Cour de cassation avait déjà écarté le fondement de l'article 33 pour des injures proférées contre un huissier qui n'était pas dans l'exercice de ses fonctions. A contrario, relèvent de l'article 33 les propos du maire d'une commune qui, lors d'une manifestation contre l'implantation d'un centre d'enfouissement d'ordures ménagères dans sa commune, donne une interview dans laquelle il engage les autorités de la Polynésie française à "nettoyer les ordures qui dirigent ce pays". (Crim., 19 février 2002). 

En l'espèce, les propos de Guy Z. ne visaient en aucun cas la manière dont Nadine Y. exerçait ses mandats. La seule référence à son activité politique réside dans la mention selon laquelle elle était "de droite", propos dont on ne sait s'il doit être, en tant que tel, qualifié d'injure. La Cour de cassation en déduit que les propos ne se rattachent pas à la fonction exercée par Nadine Y. mais plutôt à sa personne privée. Son pourvoi est donc rejeté et Guy Z. échappe ainsi à la condamnation pour injure. Nadine Y.  a "perdu son procès", selon les termes figurant dans la presse, parce qu'elle a choisi le mauvais fondement juridique, soit parce qu'elle était mal conseillée, soit parce que son ego lui dictait de se présenter comme une élue et non pas comme une simple citoyenne, soit parce qu'elle souhaitait que l'auteur des propos outrageants soit plus lourdement condamné. Dans tous les cas, elle a quelques jours pour maudire ses juges... en termes bien sentis.

Sur l'état d'urgence   : Chapitre 9 § 1 A  du manuel de libertés publiques sur internet.




lundi 12 juin 2017

Etat d'urgence : Interdiction de séjour et liberté de manifester

La décision Emile L. rendue sur question prioritaire de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel le 9 juin 2017 a été présentée dans la plupart des médias de manière remarquablement uniforme. Qu'il s'agisse du Monde, du Figaro, des Echos, le titre est, à chaque fois, identique : "Le Conseil constitutionnel censure l'interdiction de manifester". La lecture de la décision montre pourtant que la référence à la liberté de manifester ne figure que dans les moyens articulés par le requérant, mais pas dans les motifs développés par le Conseil constitutionnel. 

Interdiction de séjour et liberté de manifester

 

En réalité, les titres médiatiques ne cultivent pas le contresens, mais seulement l'ambiguïté. La disposition censurée est l'alinéa 3 de l'article 5 de la loi du 3 avril 1955 sur l'état d'urgence, qui permet, ou plutôt permettait jusqu'à son abrogation, "d'interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics". Le requérant s'est donc vu notifier une interdiction de séjour à Paris le 27 juin 2016. Il n'a donc pas pu, et c'est la conséquence de son interdiction de séjour, participer à une manifestation contre la loi travail. 

La liberté de manifester est donc atteinte, en quelque sorte par ricochet. Cette observation n'est pas inutile, car elle permet de nuancer quelque peu les titres des journaux. Le Conseil constitutionnel ne censure pas un texte permettant d'interdire globalement une manifestation, mais une disposition fondant un acte purement individuel interdisant à une personne précisément dénommée de se rendre dans une zone fixée par arrêté, zone dans laquelle se déroule, éventuellement mais pas nécessairement, une manifestation. Il est donc naturel que le Conseil se fonde sur l'atteinte à la liberté de circulation et non pas sur l'atteinte à la liberté de manifester.

Appréciation des garanties offertes à la personne

 

Dans sa décision QPC du 22 décembre 2005, Cédric. D., le Conseil constitutionnel affirme régulièrement que "la Constitution n'exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence ; qu'il lui appartient, dans ce cadre, d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République". Parmi ces droits figure évidemment la liberté d'aller et de venir, que le Conseil considère comme une composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il revient donc au Conseil d'apprécier si cette conciliation a été convenablement opérée par le législateur. C'est ainsi que le régime d'assignation à résidence a été validé par cette même décision Cédric D. En revanche, la décision QPC Sofiyan I. du 16 mars 2017 censure le régime des assignations de longue durée, dans la mesure où le législateur avait confié au Conseil d'Etat une double compétence aussi bien pour les autoriser que pour les contrôler. Cette double compétence est tout de même apparue un peu fâcheuse au regard du principe d'impartialité.

Sur ce point, la décision du 9 juin 2017 est la conséquence logique de celle du 16 mars. Le Conseil se livre, de la même manière, à une appréciation des garanties offertes à la personne visée par l'arrêté d'interdiction. Et l'analyse est rapidement faite, car le Conseil constate que le "législateur n'a soumis cette interdiction de séjour à aucune condition et il n'a encadré sa mise en oeuvre d'aucune garantie".  Le texte est en effet extrêmement laconique, issu d'une rédaction qui n'a pas été modifiée depuis 1955. Aucune disposition ne vient préciser comment il doit être mis en oeuvre, en particulier dans l'hypothèse où l'interdiction de séjour s'inscrit dans une périmètre incluant le domicile et/ou le lieu de travail de l'intéressé.

La foule bleue et rouge. La manifestation. Andrée Pollier. 1984

Le contrôle du juge


Ce laconisme est d'autant plus fâcheux que la juridiction administrative, compétente en matière de recours contre une interdiction de séjour prononcée sur le fondement de l'état d'urgence, se borne à exercer un contrôle restreint. Dans un arrêt du 25 juillet 1985, rendu à l'époque de la mise en oeuvre de l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie, le Conseil d'Etat se limite ainsi à vérifier l'exactitude matérielle des faits et l'absence d'erreur manifeste d'appréciation par le préfet. A aucun moment, le Conseil d'Etat n'a exigé, par exemple, l'exercice des droits de la défense préalablement à la décision. Certes, le juge administratif a désormais étendu son contrôle sur les mesures de police mais, en l'absence de contentieux, il est bien difficile de savoir jusqu'où il aurait pu l'étendre en matière d'interdiction de séjour.

Précisément, le Conseil constitutionnel constate que les motifs susceptibles de fonder une interdiction du territoire sont définis par la loi avec une certaine forme de légèreté. Cette mesure peut être prise en effet à l'encontre "de toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics". Il n'est donc pas dit que l'interdiction du territoire doit nécessairement reposer sur une atteinte à l'ordre public. 

Une zone grise de l'état d'urgence


L'interdiction de séjour constitue, à l'évidence, une zone grise de l'état d'urgence. Alors que le Conseil d'Etat n'a fait que renforcer son contrôle en matière d'assignation à résidence, alors que la Cour de cassation apprécie désormais la légalité des arrêtés prescrivant une perquisition, l'interdiction de séjour reste un domaine peu contrôlé. Les rapports parlementaires sur les différentes prorogations de l'état d'urgence comme celui de la Commission des lois chargée d'en assurer le suivi sont restés très discrets sur ce point. On ne dispose donc que des chiffres publiés par Amnesty International en mai 2016. L'O.N.G.  recense 639 mesures d'interdiction de séjour prises entre novembre 2015 et mai 2017, dont 574 auraient visé des personnes désirant manifester contre la loi travail. Certes, ces chiffres sont modestes, mais ils montrent cependant clairement que l'interdiction de séjour est effectivement utilisée dans le but d'empêcher certaines personnes de participer à des rassemblements publics. 

Quelles seront les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel ? Cette mesure d'interdiction de séjour va-t-elle disparaître de l'arsenal juridique ? C'est assez peu probable. En témoigne le fait que le Conseil constitutionnel reporte les effets de l'abrogation au 15 juillet 2017, le temps pour le législateur de rendre la procédure plus rigoureuse et de préciser les motifs justifiant une telle mesure. Le calendrier est favorable, puisque l'on va bientôt discuter du projet créant une police spéciale du terrorisme.


Sur l'état d'urgence   : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

vendredi 9 juin 2017

De l'état d'urgence à une police spéciale du terrorisme

L'avant-projet de loi renforçant la lutte contre le terrorisme et la sécurité a été diffusé par Le Monde le 8 juin 2017, dans le but, nous dit-on, d'ouvrir le débat public. A dire vrai, il était déjà ouvert  par les opposants "historiques" à l'état d'urgence qui redoutent qu'il ne devienne permanent et qui dénoncent sa banalisation. On peut évidemment comprendre cette crainte, mais les partisans du texte font, quant à eux, observer que ce n'est pas l'état d'urgence qui se banalise mais le terrorisme. 

A travers ce débat, on peut discerner les difficultés rencontrées pour définir le régime juridique du terrorisme. Il est assez facile d'organiser le droit pénal destiné à réprimer les infractions liées au terrorisme et la loi Urvoas du 3 juin 2016 a pu renforcer les pouvoirs du juge, par exemple en matière de perquisitions de nuit, sans susciter de sérieuse opposition dans l'opinion. En revanche, il est plus délicat de légiférer sur sa prévention. En adoptant une loi pérenne, on accepte, et c'est évidemment très dérangeant, de considérer que le terrorisme n'est plus un évènement exceptionnel connu à travers les différentes "vagues" qui ont frappé notre pays. C'est désormais un élément contextuel qui menace l'ensemble de la vie en société, menace qui franchit les frontières, face noire d'une mondialisation dont on vantait généralement les bienfaits. Le parlement légifère donc aujourd'hui à partir d'une approche globale et permanente de la menace terroriste. 

Bien entendu, l'avant-projet sera probablement profondément modifié, après l'avis du Conseil d'Etat et durant le débat parlementaire. En son état actuel, il laisse apparaitre de nombreuses zones d'ombres et une rédaction parfois incertaine. Il est pourtant suffisamment élaboré pour que l'on puisse constater qu'il vise à créer une police spéciale du terrorisme, système de police administrative qui repose sur la méfiance à l'égard du juge judiciaire.

Une police spéciale du terrorisme


L'avant-projet de loi organise une nouvelle police spéciale du terrorisme, police administrative qui permet de limiter l'exercice de certaines libertés publiques en fonction de la menace pour l'ordre public que représente le terrorisme. Si l'on voulait résumer son contenu, on pourrait le présenter comme un texte reprenant les dispositions principales des lois sur l'état d'urgence enrichies des décisions de jurisprudence intervenues dans ce domaine. Bon nombre de libertés peuvent ainsi être limitées au nom du terrorisme. 

Calvin and Hobbes

La liberté de circulation


La première d'entre elles est la liberté de circulation. Il est ainsi ajouté un chapitre 6 au code de la sécurité intérieure, qui autorise la création, par arrêté préfectoral, de périmètres de protection pour assurer la sécurité d'un lieu ou d'un évènement. Rien de bien nouveau dans ce domaine et les forces armées comme les forces de police mettent déjà en place des "bulles" destinées à protéger un évènement, tel que le G8 de Dauville en 2011, le 70è anniversaire du Débarquement en Normandie ou encore la coupe d'Europe de football en 2016. L'avant-projet se propose de donner un fondement législatif à cette pratique, ce qui permet de préciser les conditions d'entrée et de sortie dans ce périmètre.

L'avant-projet permet aussi des atteintes à la circulation visant cette fois des individus nommément désignés. Est ainsi visée la "personne à l'égard laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité pour la sécurité et l'ordre publics". La formule est exactement celle adoptée par les différentes lois sur l'état d'urgence, depuis celle du 20 novembre 2015. Elle est aujourd'hui complétée par quelques précisions sur le comportement visé. Est ainsi concerné celui qui "entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme", formule assez simple qui car elle peut être appréciée de manière objective. En revanche, beaucoup moins claire est la référence au comportement qui consiste à "soutenir ou adhérer à des des thèses incitant à la commission d'actes de terrorisme  (...) ou faisant l'apologie de tels actes". La notion d'apologie a une contenu juridique, notamment en matière d'apologie de crimes de guerre. Celle de soutien ou d'adhésion à des thèses incitant au terrorisme, beaucoup moins. On peut se demander si cette disposition suvivra au débat parlementaire, alors même que le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 10 février 2017, a abrogé le délit de consultation habituelle de sites terroristes. 

Quoi qu'il en soit, l'assignation à résidence entre dans l'arsenal législatif de droit commun. Décidée par le ministre de l'intérieur, elle peut s'accompagner d'un dispositif de surveillance électronique. Reprenant sur ce point la jurisprudence du Conseil d'Etat, le texte précise que cette assignation doit permettre à l'intéressé de "poursuivre sa vie familiale et professionnelle". De même, pour tenir compte de la décision QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 16 mars 2017, il est prévu, depuis la loi du 19 décembre 2016, que cette mesure ne peut être prise que pour trois mois renouvelables, "sur la base d'éléments nouveaux ou complémentaires". Cette condition risque cependant d'avoir fort peu d'effets concrets car, dans une ordonnance de référé du 25 avril 2017, le Conseil d'Etat s'est contenté d'apprécier la menace que représente la personne pour l'ordre public, sans trop se préoccuper de recherches des éléments nouveaux.

La liberté de culte


L'avant projet envisage un nouveau chapitre VII dans le code de la sécurité intérieure, permettant à l'autorité administrative de décider la fermeture de lieux de culte. On sait que, dans sa rédaction ancienne, l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 autorisait le préfet ou le ministre de l'intérieur à ordonner "la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature". Dans la loi du 21 juillet 2016, la commission des lois du Sénat a obtenu que soit ajouté à cette phrase : "en particulier des lieux de culte au sein desquels sont tenus des propos constituant une provocation à la haine ou à la violence ou une provocation à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tels actes". Cette rédaction impose de fonder la décision de fermeture des lieux de culte sur l'existence d'une infraction, ce qui n'est pas une garantie négligeable, si l'on considère que le juge administratif pourra ensuite apprécier la réalité du motif invoqué. 

La vie privée


Ces mesures autorisées en matière de lutte contre le terrorisme ont pour caractéristique de constituer autant d'ingérences dans la vie privée. Certes, ce type d'ingérence n'est pas nécessairement illicite si elle prévue par loi, répond à un but légitime et demeure proportionnée à la menace, conditions posées par la Convention européenne des droits de l'homme. 

Il est ainsi prévu de contraindre la personne assignée à résidence à "déclarer ses identifiants de tout moyen de communication électronique". Cette obligation avait déjà été envisagée dans les débats précédant le vote de la loi du 3 juin 2016 déjà destinée à renforcer la lutte contre le crime organisé et le terrorisme. Mais la commission des lois du Sénat l'avait supprimée. Contrairement à ce qu'affirment certains, cette disposition n'emporte aucune atteinte aux droits de se taire et de ne pas s'auto-incriminer. Une nouvelle fois, il convient en effet de rappeler que ces droits sont exclusivement mis en oeuvre en matière pénale et ne s'appliquent donc pas à une procédure purement administrative. A dire vrai, cette disposition semble surtout destinée à vérifier la conformité des propos de la personne assignée à ce que les services de renseignement savent déjà.

En matière de perquisitions, qui constituent aussi des atteintes à la vie privée en tant que telles, l'avant-projet reprend largement le droit existant issu de l'état d'urgence et plus précisément de la loi du 21 juillet 2016. Le Conseil constitutionnel, dans une décision QPC du 16 mars 2017, a cependant déclaré inconstitutionnelle la procédure qui faisait intervenir le juge des référés du Conseil pour autoriser la perquisition, en lui confiant en même temps le contrôle a posteriori de cette mesure. L'avant-projet tire les conséquences de cette décision en attribuant au procureur de la République de Paris la compétence d'autorisation, conservant celle du Conseil d'Etat pour le contrôle. 

Le juge judiciaire écarté


Précisément, et c'est sans doute le plus gênant dans ce texte, la seule apparition du juge judiciaire est celle du procureur. C'est lui qui autorise les perquisitions, c'est aussi lui qui est informé, et seulement informé, des assignations à résidence. Or nul n'ignore que le procureur demeure rattaché à l'Exécutif par un lien hiérarchique, la Cour européenne considérant, quant à elle, qu'il n'est pas un magistrat "indépendant" au sens de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Emmanuel Macron avait pourtant proposé, durant la campagne, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, afin de garantir l'indépendance des procureurs. Le projet Bayrou semble vouloir tenir cette promesse. En perpétuant cette tradition de méfiance à l'égard du juge judiciaire, l'avant-projet de loi parait en décalage avec cette volonté réformatrice. Ce rejet du juge judiciaire apparaît encore plus nettement si l'on considère que la Cour de cassation a récemment rappelé, dans trois arrêts du 13 décembre 2016, qu'elle était aussi compétente pour apprécier la légalité des actes administratifs intervenus sur le fondement de l'état d'urgence, en particulier en matière de perquisitions. Sur ce point, on cherche vainement l'innovation introduite par le texte. Comme sous les gouvernements précédents, le Conseil d'Etat est présenté comme le juge unique de cette nouvelle police administrative. L'article 66 de la Constitution qui énonce pourtant que le juge judiciaire est "gardien de la liberté individuelle" est purement et simplement écarté. C'est pourtant le juge judiciaire, juge du siège, qui, détaché de tout lien d'allégeance à l'Exécutif, serait le mieux en mesure de contrôler la mise en oeuvre d'un droit extrêmement dérogatoire au droit commun.


Sur l'état d'urgence   : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

lundi 5 juin 2017

La fin de vie devant le Conseil constitutionnel

Pour la première fois, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur le droit de la fin de vie, dans une décision rendue  sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 2 juin 2017 à la demande de l'Union nationale des associations de familles de traumatisés crâniens et de cérébro-lésésLa loi du 22 avril 2005, puis celle du 2 février 2016, n'avaient en effet pas été déférées au Conseil au moment de leur vote. Ce n'est pas surprenant si l'on considère qu'un consensus parlementaire est généralement recherché sur les sujets éthiques. En témoigne le fait que le texte le plus récent était défendu à la fois par Jean Léonetti (LR Alpes Maritimes) et par Alain Claeys (PS Vienne). A l'issue de la procédure, il n'existait donc pas de majorité parlementaire suffisamment structurée pour saisir le Conseil.

C'est donc par la voie de la QPC que le Conseil déclare aujourd'hui conforme à la Constitution la procédure d'arrêt des traitements, lorsque le patient n'est pas en mesure d'exprimer sa volonté et qu'il n'a pas laissé de directives anticipées ou n'a pas désigné un tiers de confiance susceptible de la faire connaître. En l'espèce, les dispositions contestées sont les articles L 1110-5-1, L 1110-5-2 et L 1111-4 du code de la santé publique, dans leur rédaction résultant de la loi du 2 février 2016. Ce sont eux qui prévoient que l'arrêt des traitements est une décision de l'équipe médicale, précédée d'une procédure consultative par laquelle les proches peuvent rapporter la volonté du patient, ou plus simplement donner leur propre avis si cette dernière n'est pas clairement établie.

Droit à la vie et dignité de la personne humaine


L'association requérante invoque le droit à la vie. Elle n'a sans doute pas beaucoup d'espoir de le voir pris en considération par le Conseil constitutionnel, mais on pourrait dire qu'il s'agit là d'un passage obligé. En matière éthique, le droit à la vie a toujours été invoqué, et toujours en vain, pour contester aussi bien le droit à l'IVG que la fécondation in vitro ou la recherche sur l'embryon. Les réticences du Conseil s'expliquent sans doute par son caractère induit, car le Conseil constitutionnel le considère comme la conséquence du principe de dignité. Ce dernier figure dans le Préambule de 1946 et a été consacré par le Conseil comme principe à valeur constitutionnelle par la  décision du 27 juillet 1994.

De fait, le Conseil observe que le soin de préciser le contenu du droit à la vie relève de la compétence du législateur, et de lui seul, conformément à l'article 34 de la Constitution. Il précise ainsi "qu'il appartient au législateur de fixer es garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, notamment en matière médicale, de déterminer les conditions dans lesquelles une décision d’arrêt des traitements de maintien en vie peut être prise, dans le respect de la dignité de la personne". Et il ajoute, selon une formule désormais bien connue qu'il "ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement".

Le parlement a donc décidé de confier à l'équipe médicale, et non pas à la famille du patient, le soin de prendre la décision d'arrêt des traitements. Ce choix a été largement débattu et il repose sur le volonté de ne pas faire peser sur les proches la responsabilité d'un choix extrêmement difficile.

Si l'association requérante n'obtient pas satisfaction sur le fond, ce qui était largement prévisible, la décision donne au Conseil l'occasion de rappeler un certain nombre de principes de nature procédurale particulièrement utiles à la mise en oeuvre d'un droit récent et souvent mal compris.

Le droit à un recours juridictionnel effectif


Depuis sa décision du 9 avril 1996, le Conseil constitutionnel déduit l'existence d'un droit au recours juridictionnel effectif des dispositions de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : 'Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Il est désormais acquis, en particulier depuis la décision Albin R. du 25 novembre 2011, que cet article 16 fait partie des "droits et libertés que la Constitution garantit" et peut donc être invoqué à l'appui d'une QPC.

En l'espèce, le Conseil constitutionnel ne sanctionne pas l'absence de droit au recours, tout simplement parce que la décision de l'équipe peut parfaitement être contestée devant le juge administratif. C'est ainsi que le Conseil d'Etat s'est prononcé le 24 juin 2014 sur la décision de suspension du traitement de Vincent Lambert, en état végétatif depuis presque une dizaine d'années. De la même manière, le juge des référés du Conseil d'Etat a accepté d'élargir les conditions du référé pour suspendre la décision d'arrêter les traitement de la petite Marwa, par une ordonnance du 8 mars 2017.

S'il n'accueille pas le grief tiré de l'absence de droit au recours, le Conseil constitutionnel prend soin de formuler deux réserves d'interprétation précisant les garanties procédurales qui doivent le faciliter.

Georges Brassens. L'Ancêtre. 1969

Les réserves d'interprétation

 

Il impose d'abord la notification formelle de la décision prise par l'équipe médicale à l'ensemble des personnes consultées. Certes, il est très probable que cette formalité était déjà mise en oeuvre mais force est de constater qu'elle ne figurait pas expressément dans la loi Léonetti ni dans le décret du 2 février 2016 précisant l'organisation de la procédure consultative. Il s'agit là d'une simple précision, mais elle se révélera sans doute fort utile dans un domaine marqué par l'existence de graves conflits familiaux, comme dans l'affaire Lambert.

La seconde réserve réside dans une obligation de célérité liée à une utilisation privilégiée de la procédure de référé. Le Conseil affirme ainsi que le recours "doit pouvoir être examiné dans les meilleurs délais par la juridiction compétente aux fins d’obtenir la suspension éventuelle de la décision contestée". En insistant ainsi sur l'intérêt du référé pour les parties, le Conseil constitutionnel valide implicitement l'élargissement de ses conditions réalisée par le juge des référés, dans l'affaire Marwa.

Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale (…) ». Ces dispositions indiquent donc que le juge des référés ne peut faire cesser une atteinte à une liberté fondamentale que lorsque cette atteinte est "manifestement illégale". Dans l'affaire Marwa, le juge des référé s'autorise à contrôler si la continuation du traitement de l'enfant peut, ou non, s'analyser comme une "obstination déraisonnable" au sens de la loi Léonetti. Il pénètre donc dans un contrôle de légalité classique qui n'est plus limité au contrôle de la disproportion manifeste habituellement exercé en matière d'urgence. Cet élargissement est, à l'évidence, lié au caractère irrémédiable de la décision du juge. Le refus de suspendre une telle décision a pour conséquences, rappelons-le, d'entraîner l'interruption des soins et donc le décès de la personne. Dans ce cas très particulier, le Conseil d'Etat a admis d'intégrer le contrôle de légalité dans la procédure de référé, et le Conseil constitutionnel, en insistant sur l'intérêt du référé, valide cette pratique.

Comme souvent dans ces domaines sensibles, la QPC a un effet absolument opposé à ce qu'attendait l'association requérante. Au lieu de fragiliser la  procédure d'arrêt des soins et la loi Léonetti, elle la renforce. Même les réserves d'interprétation sont destinées à assurer que l'arrêt des soins n'interviendra qu'à l'issue d'une procédure rigoureuse, marquée par une consultation formelle avec la famille et lui offrant une large possibilité de recours. Mais il n'en demeure pas moins que l'essentiel de la loi Léonetti est maintenu : la suspension des traitements demeure une décision de l'équipe médicale.


Sur le droit de mourir dans la dignité  : Chapitre 8 section 4 § 1 C du manuel de libertés publiques sur internet