Le 19 octobre 2016, la "formation spécialisée" du Conseil d'Etat chargée du contrôle des techniques de renseignement a rendu pas moins de quinze décisions. Ce sont les premières depuis la loi renseignement du 24 juillet 2015 qui met en place cette procédure nouvelle. Elles étaient donc très attendues, même si leur lecture révèle à la fois l'organisation et les limites du contrôle effectué par la formation spécialisée du Conseil d'Etat.
Rappelons que la loi de juillet 2015 fait du renseignement une politique publique et définit un cadre juridique à l'action des services. En même temps, elle constitue le point d'aboutissement d'un mouvement engagé dès le Livre Blanc sur la défense et la sécurité de 2008, visant au resserrement du renseignement autour de l'Exécutif.
Une police administrative
Cette qualification de politique publique s'est révélée fort utile pour exclure le juge judiciaire de la procédure de contrôle en matière d'interceptions. Dans sa décision du 23 juillet 2015, le Conseil constitutionnel affirme ainsi : "Le législateur s'est fondé sur l'article 21 de la Constitution pour confier au Premier ministre le pouvoir d'autoriser la mise en oeuvre des techniques de recueil de renseignement dans le cadre de la police administrative". Ayant pour objet l'ordre public, le renseignement est donc une police administrative. Par conséquent, les interceptions de sécurité sont autorisées par le Premier ministre, et le contrôle incombe au Conseil d'Etat.
La procédure d'autorisation ressemble beaucoup à celle qui existait en matière d'écoutes téléphoniques, sur le fondement de l'ancienne loi du 10 juillet 1991. Etendu à l'ensemble des interceptions électroniques, le dispositif repose sur la compétence du Premier ministre qui les autorise pour une durée de quatre mois, à la demande des ministres compétents. L'autorisation est délivrée après un avis purement consultatif de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Le Premier ministre peut donc ne pas suivre cet avis. Il peut même s'en affranchir entièrement en invoquant l'urgence absolue. Dans ce cas, la CNCTR est seulement informée a posteriori de l'autorisation donnée, information accompagnée de quelques éléments de motivation justifiant qu'elle ait été écartée de la procédure.
Contrôle et secret défense
Le contrôle a posteriori est exercé par le Conseil d'Etat. Il peut être saisi par la CNCTR, dans l'hypothèse où la Commission estimerait que son avis n'a pas été suivi d'effet, en particulier lorsque le ministre n'en a pas tenu compte. A dire vrai, cette situation est bien improbable, et les quinze décisions du 19 octobre concernent toutes l'autre mode de saisine ouvert à "toute personne souhaitant vérifier qu'aucune technique de renseignement n'est irrégulièrement mise en oeuvre à son égard". Quinze personnes ont donc développé de tels soupçons et ont saisi le Conseil d'Etat. C'est une "formation spécialisée" qui statue. Elle ressemble à une formation de jugement ordinaire, si ce n'est que ses cinq membres peuvent se faire communiquer toutes les pièces utiles à leur mission, y compris celles couvertes par le secret de la défense nationale.
Cette habilitation n'a rien de négligeable, si l'on considère qu'elle a toujours été refusée au juge judiciaire. Souvenons-nous d'une époque où la loi de programmation militaire avait même prévu de leur interdire certains lieux protégés, en tant que tels, par le secret défense. Toute perquisition devenait alors imposssible, et le juge d'instruction risquait d'être poursuivi pour compromission du secret de la défense nationale. Certes, le Conseil constitutionnel a annulé ces dispositions dans une décision du 10 novembre 2011, mais le fait même qu'elles aient été votées témoigne d'une réelle méfiance à l'encontre du juge judiciaire. De toute évidence, les conseillers d'Etat semblent bénéficier d'une confiance d'autant plus grande.
Les conseillers d'Etat, mais pas les requérants. Car il faut observer que ces informations secret défense ne figurent pas dans le dossier qui leur sont transmis, la loi organisant ainsi une dérogation au principe du contradictoire. Elles ne peuvent davantage apparaître durant l'audience ou dans le texte de la décision, ces deux étapes du recours s'analysant ainsi comme deux exercices de langue de bois, d'abord orale puis écrite.
Secret Défense. Philippe Haïm. 2008
Les recours après vérification de la CNIL
La lecture des décisions du 19 témoigne de cette situation. Douze d'entre elles sont identiques, ou à peu près et sont rendues dans le cadre de la compétence que détient le Conseil d'Etat en tant que juge des recours relatifs à la mise en oeuvre des fichiers intéressant la sûreté de l'Etat.
Le recours vient alors d'un requérant qui pense être fiché par un service de renseignement militaire ou civil et qui demande l'accès aux données le concernant. Dans un premier temps, il a saisi la CNIL sur le fondement de l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978 qui ouvre un"droit d'accès indirect" aux données conservées sur ce type de fichier. Dans ce cas, la CNIL délègue un de ses membres chargés de procéder aux vérifications nécessaires. Il s'assure alors de l'existence du fichage et, le cas échéant, de sa licéité. A l'issue de la procédure, l'intéressé est seulement informé que les vérifications ont été effectuées. Cette procédure ne lui confère donc aucun droit d'accès, même indirect, et il ignore même si le fichage a existé, ou pas.
Cette frustration est à l'origine des recours devant la formation spécialisée du Conseil d'Etat, car le requérant conteste devant le juge le refus opposé par la CNIL de lui donner accès aux données. Les juges de la formation spécialisée vont alors effectuer exactement le même travail que la CNIL : ils vont effectuer les vérifications, sans pour autant donner accès aux données conservées sur les fichiers de renseignement. Dans douze décisions sur quinze, la décision mentionne qu'il "résulte de l'examen par la formation spécialisée que les conclusions du requérant doivent être rejetées".
Dans les trois autres décisions, le requérant s'est directement adressé à la CNCTR pour qu'elle s'assure qu'aucune technique de renseignement le concernant n'est irrégulièrement mise en oeuvre ou que, si elle est mise en oeuvre, son usage n'est pas illégal. Là encore, la formation spécialisée du Conseil d'Etat se prononce au vu des éléments fournis par la CNCTR qui précise au juge l'ensemble des vérifications auxquelles elle a procédé. Les trois décisions s'achèvent par une conclusion identique : "la vérification a été effectuée et n'appelle aucune autre mesure de la part du Conseil d'Etat".
Dans les deux cas, la frustration du requérant est donc identique. A l'issue de la procédure, il n'en sait pas davantage qu'au début. Il est prié de faire confiance au Conseil d'Etat, dont on lui dit que c'est le gardien le plus efficace des libertés publiques.
Pour le moment, les quinze décisions rendues témoignent certes de l'existence d'un contrôle, même sommaire, des fichiers de sécurité et d'un effort pour concilier le droit au recours et le secret de la défense nationale. En revanche, elles révèlent aussi les limites du droit au recours dans ce domaine, droit au recours bien éloigné du droit commun. On peut comprendre, évidemment, que les services de renseignement doivent travailler dans la confidentialité, mais le recours ainsi organisé repose sur la confiance absolue du requérant à l'égard de la formation spécialisée du Conseil d'Etat. Cette confiance existe-t-elle ? On peut en douter si l'on considère que le juge judiciaire a été exclu du dispositif au profit d'une procédure dominée par le Conseil d'Etat, aussi bien au niveau de la CNCTR qu'à celui du recours contentieux.
Nous devrons attendre d'autres décisions, en espérant qu'un jour la formation spécialisée du Conseil d'Etat constatera une illégalité, annulera une autorisation de recourir à une technique de renseignement, ordonnera la destruction ou la rectification de la fiche concernée et indemnisera un préjudice subi par un tel fichage. Car elle dispose de ces compétences.. Les utilisera-t-elle un jour ?
Sur le fichage par les services de renseignement : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.
Le recours vient alors d'un requérant qui pense être fiché par un service de renseignement militaire ou civil et qui demande l'accès aux données le concernant. Dans un premier temps, il a saisi la CNIL sur le fondement de l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978 qui ouvre un"droit d'accès indirect" aux données conservées sur ce type de fichier. Dans ce cas, la CNIL délègue un de ses membres chargés de procéder aux vérifications nécessaires. Il s'assure alors de l'existence du fichage et, le cas échéant, de sa licéité. A l'issue de la procédure, l'intéressé est seulement informé que les vérifications ont été effectuées. Cette procédure ne lui confère donc aucun droit d'accès, même indirect, et il ignore même si le fichage a existé, ou pas.
Cette frustration est à l'origine des recours devant la formation spécialisée du Conseil d'Etat, car le requérant conteste devant le juge le refus opposé par la CNIL de lui donner accès aux données. Les juges de la formation spécialisée vont alors effectuer exactement le même travail que la CNIL : ils vont effectuer les vérifications, sans pour autant donner accès aux données conservées sur les fichiers de renseignement. Dans douze décisions sur quinze, la décision mentionne qu'il "résulte de l'examen par la formation spécialisée que les conclusions du requérant doivent être rejetées".
Les recours après vérification de la CNCTR
Dans les trois autres décisions, le requérant s'est directement adressé à la CNCTR pour qu'elle s'assure qu'aucune technique de renseignement le concernant n'est irrégulièrement mise en oeuvre ou que, si elle est mise en oeuvre, son usage n'est pas illégal. Là encore, la formation spécialisée du Conseil d'Etat se prononce au vu des éléments fournis par la CNCTR qui précise au juge l'ensemble des vérifications auxquelles elle a procédé. Les trois décisions s'achèvent par une conclusion identique : "la vérification a été effectuée et n'appelle aucune autre mesure de la part du Conseil d'Etat".
Dans les deux cas, la frustration du requérant est donc identique. A l'issue de la procédure, il n'en sait pas davantage qu'au début. Il est prié de faire confiance au Conseil d'Etat, dont on lui dit que c'est le gardien le plus efficace des libertés publiques.
Pour le moment, les quinze décisions rendues témoignent certes de l'existence d'un contrôle, même sommaire, des fichiers de sécurité et d'un effort pour concilier le droit au recours et le secret de la défense nationale. En revanche, elles révèlent aussi les limites du droit au recours dans ce domaine, droit au recours bien éloigné du droit commun. On peut comprendre, évidemment, que les services de renseignement doivent travailler dans la confidentialité, mais le recours ainsi organisé repose sur la confiance absolue du requérant à l'égard de la formation spécialisée du Conseil d'Etat. Cette confiance existe-t-elle ? On peut en douter si l'on considère que le juge judiciaire a été exclu du dispositif au profit d'une procédure dominée par le Conseil d'Etat, aussi bien au niveau de la CNCTR qu'à celui du recours contentieux.
Nous devrons attendre d'autres décisions, en espérant qu'un jour la formation spécialisée du Conseil d'Etat constatera une illégalité, annulera une autorisation de recourir à une technique de renseignement, ordonnera la destruction ou la rectification de la fiche concernée et indemnisera un préjudice subi par un tel fichage. Car elle dispose de ces compétences.. Les utilisera-t-elle un jour ?
Sur le fichage par les services de renseignement : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.
Votre présentation nous éclaire avec bonheur par un subtil cocktail : précision juridique, réalisme, bon sens, hauteur... le tout rehaussé d'une pointe d'humour pour conférer saveur à votre mets normatif. En définitive, cette décision du Conseil d'Etat est, une fois de plus, révélatrice du fosse existant entre théorie et pratique au pays de la logique.
RépondreSupprimer1. Théorie ou posture : les gentils membres du Conseil d'Etat veillent scrupuleusement sur vos libertés fondamentales.
- Après la CNCTR par la voix de son président (conseiller d'Etat), le Conseil d'Etat (ses collègues) confirme que dans l'équilibre délicat entre sécurité et liberté, le premier l'emporte aujourd'hui. Qu'en sera-t-il demain ? Notre boule de cristal ne peut apporter de réponse crédible.
- Par l'un des journalistes du Monde partie au procès nous découvrons toutes les péripéties de cette procédure, pièces à l'appui ("Des journalistes du Monde sont-ils espionnés ?", Franck Johannès, LeMonde.fr, 21 octobre 2016). Ce qui est toujours aussi éclairant qu'instructif pour le citoyen "normal" !
Que trouver à redire à ces décisions tant les procédures en vigueur ont été respectées au pied de la lettre ? Mais à y regarder de plus près, les choses sont moins limpides.
2. Pratique ou imposture : circulez, il n'y a rien à voir, surtout pas les documents qui vous accusent !
- A bien lire le récit de nos folliculaires, nous découvrons qu'il y a bien eu procès au sens premier du terme. Mais au sens second, ce procès s'apparente, à plus d'un titre, à un procès Potemkine : caractère expéditif et violation du droit à un procès équitable (article 6 de la CEDH). Mais, rassurez-vous, nous ne sommes pas en Corée du nord.
- Quant à la justice judiciaire qui se pare en permanence des atours de la vertu outragée pour n'avoir pas été impliquée dans le contrôle de la loi sur le renseignement, elle ferait mieux de se livrer à un sérieux exercice d'introspection. Il n'est qu'à faire le point sur ses erreurs judiciaires les plus récentes. Avec la violation de tous les principes constitutifs du droit à un procès équitable, elle a envoyé en prison un citoyen innocent accusé du crime le plus odieux sans le moindre état d'âme("Le mensonge", Christian Iacono, Sudarènes éditions, octobre 2016).
En guise de conclusion, nous attendons avec impatience les éléments de langage de la nouvelle porte-parole du Palais-Royal et, dans quelques années, la décision de la CEDH saisie par le Monde. Mais, grâce au ciel, nous pourrons dormir du sommeil du juste après les paroles de notre président du Conseil constitutionnel : "Dans ce cadre, il est important que des institutions comme les nôtres soient en quelque sorte des "institutions repères", possédant indépendance et vision longue, ne sacrifiant ni à la démagogie, ni à l'immédiateté, et inspirant légitimement confiance. En muselant, les libertés au nom d'une prétendue efficacité, on risquerait de faire le jeu des terroristes eux-mêmes" ("L'Etat de droit reste le fondement de l'Union européenne",entretien avec Laurent Fabius et Andreas Vosskuhle, Le Monde, 22 octobre 2016, pp. 20-21). Comme dirait Coluche : "Ne riez pas, c'est avec votre pognon" !