Le débat actuel sur le burkini permet de mettre en pleine lumière les termes nouveaux du débat plus large sur les droits des femmes, débat qui a pour double caractéristique de transcender le clivage partisan traditionnel et de se dérouler à fronts renversés.
D'un côté, une partie de la gauche et certains mouvements féministes considèrent que la norme juridique ne doit pas intervenir. On feint alors de croire que le port de ce vêtement est parfaitement anodin, qu'il n'a aucun lien avec un signe religieux ostentatoire, et qu'il relève de la liberté de se vêtir comme on l'entend. On affiche donc un libéralisme absolu reposant sur l'abstention de l'Etat. Ce point de vue peut surprendre, de la part d'une gauche a toujours réclamé davantage de règles juridiques sur les droits sociaux, y compris ceux des femmes (temps de travail, congés maternité etc). Quant aux associations féministes, elles militent en faveur de l'adoption de règles destinées à assurer la parité, en particulier dans les instances de gouvernance tant du secteur privé que du secteur public. Lorsqu'il s'agit de revendiquer des postes, la norme juridique est donc très sollicitée.
De l'autre côté, une partie de la droite, mais aussi une partie de la gauche et mêmes quelques féministes, demandent l'intervention du droit dans le débat sur le burkini. Certains, dont Nicolas Sarkozy, toujours en pointe dans la surenchère, demandent même une révision constitutionnelle. Les autres, plus raisonnables, estiment que le pouvoir de police générale des maires peut être suffisant pour réglementer les règles du savoir-vivre à la plage. Ceux-là demandent du droit alors qu'ils sont habituellement attachés au libéralisme. A dire vrai, leur position est moins surprenante, car le libéralisme impliquant l'abstention de l'Etat auquel ils sont traditionnellement attachés concerne plutôt les relations économiques et les règles qu'ils demandent ont déjà un fondement juridique.
Pour éclairer ce débat, il convient de revenir brièvement sur les droits des femmes et leur fondement juridique en droit français.
L'égalité des sexes
Le principe d'égalité des sexes est apparu dans notre système juridique avec la Constitution de 1946. L'alinéa 3 de son Préambule fait figurer parmi les "principes particulièrement nécessaires à notre temps" celui selon lequel "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme". Dans une décision du 30 décembre 1981, le Conseil constitutionnel confirme que cette disposition peut fonder un recours dirigé contre une loi de finances accusée de favoriser le mari au détriment de la femme.
A l'époque, il s'agit en réalité d'affirmer que le principe d'égalité devant la loi, lui-même consacré depuis l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit". Le Préambule affirme donc que les femmes sont des hommes comme les autres. Elles peuvent donc revendiquer l'égalité devant la loi, et le sexe ne saurait constituer un facteur de discrimination.
Le Conseil constitutionnel est intervenu, à plusieurs reprises, pour affirmer cette égalité devant la loi en déclarant inconstitutionnelles les dispositions législatives visant à favoriser un sexe plutôt que l'autre. Dans sa décision du 18 novembre 1982,
le Conseil constitutionnel censure ainsi une loi qui se proposait
d'imposer des "quotas" de femmes dans les listes de candidats aux
élections municipales. A ses yeux, une règle qui "comporte une distinction entre candidats
en
raison de leur sexe, est contraire aux principes
constitutionnels" et plus particulièrement à l'égalité devant la loi. Cette jurisprudence a été reprise dans une décision du 19 juin 2001, à propos d'élections au Conseil supérieur de la magistrature.
Un homme et une femme. Nicole Croisille et Pierre Barouh. 1966
Du rôle passif au rôle actif du législateur
L'article 1er de la Constitution a été modifié avec la révision constitutionnelle de 2008. Il affirme désormais que "la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats
électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités
professionnelles et sociales". Désormais le respect du principe d'égalité ne repose pas uniquement sur les éventuels recours de femmes victimes de discrimination. Le législateur se voit confier une double mission. D'une part, la loi doit faire en sorte que le droit positif ne soit pas porteur de discrimination. D'autre part, elle ne peut cantonner qui que ce soit dans un rôle social sexué. D'un rôle passif qui se limitait à faire en sorte que la loi ne soit pas discriminatoire, le législateur est passé à un rôle actif puisqu'il doit favoriser une égalité réelle entre l'homme et la femme.
Le Conseil constitutionnel a consacré cette nouvelle mission, avec la décision du 16 mai 2013 qui affirme qu'il est "loisible" au législateur d'adopter des dispositions "incitatives ou contraignantes" pour assurer la mis en oeuvre du principe d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. Cette action est néanmoins étroitement encadrée par le Conseil qui affirme qu'il appartient au législateur "d'assurer la
conciliation entre ces dispositions constitutionnelles et les autres
règles et principes de valeur constitutionnelle auxquels le pouvoir
constituant n'a pas entendu déroger". Autrement dit, l'action en faveur des femmes ne doit pas conduire à une discrimination au détriment des hommes qui constituerait une rupture de l'égalité devant la loi. La décision rendue sur Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par le Conseil constitutionnel le 24 avril 2015 portant cette fois sur les modes d'élection aux conseils ne fait que confirmer cette interprétation étroite de la nouvelle rédaction de l'article 1er de la Constitution.
Les droits sociaux
Cette analyse de l'évolution du principe d'égalité serait simple si le système juridique n'admettait également une certaine forme de discrimination positive à l'égard des femmes, notamment en matière de droits sociaux. La première convention relative au travail des femmes a été adoptée par l'OIT en 1934 et est entrée en vigueur en 1936. Après la seconde guerre mondiale, d'autres traités sont intervenus, en 1951 sur l'égalité de rémunération et en 1953 sur la protection de la maternité.
Au plan interne, le Préambule de 1946, celui-là même qui consacre l'égalité des sexes comme un élément du principe d'égalité devant la loi, accorde aussi une place particulière à "la mère" qui, comme l'enfant et les vieux travailleurs, a droit à la protection de la santé, à la sécurité matérielle, au repos et au loisir. De nombreux textes ont ainsi été adoptés organisant notamment le congé-maternité et la compensation des retards de carrière dus aux charges familiales.
Affirmative Action et non discrimination
Cette forme d'action positive a eu certainement des effets positifs sur le plan social. Elle a, en revanche, été critiquée, dans la mesure où elle enfermait les femmes dans un rôle sexué ou genré pour reprendre le vocabulaire des Gender Studies. La convention de l'OIT interdisant le travail de nuit des femmes a ainsi été contestée parce qu'en leur interdisait de mener une vie professionnelle identique à celle des hommes, par exemple de travailler dans la police ou dans les transports. Plus récemment, les arrêts Griesmar de 2001 et Leone de 2014 rendus par la Cour de justice de l'union européenne ont affirmé que le principe de l'égalité de rémunération s'oppose à ce qu'une bonification de la pension de retraite soit réservée aux femmes ayant assuré l'éducation de leurs enfants. Une telle mesure constitue une discrimination à l'égard des salariés de sexe masculin qui, eux aussi, ont charge de famille.
Le législateur se trouve désormais dans une situation complexe. Sans remettre en cause ce qu'il faut bien appeler les acquis sociaux obtenus par les femmes, il doit faire en sorte qu'ils n'aient aucun contenu discriminatoire. Une telle contrainte le conduit finalement à accorder aux hommes des droits identiques, voire à les leur imposer. C'est ainsi que la loi du 4 août 2014 allonge le congé parental à la condition qu'une période de congé soit prise par le second parent. Sur le plan théorique, les droits sociaux sont désormais ceux du couple, sans considération de sexe.
Reste évidemment que l'on peut s'interroger sur ces interventions législatives qui reposent sur l'idée que les deux membres d'un couple ont pour seul objectif d'obtenir un congé parental aussi long que possible. Ce n'est sans doute plus une analyse genrée, mais elle repose néanmoins sur l'idée que l'on ne peut s'épanouir ailleurs qu'au sein de la famille. Celui ou celle qui avouerait vouloir reprendre son travail aussi rapidement que possible après la naissance de bébé risque de passer pour un dangereux hérétique.
La recherche de l'équilibre
Au terme de l'analyse, on constate que les droits des femmes sont fermement encadrés par le droit positif mais que législateur a bien des difficultés à trouver un équilibre entre la double exigence de respect de l'égalité devant la loi et celle d'action positive en faveur des femmes. Le débat sur le burkini illustre parfaitement ces difficultés. Le tribunal administratif de Nice considérait que les droits des femmes constituaient un élément de l'ordre public et qu'ils méritaient d'être protégés en tant que tels par une action volontariste. Le Conseil d'Etat, quant à lui, a préféré s'abstenir de toute intervention, limitant la notion d'ordre public au seul maintien de la sécurité et feignant de croire que les droits des femmes n'étaient pas en cause. Il ne les évoque donc même pas, comme s'ils étaient parfaitement négligeables. Le plus consternant est sans doute de voir une partie des mouvements féministes, les plus virulents actuellement, adhérer résolument à cette position. Il est vrai que le port du burkini ne les concerne pas.. Il concerne d'autres femmes, des femmes qu'elles ont oublié de défendre au nom d'un bien commode droit d'être différent. Car il est bien connu que les femmes excisées, les femmes voilées, les femmes interdites de vie professionnelle, toutes ces femmes sont parfaitement consentantes, épanouies, radieuses..