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mercredi 20 juillet 2016

La vie privée d'Abdeslam : échec du référé

Le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a rejeté, le 15 juillet 2016,  le recours de Salah Abdeslam, lui demandant de "prendre toute mesure pour mettre un terme" à la décision du ministre de la justice de la placer sous "vidéoprotection" permanente dans sa cellule, décision prise pour une période de trois mois renouvelable. A dire vrai, la décision ne surprend personne et elle est d'ailleurs passée relativement inaperçue. Comment la presse aurait-elle pu s'étendre sur les nuisances apportées à la vie privée d'Abdeslam au lendemain de l'attentat de Nice ? 

Rappelons que Frank Berton, l'avocat d'Abdeslam, utilise la procédure de référé-liberté organisée par l'article L 521-2 du code de la justice administrative. Elle permet au juge des référés d'ordonner "toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (...) aurait porté, dans l'exercice de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale".

La vie privée comme liberté fondamentale


Il ne fait guère de doute que le droit au respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne des des droits de l'homme, constitue l'une de ces "libertés fondamentales" susceptibles de donner lieu à un référé-liberté. Le juge des référés du Conseil d'Etat l'a admis dans une ordonnance du 25 octobre 2007, Mme Y. Il intervenait alors dans une affaire délicate où la mère biologique d'une personne née sous X. demandait au juge de prendre toute mesure utile à la préservation de son anonymat.

Les faits sont évidemment bien différents et il convient de s'interroger sur le cas précis de Salah Abdeslam. Une personne détenue est-elle titulaire du droit au respect de la vie privée ? La réponse à la question est positive et la CNIL rappelle ce principe dans sa  délibération du 19 mai 2016 sur l'arrêté du 9 juin 2016, celui-là même qui autorise la surveillance permanente vidéo pour les personnes "dont l'évasion ou le suicide pourraient avoir un impact important sur l'ordre public eu égard aux circonstances particulières à l'origine de leur incarcération et l'impact de celles-ci sur l'opinion publique".

La jurisprudence de la Cour européenne montre cependant que l'article 8 de la Convention européenne ne s'applique aux détenus qu'avec une basse intensité. La Cour européenne des droits de l'homme n'a été saisie qu'une seule fois d'une requête émanant d'un détenu se plaignant d'être placé sous vidéo-surveillance de manière permanente. Elle n'a pas eu à se prononcer sur le fond, le requérant n'ayant pas, sur ce point, épuisé les voies de recours internes (CEDH 3 avril 2014, Salvatore Riina c. Italie). Elle a, en revanche, admis, dès son arrêt Ilascu et autres c. Moldavie et Russie du 8 juillet 2004, qu'un traitement particulier, reposant sur l'isolement cellulaire, peut être infligé aux détenus considérés comme particulièrement dangereux. Le régime de surveillance entraine alors nécessairement une ingérence plus grande dans la vie privée du détenu. 

Dans une décision Van der Graaf c. Pays-Bas du 1er juin 2004, la Cour déclare irrecevable une requête déposée par l'assassin de Pym Fortuyn qui se plaignait d'être surveillé 24 h sur 24 par vidéo, alors qu'il était détenu dans un établissement pénitentiaire spécialisé dans le traitement des malades mentaux. Il est vrai que le requérant ne se plaçait pas sur le terrain de la vie privée, mais invoquait l'existence d' un traitement inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la Convention européenne. Il ne fait aucune doute cependant que cette décision a influencé le juge versaillais qui la cite dans les visas de son ordonnance. Elle montre en effet que la Cour européenne admet que la vie privée des détenus puisse faire l'objet d'ingérences particulièrement importantes.

Van Gogh. La ronde des prisonniers. 1890

L'absence de fondement législatif


L'avocat de Salah Abdeslam rappelle qu'une ingérence dans la vie privée des personnes, qu'elles soient ou non détenues, doit être "prévue par la loi", formule employée dans l'article 8 al. 2 de la Convention européenne. Il estime que l'arrêté du 16 juin 2016, qui fonde la décision de surveillance prise le lendemain, ne constitue pas une "loi" au sens juridique du terme. Il faut bien reconnaître que la délibération de la CNIL du 19 mai 2016 dit sensiblement la même chose, observant "qu'aucune disposition législative ne prévoit explicitement la possibilité, pour l'administration pénitentiaire, de mettre en œuvre une telle surveillance". Elle ajoute même, en termes diplomatiques mais fort clairs qu'elle " s'interroge dès lors sur la possibilité de prévoir et d'encadrer la mise en œuvre d'une telle surveillance par un tel arrêté portant création de traitements de données à caractère personnel". La formule peut s'analyser comme un appel au législateur, afin qu'il régularise la situation en votant une loi.

La question était embarrassante pour le juge des référés qui a tout de même trouvé la solution dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. "Pour ne pas forcer la distinction entre les pays de Common Law et pays continentaux", la Cour adopte une conception très extensive de la notion de "loi", considérant finalement comme "loi" l'ensemble du droit en vigueur, qu'il soit législatif ou réglementaire (par exemple : CEDH, 24 avril 1990, Kruslin c. France). Certains objecteront que cette conception extensive est un peu surprenante sous la plume d'un juge français, dans un système qui repose précisément sur une distinction très nette entre la loi et le règlement.

Sans doute, mais la Cour européenne ne se borne pas à cette appréciation formelle. Elle effectue aussi une évaluation qualitative de la "loi" en question, et c'est exactement ce que fait le juge des référés. Il observe que la mise sous surveillance d'Abdeslam a été précédée d'une procédure contradictoire et qu'il a pu exercer un recours. De cette observation, le juge des référés déduit que, quand bien même la distinction entre les articles 34 et 37 de la Constitution aurait été ignorée, cette éventuelle illégalité n'aurait pas pour conséquence une atteinte grave à l'exercice d'une liberté fondamentale. 
 

Absence d'urgence


De tous ces éléments, le juge des référés déduit l'absence d'urgence, condition fondamentale d'un référé. En effet, l'avocat d'Abdeslam s'appuie sur des avis d'expert, dont celui du contrôleur général des lieux de détention, avis qui évoquent la vie privée des détenus, mais pas celle précisément de son client. Or, celui-ci est dans une "situation particulière" liée à la gravité des actes pour lesquels il est poursuivi et au danger qu'il représente pour autrui. En outre, des mesures ont été prises pour lui garantir un minimum d'intimité comme la pose d'un pare-vue permettant la restitution d'images opacifiées. Enfin, il bénéficie de visites de sa famille et peut, à tout moment, demander celle d'un médecin ou d'un psychiatre. Ces éléments montrent qu'il conserve quelques éléments de  vie privée. Pour toutes ces raisons, le juge estime donc que la condition d'urgence n'est pas remplie. 

L'affaire n'est évidemment pas terminée. Le recours au fond contre la décision de placement sous vidéo-surveillance devra être jugé au fond, même si l'on peut penser que les juges prendront leur temps et attendront avec sérénité que le parlement soit intervenu pour conférer un fondement législatif à une telle mesure. Tout cela aurait été bien plus simple si l'on s'était préoccupé de la question avant l'arrivée d'Abdeslam sur le territoire, ce qui aurait évité une bien fâcheuse improvisation. Les juristes de la Chancellerie devraient sans doute méditer la pensée de Pierre Dac : "La prospective est un art difficile, surtout lorsqu'elle concerne l'avenir".



2 commentaires:

  1. Dans une actualité aussi chargée marquée par un climat de légitime défiance et de communication émotionnelle, votre post nous aide à dégager al substantifique moelle de cette procédure aux multiples facettes, aux multiples dimensions juridiques.

    1. Droit et (référé) liberté

    Théoriquement protectrice des droits du citoyen, ce référé liberté l'est moins dans la pratique. IL relève plus de la catégorie du trompe l'oeil. Il revient au juge administratif de définir si les deux critères qu'il a lui-même posés sont réunis. Ce système lui permet de faire tout et n'importe quoi à sa guise, surtout en fonction des circonstances. Nous touchons à un droit formel.

    2. Droit et opportunité

    Imagine-t-on sérieusement un seul instant, après Magnanville et Nice, un juge administratif suffisament "courageux" pour se mettre en travers d'une décision de l'administration pénitentiaire ? Nous sommes dans la contingence du droit.

    3. Droit et état de droit

    En dernière analyse, c'est bien de la résilience juridique de l'Etat dont il s'agit dans une période où le tout sécuritaire tend à l'emporter sur le tout droit. Le véritable état de droit n'est-il pas celui qui résiste à la tentation du "big brother"? Nous sommes dans la précarité du droit.

    Aujourd'hui, nous avons la très nette impression que la méthode couac supplante la méthode Coué. Faute d'agir sur le réel, on s'arrête aux symboles.

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  2. Bonjour,

    J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre article.

    A la promulgation de la loi du 22 juillet 2016 prorogeant l’état d'urgence, je me pose une question.

    L'article Art. 58-1. qui reprend mot pour mot l'arrêt du 9 juin 2016 quant à la vidéo-surveillance pourra t-il servir de base juridique à la surveillance d'Abdelsam ?

    Mes pauvres connaissances en droit me font affirmer que la loi pénale n'est pas rétroactive, mais j'imagine que l'administration pénitentiaire doit pouvoir cesser la vidéo-surveillance menée sous l'empire de la loi ancienne pour la relancer de nouveau après promulgation de la loi nouvelle...

    Dès lors, toute procédure n'aura plus lieu d'être, non ? Excepté peut-être au fin de réparation ?

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