L'affaire Lambert n'est pas l'un de ces faits divers qui envahit les médias pendant quelques jours ou quelques semaines, avant de tomber dans l'oubli le plus profond. C'est une de ces affaires qui révèlent que l'évolution des libertés publiques ne se réalise pas par un progrès constant et linéaire. Au contraire, l'évolution des libertés est faite d'avancées et de reculs, de revendications et de contestations, de lois votées par une majorité parlementaire et contestées par des groupements minoritaires.
Vincent Lambert, tétraplégique en "état de conscience minimum" depuis six ans, est, bien malgré lui, l'incarnation du droit de mourir dans la dignité, droit mis en oeuvre par la loi Léonetti du 22 avril 2005. Onze ans après, alors même qu'une seconde loi Léonetti du 2 février 2016 est venue en est préciser les conditions de mise en oeuvre, ce droit est toujours contesté par les milieux catholiques les plus traditionnels, dont font partie les parents de l'intéressé.
La décision de la Cour administrative d'appel (CAA) de Nancy intervenue le 16 juin 2016 est le dernier épisode de ce conflit. On sait que la famille Lambert se déchire. Son épouse et une partie de ses proches dont son neveu demandent l'application de la loi Léonetti de 2005, selon laquelle "les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas
être poursuivis par une obstination déraisonnables. Lorsqu'ils
apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le
seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas
être entrepris". La mère de Vincent Lambert ainsi qu'une soeur et un demi-frère pensent, contre l'avis des médecins, qu'il peut encore guérir et refusent toute idée d'interruption des soins.
On se souvient que, dans un arrêt du 24 juin 2014, le Conseil d'Etat avait admis la légalité de la décision prise par l'équipe médicale de l'époque de mettre fin à l'alimentation et à l'hydratation artificielles de Vincent Lambert. Le 5 juin 2015, la Cour européenne des droits de l'homme avait affirmé que la mise en oeuvre d'une telle décision n'emportait pas de violation de la Convention européenne des droits de l'homme.
Les parents de Vincent Lambert ont donc exploré d'autres voies que la voie juridique. Eric Kariger, médecin chef du service de l'hôpital de Reims où était hospitalisé Vincent Lambert a fini par quitter ses fonctions, admettant publiquement qu'il avait fait l'objet de pressions et de menaces s'il mettait en oeuvre la décision du Conseil d'Etat.
Une seconde équipe médicale
Un autre médecin est donc arrivé, le docteur Danièla Simon. S'estimant non liée par la décision de son confrère, elle a repris la procédure à l'origine. On sait que Vincent Lambert est hors d'état d'exprimer sa volonté sur l'éventuel arrêt des soins. Il n'a pas davantage pris la précaution de faire connaître sa volonté par
des "directives anticipées" ou par la désignation d'une
"personne de confiance", deux possibilités offertes par la loi Léonetti. Dans ce cas, la loi prévoit une procédure collégiale réunissant les
médecins traitants, qui se prononcent après avis de la "famille" du patient (art L. 111-4 csp).
Alors même que la première procédure consultative avait permis de connaître l'opinion de onze membres de la famille, une seconde procédure a été engagée le 7 juillet 2015, pour être aussitôt interrompue, le 23 juillet suivant. Selon le communiqué publié par le CHU, "les conditions de sérénité et de sécurité nécessaires" à la poursuite de ces consultations n'étaient plus réunies.
Trois décisions contestées
Les décisions contestées par le neveu de Vincent Lambert sont donc au nombre de trois :
- la décision du 7 juillet par laquelle le second médecin choisit de ne pas exécuter la décision d'arrêt de soins prise par son prédécesseur ;
- la seconde décision du 7 juillet par laquelle elle décide de reprendre la procédure consultative ab initio ;
- la décision du 25 juillet d'interrompre cette procédure consultative sine die.
Devant le tribunal administratif de Châlons en Champagne qui s'est prononcé le 3 octobre 2015, le requérant n'a pas obtenu satisfaction. Il fait donc appel devant la CAA de Nancy qui distingue clairement entre ces trois décisions.
L'indépendance professionnelle du médecin
En se fondant sur le principe d'indépendance professionnelle et morale du médecin, la CAA de Nancy admet la légalité des deux premières décisions, c'est-à-dire le choix par le Docteur Simon de ne pas exécuter la décision du docteur Kariger et d'engager une nouvelle procédure consultative.
Aux termes de l'article R. 4127-5 du code de la santé publique, "le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit". Les décisions prises dans l'exercice de son art médical ne peuvent lui être dictées par qui que ce soit. C'est ainsi que, dans un arrêt du 2 octobre 2009, le Conseil d'Etat a rappelé que le directeur d'un centre hospitalier pouvait intervenir en matière de santé publique et, le cas échéant, saisir les autorités ordinales pour demander une sanction disciplinaire à l'encontre d'un praticien. Il ne peut, en revanche, intervenir dans son activité purement médicale. De même, dans une décision du 23 octobre 2013, le Conseil d'Etat affirme que le médecin coordonnateur d'une maison de retraite n'a aucun pouvoir hiérarchique sur les médecins salariés de l'établissement, dès lors que ce lien hiérarchique porterait atteinte à leur indépendance professionnelle.
Hergé. Vol 714 pour Sidney. 1968. Rastapopoulos et le docteur Krollspell. |
La reprise de la procédure
L'interruption sine die de la seconde procédure consultative est, quant à elle, déclarée illégale. Observons que les motifs de cette interruption n'ont pas été formulés par le médecin mais par un communiqué du CHU. Il est vrai qu'ils n'ont aucun caractère médical, le texte invoquant des conditions de sécurité et de sérénité non remplies, c'est-à-dire concrètement de nouvelles menaces formulées à l'encontre de l'équipe soignante.
La CAA Nancy observe que ces motifs sont dépourvus de base légale. Un médecin peut toujours démissionner parce qu'il a fait l'objet de menaces et, dans ce cas, il prend une décision qui lui est personnelle et qui ne porte aucune atteinte à la continuité du service public hospitalier. Ce sera à son successeur d'assumer les responsabilités qui y sont liées. En revanche, l'interruption d'une procédure légale, sine die, porte atteinte à la continuité du service. La CAA fait observer que les motifs invoqués sont dépourvus de base légale, le chef d'un service hospitalier ne pouvant ainsi empêcher durablement l'application de la loi.
La lecture de la décision impose une réflexion sur sa mise en oeuvre. La décision d'interrompre la procédure consultative prise le 25 juillet 2015 est annulée, ce qui signifie concrètement que le médecin doit la poursuivre et la mener à son terme. Mais le médecin est une personne privée qui ne peut être destinataire d'une injonction d'une juridiction administrative. Par conséquent, la CAA délivre l'injonction au CHU de donner au docteur Simon, ou à tout autre praticien qui serait appelé à lui succéder, les moyens permettant de mener à bien la consultation dans les conditions de sérénité adéquates.
De toute évidence, la CAA n'est pas dupe. Sans reprendre le point de vue du requérant qui affirme que "le docteur Daniela Simon a (...) accepté de jouer un rôle dans un scénario coécrit par le CHU et les parents de Vincent", la CAA n'a pu manquer de s'interroger sur la rapidité avec laquelle la procédure consultative a été interrompue, sans que le médecin se préoccupe de fixer une date à sa reprise.
Reste que cette tactique risque de ne pas se révéler payante. La nouvelle loi Léonetti du 2 février 2016 a, en effet, été votée, avec l'affaire Lambert en toile de fond. Et elle prend soin d'affirmer, dans son article 2, que "la nutrition et l'hydratation artificielles constituent des traitements
qui peuvent être arrêtés", lorsqu'ils s'analysent comme relevant d'une "obstination déraisonnable" au sens de la loi. Autant dire que la nouvelle procédure consultative, que les parents de Vincent Lambert s'efforcent de retarder autant que possible, conduira à une décision prise sur le fondement de la loi nouvelle, et que ce texte a précisément pour objet de permettre à Vincent Lambert et à ceux qui sont malheureusement dans une situation identique d'obtenir le droit de mourir dans la dignité.
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