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lundi 13 juin 2016

La "vidéoprotection" en prison ou l'arrêté Abdeslam

Un arrêté du 9 juin 2016 portant création de traitements de données à caractère personnel relatifs à la vidéoprotection de cellules de détention, signé du ministre de la justice Jean-Jacques Urvoas, est publié au Journal Officiel du 12 juin. Déjà baptisé "arrêté Abdeslam", il a pour objet de permettre la surveillance permanente par vidéo du principal suspect des attentats de Paris. 

La recherche d'un fondement juridique


Cette surveillance a été décidée pour des motifs difficilement contestables, compte tenu de la situation. Il s'agissait d'empêcher toute tentative de suicide de la seule personne en mesure d'éclairer les enquêteurs sur le groupe terroriste à l'origine des attentats et, bien entendu, de prévenir toute tentative d'évasion ou d'action violente au sein de l'établissement pénitentiaire. Il n'empêche que le fondement juridique de la décision était bien incertain.

Le seul texte existant en ce domaine était un arrêté du 23 décembre 2014 signé par Christiane Taubira. Il prévoit la surveillance vidéo des cellules de protection d'urgence, c'est-à-dire celles accueillant des personnes présentant "des risque de passage à l'acte suicidaire imminent ou lors d'une crise aiguë".  Certes, cet arrêté concerne toutes les personnes "placées sous main de justice", qu'elles soient prévenues ou détenues. Mais il a un champ d'application fort étroit, puisqu'il ne s'applique qu'au risque suicidaire, et plus précisément au risque suicidaire "imminent". La surveillance vidéo est donc prévue pour une période très courte, vingt-quatre heures éventuellement renouvelable, en attendant qu'un traitement médical permette d'écarter le risque suicidaire.

Ce texte n'est pas sérieusement applicable à Abdeslam. Le risque qu'il représente pour lui-même est certainement pris en considération mais l'administration pénitentiaire se préoccupe surtout du risque qu'il représente pour les autres, et en particulier pour les fonctionnaires chargés de le surveiller. En outre, il ne s'agit pas d'une surveillance de courte durée destinée à surmonter une crise mais bien d'une mesure de longue durée, décidée en raison de la dangerosité de l'individu.

La délibération de la CNIL


L'arrêté du 9 juin 2016 a donc pour objet de conférer un fondement juridique à une surveillance qui est déjà en vigueur. Il n'en demeure pas moins que ce texte, désormais dans notre ordre juridique, dépasse le seul cas d'Abdeslam. C'est bien comme cela que l'a compris la CNIL qui a été amenée à se prononcer sur l'arrêté par une délibération du 19 mai 2016.

Cette intervention de la CNIL est imposée par la loi du 6 janvier 1978 qui, dans son article 26-I-2°, soumet les traitements de données personnelles mis en oeuvre pour le compte de l'Etat à une autorisation du ministre compétent, lorsqu'ils intéressent en particulier "l'exécution des condamnations pénales". Cette autorisation est prise après un avis motivé de la CNIL qui est ensuite publié au Journal officiel en même temps que l'arrêté d'autorisation. Observons néanmoins qu'il ne s'agit pas d'un avis conforme, et que le ministre peut donc décider de ne pas le suivre. C'est d'ailleurs ce qu'il fait, du moins en partie.

L'absence de loi


Sur le fond, la CNIL ne s'oppose pas au recours à la vidéo pour la surveillance des détenus, mais elle met en évidence le caractère quelque peu précipité de l'arrêté. La Commission rappelle que les personnes incarcérées bénéficient, en principe, du droit au respect de la vie privée, tel qu'il est garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, même si ce droit peut faire l'objet de restrictions plus importantes pour des motifs d'ordre public.

La Cour européenne des droits de l'homme n'a été saisie qu'une seule fois d'une requête émanant d'un détenu se plaignant d'être placé sous vidéo-surveillance de manière permanente. Elle n'a pas eu à se prononcer sur le fond, le requérant n'ayant pas, sur ce point, épuisé les voies de recours internes (CEDH 3 avril 2014, Salvatore Riina c. Italie). Elle a, en revanche, admis, dès son arrêt Ilascu et autres c. Moldavie et Russie du 8 juillet 2004, qu'un traitement particulier, reposant sur l'isolement cellulaire, peut être infligé aux détenus considérés comme particulièrement dangereux. Encore faut-il qu'il réponde à certaines conditions étroitement contrôlées par la Cour européenne.

Le traitement particulier doit d'abord être prévu par la loi. Force est de constater que ce n'est pas vraiment le cas en droit français. Etrangement prises au dépourvu par l'arrivée d'Abdeslam dans une prison française, les autorités ont pris en hâte un arrêté permettant de fonder sa surveillance. N'est-il pas surprenant que le législateur ne se soit jamais penché sur la question, alors même que l'on a vu se multiplier les lois antiterroristes ? 
 
La CNIL fait observer l'insuffisance des dispositions de l'article D. 265 du code de procédure pénale. Elles se bornent à conférer au directeur de l'établissement pénitentiaire une mission générale "d'application des instructions relatives au maintien de l'ordre et de la sécurité". La CNIL ne s'en satisfait pas comme fondement de l'arrêté de 2016. Elle relève que, pour le moment, aucune disposition législative n'autorise le placement d'un détenu sous surveillance vidéo.

Cette absence de fondement législatif explique largement l'absence de droit au recours contre ce placement sous surveillance. Or, la Cour européenne, dans une décision du 17 novembre 2015 Bamouhammad c. Belgique, a estimé que les transferts très fréquents d'un détenu psychologiquement fragile l'avaient privé de son droit à un recours effectif. L'arrêté du 9 juin 2016 ne prévoit pas de recours, mais affirme cependant que la décision de surveillance vidéo est prise à l'issue d'une procédure contradictoire durant laquelle le détenu peut être assisté par son avocat.
 
En dépit de ces éléments, le droit français ne repose sur aucun fondement législatif et ne prévoit pas de réel droit au recours. L'évaluation du caractère proportionné de la mesure de surveillance concernant Abdeslam ne se heurte pas aux mêmes difficultés.

Le caractère proportionné de la mesure

 

La seconde condition posée par la Cour européenne des droits de l'homme réside dans le caractère proportionné de la mesure prise par rapport à ses finalités. Sur ce point, la Cour européenne exerce un contrôle approfondi. Il ne fait guère de doute que la surveillance vidéo d'Abdeslam serait considérée comme proportionnée. Dans son arrêt du 4 juillet 2006 Ramirez Sanchez c. France, la Cour a ainsi considéré que le placement en isolement du terroriste Carlos était une mesure proportionnée à la menace qu'il représente pour l'ordre public et au risque d'une éventuelle évasion. Reprenant à son compte les préconisations du Comité européen pour la prévention de la torture, la Cour a cependant considéré qu'une telle mesure doit faire l'objet d'un réexamen périodique, afin de s'assurer qu'elle est toujours justifiée et ne porte pas une atteinte trop lourde à la santé physique et mentale de l'intéressé.

L'arrêt du 9 juin 2016 prévoit un réexamen tous les trois mois, dès lors que l'autorisation de surveillance vidéo ne saurait dépasser cette durée. Une nouvelle décision doit alors intervenir et s'accompagner d'une motivation explicite, c'est-à-dire analysant les raisons de fait et de droit qui la justifient.

En dépit de ces précautions dont la Commission prend acte, sa délibération ressemble fort à une mise en garde des autorités françaises. Il est évident qu'aux yeux de la CNIL, l'arrêté du 9 juin 2016 ferait pâle figure s'il était contesté devant la Cour européenne des droits de l'homme.

Le retour de la vidéosurveillance


C'est d'autant plus vrai que la CNIL fait observer, non sans perfidie, que la notion sur laquelle s'appuie l'arrêté est particulièrement incertaine. Il évoque en effet la "vidéoprotection" des cellules de détention, formule étrange si l'on considère qu'il s'agit surtout de surveiller les détenus. Cette formulation est le pur produit de la loi du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ( Loppsi 2). Largement inspiré des idées d'Alain Bauer, ce texte transforme la terminologie employée : la "vidéosurveillance" est devenue "vidéoprotection". Dans les deux cas, il s'agit de vendre et d'installer le plus grand nombre de caméras possibles sur la voie publique et dans les lieux et établissements ouverts au public. Mais la vidéoprotection fait moins peur que la vidéosurveillance. A la caméra qui espionne la vie privée du citoyen succède la caméra qui protège les honnêtes gens. S'estimant, à tort, lié par la formulation employée par la loi, l'arrêté du 9 juin 2016 en vient à répandre la "vidéoprotection" dans les cellules des détenus.

La CNIL fait observer que le droit positif, en particulier  l'article L. 251-1 du code de la sécurité intérieure (CSI), n'utilise le terme de vidéoprotection que pour désigner les systèmes de caméras installés sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public. Or, la cellule d'un détenu n'est pas ouverte au public et la CNIL demande logiquement que le texte de l'arrêté fasse référence à la "vidéosurveillance". Elle n'a pas été entendue sur ce point.

Ce seul exemple suffit à montrer les limites d'un texte élaboré en quelques jours pour répondre à une situation d'urgence. Seule importait l'arrivée d'Abdeslam dans les prisons françaises et il convenait de prendre des mesures d'exception pour garder ce prisonnier hors-normes. Il n'en demeure pas moins que l'arrêté du 9 juin 2016 est un texte à portée générale. Pour éviter le ridicule d'une éventuelle saisine de la Cour européenne des droits de l'homme, il est urgent de demander au parlement de voter une loi sur le régime de vidéosurveillance concernant les détenus particulièrement dangereux. Qui oserait voter contre ?

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