Dans cinq décisions du 8 juin 2016, le Conseil d'Etat rejette les recours contre des décrets de déchéance de nationalité pris à l'encontre de personnes condamnées pour des infractions liées au terrorisme. A dire vrai, ce quintuple rejet était attendu, dans la mesure où le juge des référés de ce même juridiction, avait écarté, le 20 novembre 2015, les demandes de suspension portant sur les mêmes décisions, estimant qu'aucun des moyens développés ne faisait naître un "doute sérieux" sur leur légalité.
Le fondement juridique
Certains pensent peut-être que la déchéance de nationalité n'a pas pénétré dans notre ordre juridique, puisque la révision constitutionnelle qui la mentionnait n'a pas prospéré.
Ils se trompent, car la déchéance de nationalité existe dans notre système juridique
depuis la première guerre mondiale. La loi du 7 avril 1915, modifiée par
celle du 18 juin1917 permettait alors de révoquer la naturalisation des
personnes originaires de pays en guerre contre la France, législation qui fut d'ailleurs peu utilisée. La loi du 10
août 1927 a maintenu cette possibilité, cette fois en temps de paix.
Depuis cette date, la déchéance de nationalité est demeurée
dans notre système juridique, avec quelques évolutions finalement modestes.
Aujourd'hui, elle peut être prononcée pour différents motifs mentionnés dans l'article 25 du code civil. En dehors de toute condamnation pénale, la déchéance peut être décidée lorsque sont constatés des "actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France". Cette formule vise les personnes qui se seraient
livrées à des activités d'espionnage, quand bien même elles n'auraient
jamais été jugées pour de tels faits. L'essentiel des cas de déchéance concernent cependant des personnes qui ont fait l'objet d'une condamnation pénale, soit pour un crime ou un délit
constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation
(trahison, violation du secret de la défense nationale..), ou une
atteinte à l'administration lorsqu'elle est commise par une personne
exerçant une fonction publique, soit enfin - et c'est le cas dans les cinq affaires jugées par le Conseil d'Etat - pour une infraction liée au terrorisme. Rappelons que la constitutionnalité de ce dernier fondement a été confirmée par le Conseil constitutionnel, dans une décision Ahmed S. rendue sur QPC le 24 janvier 2015.
En l'espèce, les cinq requérants ont tous été condamnés pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme (article 421-2-1 du code pénal). Des peines de six à huit ans de prison leur ont infligées pour le soutien qu'ils ont apporté au «
groupe islamiste combattant marocain » (GICM), proche de l’organisation «
Salafiya Jihadia » , responsable des attentats de Casablanca au Maroc, en mai 2003.
Adam et Eve chassés du Paradis. Domenico Zampieri dit Le Dominiquin. 1626 |
Le contrôle de proportionnalité
Les faits remontent donc à treize ans, et les avocats des plaignants n'ont pas manqué d'invoquer le fait que leurs clients avaient changé depuis leur folle jeunesse. Ils estiment donc que la mesure prise porte une atteinte disproportionnée à la fois par rapport à la menace que les intéressés représentent aujourd'hui et par rapport à leur droit au respect de leur vie privée.
Le Conseil d'Etat ne traite pas l'argument avec légèreté. Il exerce un contrôle de proportionnalité non seulement au regard des faits qui ont motivé la condamnation des intéressés mais aussi au regard de leur comportement ultérieur, pendant et après leur peine. Il note certes la gravité des infractions commises, les intéressés ayant travaillé dans des sociétés commerciales soutenant l'activité du GICM, hébergé clandestinement certains de ses membres, et obtenu pour eux des passeports de manière frauduleuses. Mais il observe aussi, sans élaborer davantage et dans une formule cinq fois identique, que "le comportement ultérieur de l’intéressé ne permet pas de remettre en cause" cette appréciation.
On doit déduire que le juge administratif n'exclut pas, dans certaines hypothèses, de considérer comme disproportionnée une déchéance prononcée à l'écart d'une personne qui, à l'issue de sa peine, aurait fait preuve d'une réinsertion complète dans la société française. Il laisse donc la porte ouverte à l'examen global de la situation personnelles de l'intéressé, englobant l'ensemble de ses activités et l'évolution de son comportement dans la citoyenneté française.
Ces cinq décisions offrent ainsi au Conseil d'Etat l'opportunité d'affirmer l'intensité de son contrôle sur la déchéance de nationalité. En même temps, elles témoignent d'une certaine banalisation de cette procédure, dont le fondement juridique est désormais incontestable. A contrario, ces arrêts mettent en lumière l'incroyable stérilité du débat sur la déchéance de nationalité qui a dominé la procédure de révision sur l'état d'urgence. Il s'est en effet entièrement concentré sur une procédure qui existait déjà, et qui, après l'abandon du projet de révision, existe toujours. Ce n'est guère surprenant si l'on considère que les règles gouvernant la nationalité relèvent des compétences régaliennes de l'Etat, qu'il s'agisse de l'attribution de la nationalité ou de sa perte. La nationalité peut en effet être définie comme un lien d'allégeance à l'Etat, auquel on ne peut renoncer et que seul l'Etat peut décider de couper.
Au titre de la "disputatio" constructive et de la subjectivité revendiquée, je vous propose une grille de lecture de ces arrêts complétant la vôtre. Elle s'apparente à une comédie en trois actes. Il est vrai que nous sommes proches de la Comédie française.
RépondreSupprimerACTE 1 : LA DECISION POLITIQUE
Dès le départ, s'agissant d'une affaire sensible, une structure informelle et qui n'a aucune existence légale : la "troïka" (bien connue des avocats au Conseil d'Etat) décide du sens de la décision à prendre. Elle se prononce plus en opportunité politique qu'en droit pur et objectif. Imagine-t-on un seul instant qu'elle censure l'exécutif sur un sujet aussi sensible que celui de la lutte contre le terrorisme dans le contexte actuel (état d'urgence et euro de football) ? Souvenons des commentaires pertinentes du professeur Serge Sur sur les arrêts Dieudonné !
ACTE 2 : L'HABILLAGE JURIDIQUE
Muni de ce viatique, le commissaire du gouvernement (le terme est plus approprié que celui de rapporteur public) construit le raisonnement pseudo-juridique qui lui permettra de parvenir au résultat recherché. Pour cela, il puise dans la boîte à outils des concepts aussi flous qu'abscons mis à sa disposition par la jurisprudence du Conseil : "doute sérieux sur la légalité" (tout ceci n'est pas sérieux) ; "contrôle de la proportionnalité" (tout ceci est subjectif) des "faits" (tout ceci relève de la farce en dehors d'une instruction à charge et à décharge ayant pour objectif la manifestation de la vérité).
ACTE 3 : L'AVERTISSEMENT LUDIQUE
Pour faire bonne mesure, ces zélés fonctionnaires, que sont les membres du Conseil d'Etat, jurent mais un peu tard qu'on ne les y prendrait plus en brandissant un sabre de bois. La prochaine fois, je serai plus regardant. Coluche doit bien se marrer !
EPILOGUE
Cette farce juridique conforte les critiques les plus récentes des plus hauts magistrats de l'ordre judiciaire qui rappellent que les membres du Conseil d'Etat ne sont pas les gardiens naturels des libertés publiques tant leur impartialité objective est sujette à caution.
"L'égalité des droits, lorsque le droit est bafoué, c'est toujours bon à prendre" (Stanislaw Jerzy Lec, écrivain).