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samedi 30 avril 2016

Insémination post-mortem : le blocage du droit français

Les journaux se sont fait l'écho, ces dernières semaines, du cas d'une jeune femme espagnole,  Mariana G.T., vivant à Paris, où son mari italien, Nicola, est décédé d'un cancer en juillet 2016, à l'âge de trente ans. Les médecins conseillent généralement aux patients risquant de devenir stériles en raison du traitement par chimiothérapie de prendre la précaution de congeler leur sperme. Une fois guéris, ils peuvent ensuite mener à bien un projet parental, grâce à une simple insémination artificielle.

Dans le cas présent, Nicola a malheureusement succombé à la maladie. Son épouse demande de pouvoir bénéficier de cette insémination, dès lors que les gamètes de Nicola ont effectivement été conservés dans un Centre d'étude et de conservation des œufs et du sperme (CECOS) parisien. Et elle se voit opposer un refus qui fait actuellement l'objet d'un recours devant le juge administratif.


L'obstacle du code de la santé publique


Ce refus repose sur l'article L 2141-2 du code de la santé publique, extrêmement clair sur ce point. Il réserve en effet les techniques d'assistance médicale à la procréation, et l'insémination artificielle en est une, à la "demande parentale d'un couple". Force est de constater que Mariana ne forme plus un "couple", et l'alinéa 3 du même article ajoute d'ailleurs que "l'homme et la femme formant le couple doivent être vivants". 

Cette formulation trouve son origine dans la loi bioéthique du 29 juillet 1994. Ce texte avait pour objet de mettre fin à une position beaucoup plus nuancée du comité national d'éthique. Celui-ci s'était exprimé, non pas sur la question de l'insémination artificielle mais sur celle de la fécondation in vitro avant transfert d'embryon (Fivete). Dans un avis du 17 décembre 1993, il avait alors estimé que "la disparition de l'homme ne fait pas disparaître les droits que la femme peut considérer avoir sur ces embryons qui procèdent conjointement d'elle et de son partenaire défunt". Certes, le produit congelé ne procède pas de Mariana dans le cas d'une insémination, mais on pourrait considérer qu'elle détient des droits sur des gamètes qui ont été congelées dans le but de mener à bien un projet commun. 

On sait que les lois de bioéthique présentent la particularité de contenir des clauses de révision qui imposent un nouvel examen par le parlement. Lors de la révision qui a abouti à la loi du 6 août 2004, la question de l'insémination post-mortem a été reposée et le rapport d'information préparatoire suggérait de l'autoriser, comme d'ailleurs la réimplantation d'embryons, à la condition que le père ait exprimer son accord de son vivant. Dans cette hypothèse, la volonté du défunt devenait l'élément essentiel à prendre en considération, l'insémination post mortem pouvant être considérée comme un élément du testament du donneur. 

Quoi qu'il en soit, la loi de 2004 ne retient pas cette suggestion. Plus tard, lors des débats qui ont précédé la troisième loi bioéthique du 7 juillet 2011, la majorité parlementaire écarte un amendement adopté en commission visant à autoriser l'insémination post mortem, sous certaines conditions. Elle considère en effet que l'assistance médicale à la procréation ne pourrait avoir pour résultat de fonder une famille mono-parentale (par exemple : Civ. 1ère 9 janvier 1996). Derrière cette idée, apparaît en filigrane, le sentiment qu'il est préférable qu'une jeune veuve fasse son deuil, avant de reconstruire une vie nouvelle avec un nouveau partenaire, et une autre famille. 

Keith Haring. Man holding a baby. &988


Protéger la femme contre elle-même


C'est exactement ce qu'affirme l'agence de biomédecine. Dans un article consacré à cette affaire, le Monde fait état d'un mémoire envoyé au Conseil d'Etat, dans lequel elle rappelle que l'interdiction est conforme à l'intérêt de l'enfant, dès lors qu'il s'agit d'empêcher qu'il soit "délibérément privé de père" et confronté au "poids psychologique et social qui pèserait sur lui d'être (...) né d'un deuil". L'agence invoque également l'intérêt de la mère " qui déciderait d'entreprendre une grossesse seule, alors qu'elle vient de perdre son conjoint, et qu'elle se trouve dans un état de vulnérabilité psychologique".

En 2016, cet argument apparaît singulièrement désuet. La femme est-elle donc un petit oiseau fragile qu'il faut protéger contre elle-même ? Aucune disposition juridique n'interdit pourtant à une femme de fonder une famille mono-parentale. Et la nécessité de recourir à une insémination artificielle n'est plus un obstacle sérieux au désir d'enfant. C'est ainsi qu'une femme homosexuelle n'a pas beaucoup de difficulté à bénéficier de cette technique, soit à l'étranger, soit en France où il n'est pas impossible de trouver un médecin qui accepte de l'aider. La norme juridique doit-elle apprécier le bien-fondé du désir d'enfant ? Est-il plus légitime pour une célibataire qui refuse de vivre en couple, pour une couple d'homosexuelles ou pour une jeune veuve ? 

La question même semble absurde, d'autant que les Etats de l'Union européenne ont, sur ce point, fait des choix très différents. Si Nicola avait confié la congélation et la conservation des paillettes à un service espagnol ou italien, Mariana aurait pu bénéficier, sans aucune restriction, d'une insémination post-mortem. L'interdiction du droit français va donc susciter la création de "paradis de banques de sperme" comme il existe déjà des paradis fiscaux. On ira donner son sperme en Italie ou en Espagne pour être certain qu'il pourra être utilisé, même post-mortem.

Tout récemment, le 20 avril 2016, Laurence Rossignol, actuelle ministre "des familles, de l'enfance et des droits des femmes", a annoncé que l'assistance médicale à la procréation serait étendue aux femmes seules et aux couples d'homosexuelles bientôt, mais pas avant les élections présidentielles. Cette intervention montre que les pouvoirs publics sont conscients que le droit français n'est plus en harmonie avec les besoins de notre société. Alors pourquoi ne pas intervenir plus rapidement ? En attendant, pourquoi ne pas accepter tout simplement le transfert des paillettes de Nicola dans une clinique espagnole ? Ce serait une solution élégante pour permettre à Mariana de bénéficier d'une insémination, sans pour autant violer le droit français.



mercredi 27 avril 2016

Le TAFTA ou le déficit démocratique

Le débat sur le TAFTA se développe dans l'opinion publique, au moment précis où les observateurs se montrent de plus en plus sceptiques sur son avenir. A dire vrai, on ne sait pas grand-chose du TAFTA, si ce n'est qu'il a pour objet de créer une zone de libre-échange entre les Etats-Unis et l'Union européenne. Les négociations, commencées en 2013 concernent donc à la fois la suppression des barrières douanières, mais aussi des réglementations qui entravent la libre circulation.

Alors que s'ouvre le treizième round de négociation, les critiques s'amplifient. Du côté américain, on sait que les deux principaux candidats à la Maison Blanche, Hilary Clinton et Donald Trump n'y sont pas favorables. Les Etats membres de l'Union européenne sont également divisés. Angela Merkel soutient les efforts d'Obama en faveur d'une signature rapide mais François Hollande prend nettement ses distances, affirmant qu'il n'est pas prêt à s'engager dans un dispositif qui porterait notamment atteinte aux intérêts de l'agriculture française. Si le moteur franco-allemand semble en panne, la Commission européenne continue, quant à elle, à négocier le TAFTA, comme si la volonté de l'Union n'était plus la somme de celles de ses Etats membres. 

La bataille de la terminologie


Le TAFTA a déjà perdu la bataille de la terminologie. Son nom officiel est Transatlantic Trade and Investment Partnership  (TTIP) ou, en français, Partenariat Transatlantique de Commerce et d'Investissement (PTCI). En fait, le TAFTA est le nom donné au traité par ses opposants, le Transatlantic Free Trade Agreement désignant tout simplement un accord de libre échange. L'évolution est loin d'être neutre : alors qu'un partenariat repose sur l'égalité entre les parties, une zone de libre échange n'est pas nécessairement égalitaire.  On perçoit déjà, en filigrane, l'idée que le TAFTA trouve son origine dans la volonté américaine de promouvoir ses intérêts et ceux de ses entreprises.

Considéré à travers le prisme des libertés publiques, le TAFTA apparaît comme un véritable cas d'école illustrant le déficit démocratique dont souffre l'Union européenne. 

Opacité de la procédure


En 2013, les 28 Etats membres ont délégué à l'Union européenne la mission de négocier le TAFTA. Le mandat, qui comporte 46 articles, a été rendu public quelques mois après le début des négociations. Il formule des principes généraux et annonce que l'accord comportera trois volets  : "l'accès aux marchés, la convergence réglementaire et les règles commerciales permettant de relever les défis mondiaux".

Sur cette base, est créé un "groupe de travail de haut niveau" UE/Etats-Unis. Ses premières  recommandations sont toutes formulées dans des termes extrêmement vagues. C'est ainsi qu'il déclare, sans davantage de précision, qu'il "faudra renforcer les programmes conçus pour faciliter la reconversion des secteurs les plus affectés par le partenariat". Il doit donc y avoir des "secteurs affectés"... 

Les rounds de négociation se déroulent à huis-clos. Du côté américain, le secret des négociations est absolu et aucun document n'est publié. Du côté européen, en revanche, la Commission publie des masses de documents, en insistant sur sa volonté de transparence. Ces documents sont tous diffusés en anglais, et le nouveau partenariat est donc déjà parvenu à créer une vaste de zone... même pas de libres échanges, mais de diffusion unilatérale en anglais. La lecture de ces pièces laisse cependant les commentateurs dans l'incertitude. Elles portent sur les grandes lignes, les principes, qui guident les négociateurs, mais les propositions détaillées demeurent confidentielles. Le rôle des lobbies n'apparaît jamais dans les documents, alors même que sur 130 réunions préparatoires où étaient invitées les "parties prenantes", 119 se sont déroulées en présence d'entreprises et de lobbies industriels.

Dollar. Gilles et Julien. 1932

Opacité du contenu des négociations


D'une manière générale, beaucoup de documents diffusés relèvent davantage de la communication que de la transparence. C'est ainsi qu'un rapport commandé par la Commission au Center for Economic Policy Research (CEPR) annonce que le TAFTA apportera une croissance économique de 119 milliards d'euros par an à l'UE, chiffre que l'on doit plus ou moins croire sur parole. Il est vrai qu'il est toujours préférable de s'adresser à un Think Tank britannique pour connaître les immenses avantages de la coopération avec les Etats-Unis.

Cette pratique du secret est justifiée par deux arguments. Le premier d'entre eux réside dans l'idée que l'on ne peut dévoiler toutes ses armes au début d'une négociation. Certes, mais le temps du début de la négociation est bien passé, alors que le Président Obama fait pression pour  que le TAFTA soit signé avant la fin de l'année. Le second argument réside dans le secret des affaires, et l'opacité de cette négociation est le reflet de la nouvelle conception absolutiste de ce secret, développée par la récente directive adoptée par le parlement européen il y a à peine plus d'une semaine. Les mauvais esprits pourraient penser que cette directive constitue un acte préparatoire à la mise en oeuvre du TAFTA.

La justice mise à l'écart


Les entreprises n'ont pas seulement obtenu la reconnaissance d'un secret des affaires quasi-absolu. Le cadeau essentiel que leur fait le TAFTA réside dans le mode de règlement des différends commerciaux. L'"Investor-State Dispute Settlement" (ISDS), système d'arbitrage, aura pour fonction de régler les litiges, y compris ceux opposant un Etat à une entreprise. 

La justice des Etats est exclue, et elle n'a d'ailleurs pas eu de porte-parole pour défendre la primauté de l'état de droit lors des négociations. Les entreprises, surtout les firmes d'outre-atlantique, préfèrent l'arbitrage, plus discret qu'une procédure judiciaire et le plus souvent mis en oeuvre selon une procédure anglo-saxonne. Le rêve des firmes américaines de se soustraire complètement au droit européen, droit de la concurrence ou droit de la protection des données personnelles par exemple, est donc en passe de se réaliser. Et l'arbitrage permet de rester entre soi, en faisant appel à des arbitres sensibles aux intérêts des entreprises. En témoigne le célèbre arbitrage Tapie.

Les citoyens mis à l'écart


Derrière ces mises à l'écart des citoyens et des juges apparaît, bien plus gravement, une mise à l'écart de la démocratie. Car si le citoyen est exclu de l'information, il est aussi exclu de la participation. La Commission, chacun le sait, n'est pas une institution démocratique. Rappelons que ses membres ne sont pas élus mais désignés par le Conseil européen, le parlement européen n'intervenant que par un vote d'approbation. Quant au Président de la Commission, il est "proposé" au parlement par ce même Conseil, statuant à la majorité qualifiée. Il est vrai que le traité de Lisbonne énonce que cette proposition doit être effectuée « en tenant compte des élections au Parlement européen, et après avoir procédé aux consultations appropriées ». Une telle disposition n'a pourtant pas pour effet de conférer une légitimité démocratique au Président.

Force est donc de constater que l'instance qui négocie le traité a sans doute une légitimité institutionnelle, mais certainement pas une légitimité démocratique. Les citoyens des Etats membres sont en dehors du processus, comme la plupart de leurs dirigeants élus démocratiquement.

L'effet boomerang de la démocratie


Mais la démocratie, exclue de la procédure de négociation, va sans doute reparaître au moment de l'adoption du traité. Et l'effet boomerang risque d'être dévastateur.
Aux Etats-Unis, la ratification du traité sera directement de la compétence du Congrès, et il est très probable que la procédure ne pourra être menée à bien avant la fin du présent mandat. Qu'en sera-t-lors du prochain, si l'on considère qu'Hilary Clinton et Donald Trump sont réservés à l'égard du TAFTA ? Y aura-t-il une majorité au Congrès pour le voter ? Pour le moment, on l'ignore.

Au sein de l'UE, la procédure est plus complexe. Le TAFTA doit d'abord recevoir l'accord des 28 Chefs d'Etat du Conseil qui statue à la majorité qualifiée (55 % des Etats représentant au moins 65 % de la population de l'Union). S'il passe cette étape, il sera soumis au parlement européen puis aux parlements de chaque Etat membre qui devront le ratifier en bloc, sans pouvoir l'amender. D'ores et déjà, la Grèce d'Alexis Tzipras menace d'opposer son veto. Quant aux Pays-Bas, ils prévoient la ratification par référendum, consultation qui a peu de chances d'obtenir une réponse positive. Le retour du processus démocratique dans le TAFTA conduirait ainsi à son abandon. Comme si la démocratie rejetait un corps étranger.

samedi 23 avril 2016

Modernisation des présidentielles et impartialité du Conseil constitutionnel

Dans une décision du 21 avril 2016, le Conseil constitutionnel affirme la conformité à la Constitution de la loi organique de modernisation des règles applicables à l'élection présidentielle. Rappelons que le texte contient essentiellement deux séries de dispositions, relatives successivement aux règles de présentation des candidats et à la répartition des temps d'antennes durant la campagne électorale. 

Les présentations


Il n'est guère surprenant que le Conseil ait déclaré conformes à la Constitution les nouvelles règles relatives aux présentations. Le texte impose en effet une obligation de transparence totale des 500 signatures exigées pour que la candidature soit recevable. Celles-ci sont désormais envoyées directement au Conseil par l'élu local et non plus par le candidat. Elles sont publiées au fur et à mesure de leur arrivée, et non plus, par en une fois au moment du dépôt officiel de la candidature. Enfin, elles sont toutes publiées, alors qu'auparavant un tirage au sort permettait de sélectionner 500 signatures parmi les milliers que réunissaient les candidats des partis dotés d'une large audience nationale. On ne voit pas sur quel fondement le Conseil aurait déclaré inconstitutionnel ce principe de transparence. 

Sa propre jurisprudence ne laissait aucun doute sur la question. Saisi par Marine Le Pen d'une QPC, le Conseil a estimé, le 21 février 2012,  que la publicité des parrainages ne fait que mettre en oeuvre un principe de transparence et ne saurait portait atteinte au pluralisme des courants d'opinion. Personne ne nie que cette publication des signatures constitue un sérieux handicap pour les petits partis qui ne disposent pas d'un socle d'élus locaux suffisant pour leur apporter 500 signatures. C'est bien fâcheux, et cet inconvénient était relevé par le Conseil, non plus dans une décision, mais dans son rapport sur l'élection de 2012. Il affirmait alors que "ce dispositif suscite des débats et laisse subsister une incertitude sur la possibilité de participer au premier tour du scrutin de représentants de certaines formations politiques, présentes lors de scrutins précédents, qui ont obtenu en définitive un très grand nombre de voix". Ce texte avait l'apparence d'un appel au législateur, appel entendu d'une étrange manière, puisque la loi établit certes une transparence totale, mais ne réduit en aucun cas les difficultés rencontrées par les petits partis. 

Observons tout de même que le Conseil constitutionnel montre l'intérêt qu'il porte à la question en formulant une réserve d'interprétation sur laquelle les commentateurs ne manqueront pas de se pencher. Notant que les signatures doivent lui être acheminées par "voie postale", il mentionne qu'il lui appartiendra, le cas échéant, de "prendre en considération des circonstances de force majeure ayant gravement affecté l'expédition et l'acheminement des présentations dans les jours précédant l'expiration du délai de présentation des candidats à l'élection du Président de la République". Autrement dit, si les postiers votent la grève quelques jours avant la clôture des candidatures, le Conseil constitutionnel pourra faire preuve de l'imagination imposée par les circonstances, et accepter des acheminements à pied, à cheval, en voiture ou en bateau à voile, selon une formule chère à Jacques Prévert.

Ferdinand Lop. Les actualités françaises. 1952

Le temps d'antenne


La question du temps d'antenne suscitait des doutes plus importants sur  la constitutionnalité des dispositions adoptées. La loi organique réduit la période de stricte d'égalité entre les candidats aux deux dernières semaines avant le scrutin. Durant la période qui précède, dont on ne sait d'ailleurs pas quand elle commence, l'exposition médiatique des candidats repose désormais sur le principe d'équité. Il appartiendra au CSA de veiller au traitement "équitable", à partir de la représentativité de chaque candidat et de sa "contribution à l'animation du débat électoral".

La représentativité de chaque candidat sera  appréciée par le CSA à partir de différents critères tels que les résultats obtenus aux précédentes consultations électorales ou ceux anticipés par les sondages d'opinion. Au principe d'égalité devant la loi est substitué un principe d'équité qui induit de facto une discrimination entre les candidats.

Quant à "l'animation du débat électoral", force est de constater que cette notion manque de clarté.  Les candidats sont-ils des animateurs, comme les clowns dans les cirques ? L'expression témoigne de peu de considération pour l'élection et le corps électoral. N'aurait-il pas été plus judicieux d'évoquer leur "contribution" au débat électoral ?

Il n'est pas impossible que le CSA, et le Conseil constitutionnel comme juge de l'élection présidentielle, se bornent à reprendre le principe affirmé par le Conseil d'Etat, dans son arrêt Corinne Lepage du 7 mars 2007. Il y précise que la représentativité d'un candidat peut être évaluée à l'aune de sa "capacité à manifester concrètement l'intention d'être candidat", c'est-à-dire l'organisation de réunions publiques, la participation à des débats, la création d'instruments de communication spécifiques ou encore la désignation d'un mandataire financier. Le législateur a toutefois préféré la formulation plus large d'"animation du débat électoral", laissant au CSA et au Conseil constitutionnel une très large marge d'interprétation.

Dans ces dispositions, rien ne gêne le Conseil qui décide finalement que le législateur a opéré une "conciliation qui n'est pas déséquilibrée" entre la liberté de communication, le principe d'égalité, le principe de pluralisme des opinions garanti par l'article 4 de la Constitution, et enfin l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi. Il procède par affirmation, et sans doute aurait-il pu affirmer le contraire.

L'impartialité du Conseil constitutionnel


Reste un dernier principe à évoquer, qui apparaît clairement à la lecture de la décision. Celle-ci s'achève par la formule usuelle : "Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 21 avril 2016, où siégeaient : M. Laurent FABIUS président,.. (suit le nom des membres présents). Laurent Fabius a prêté serment comme nouveau membre du Conseil constitutionnel le 8 mars 2016, Conseil dont il est immédiatement devenu le président. Il y à peine plus d'un mois, il était membre du gouvernement et soutenait le projet de loi sur la modernisation des règles relatives à l'élection présidentielle. Aujourd'hui, il est appelé à présider l'instance qui en apprécie la constitutionnalité.

Certains mettront en cause l'impartialité de l'individu Laurent Fabius qui aurait pu choisir de se déporter. Mais si la question s'est déjà posée en termes identiques pour bon nombre de ses prédécesseurs et elle se pose avec une acuité encore plus grande pour les membres de droit du Conseil, c'est-à-dire les anciens présidents de la République. 

En revanche, l'impartialité objective de l'institution qu'est le Conseil constitutionnel est posée. Rappelons que, aux yeux de la Cour européenne, le procès équitable suppose une institution qui paraît impartiale et qui, à ce titre, inspire confiance au justiciable. 
 
Certes, on objectera que le Conseil constitutionnel n'est pas une juridiction, au sens français du terme. En droit européen cependant, c'est l'ensemble de la procédure contentieuse qui doit présenter des garanties d'impartialité. Or la QPC constitue désormais une étape essentielle dans une telle procédure, et la Cour européenne a déjà accepté d'apprécier une QPC, dans un arrêt Renard du 25 août 2015. En l'espèce, la contestation ne portait que sur le filtre des juridictions suprêmes, le requérant contestant le refus de renvoi d'une QPC qui lui avait été opposé par la Cour de cassation. Il est fort probable cependant que la Cour européenne sera, dans un délai plus ou moins proche, appelée à statuer sur l'impartialité objective de la procédure de QPC devant le Conseil constitutionnel. Que pensera-t- elle d'une institution qui apprécie la conformité à la constitution d'une loi que son président soutenait un mois avant, à une époque où il était ministre ? Pour éviter le risque d'une mise en cause directe du juge constitutionnel, la modification de la composition du Conseil devient une ardente nécessité. Hélas, les débats récents sur l'état d'urgence et la déchéance de nationalité ont montré l'impossibilité actuelle d'engager une réforme constitutionnelle.

Sur la procédure de QPC : Chapitre 3, section 2 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet


mercredi 20 avril 2016

Le Hijab Day ou les rebelles de la rue Saint Guillaume

Certains ont sans doute perçu le Hijab Day organisé à l'IEP de Paris le 20 avril 2016 comme un canular d'étudiants. 

Ils ont rapidement été détrompés par le communiqué embarrassé publié par la direction de l'école. Il y est d'abord mentionné que "l'évènement vise à sensibiliser les étudiants et les professeurs au port du Hijab et au regard porté par notre société sur les femmes faisant le choix de s'en vêtir". Pendant que les enfants gâtés de Sciences Po se promènent entre la rue Saint Guillaume et le boulevard Saint Germain avec un foulard coquettement posé sur des mèches qui sont seules à être rebelles, les femmes iraniennes postent sur les réseaux sociaux des selfies montrant leur visage. Elles font ainsi la démonstration éclatante qu'elles n'ont pas "fait le choix de se vêtir" d'une tenue qui est le symbole de l'oppression et de la soumission. 

La direction de Sciences Po, quant à elle, adopte une attitude directement inspirée par Ponce Pilate : elle s'en lave les mains. Dans une même phrase, elle affirme qu'il "est légitime de porter ce débat au sein de notre école", mais que "le mode de communication choisi pour ce faire peut néanmoins interroger et (que) la tenue de cet évènement dans les murs de Sciences Po ne saurait être interprétée comme un quelconque soutien de l'école à cette initiative". Résumons nous : le HijabDay "interroge" les autres, mais pas nous. C'est pas que l'on soit vraiment contre, mais on n'est pas pour non plus. Considéré sous cet angle, le communiqué ressemble à une copie d'étudiant qui prépare l'ENA : un plan en deux parties qui développe un discours aseptisé destiné à plaire à tout le monde.

Quoi qu'il en soit, ce Hijab Day intervient une semaine exactement après les propos tenus par Manuel Valls, lors d'une interview accordée à Libération. Il y déclarait, à propos d'une éventuelle loi interdisant le port du voile à l'Université  : " Il faudrait le faire, mais il y a des règles constitutionnelles qui rendent cette interdiction difficile. Il faut donc être intraitable sur l’application des règles de la laïcité dans l’enseignement supérieur." Cette petite phrase a suscité un tollé. Le Premier ministre était accusé de remettre en cause les droits des femmes, la liberté religieuse etc etc. Regardons d'un peu plus près ce que dit le droit. Les "règles constitutionnelles" mentionnées par notre Premier ministre empêchent-elles d'interdire le port du voile ou de le réglementer ? 

La laïcité, principe constitutionnel


L'article 1er de notre Constitution énonce : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". En France, la laïcité a donc valeur constitutionnelle et est étroitement liée au principe républicain. Sur le plan de son organisation juridique, elle impose le double respect de la liberté de conscience et de la neutralité de l'Etat.

La liberté de conscience, élément de la liberté de pensée


La liberté de conscience figure dans l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789  aux termes duquel "nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses (...)". De même, le Préambule de 1946 énonce que "nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances". De son côté, l'article 1er de la célèbre loi de 1905 de séparation des églises et de l'Etat affirme que "La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes".

Dans une décision rendue sur QPC le 18 octobre 2013, le Conseil constitutionnel rappelle cette nature constitutionnelle de la liberté de conscience. A propos de la "clause de conscience" que certains élus locaux invoquaient pour refuser de célébrer des mariages entre couples de même sexe, le Conseil précise que le législateur, "eu égard aux fonctions de l'officier de l'état civil dans la célébration du mariage, n'a pas porté atteinte à la liberté de conscience". La liberté de conscience relève de l'opinion, de l'intime, du quant à soi. Sa protection ne s'étend pas à l'affirmation ostentatoire d'une appartenance religieuse, quelle qu'elle soit, affirmation qui, par hypothèse, s'exerce dans le cadre des relations sociales ou des rapports de travail. 

Cookie Dingler. Femme libérée. 1984

La neutralité de l'Etat


Dans les services publics, la laïcité s'exprime par l'obligation de neutralité. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, la neutralité n'impose pas seulement de n'afficher aucune préférence pour une religion. Elle impose aussi et surtout une obligation de ne pas manifester ses croyances religieuses. Ce devoir ne concerne pas seulement les fonctionnaires mais aussi tous ceux qui participent au service public de l'enseignement. Dans un avis du 3 mai 2000 Mlle Marteaux, le Conseil d'Etat affirme ainsi que "les principes de neutralité et de laïcité s'appliquent à l'ensemble des services publics et interdisent à tout agent, qu'il assure ou non des fonctions éducatives ou ayant un caractère pédagogique, d'exprimer ses croyances religieuses dans l'exercice de ses fonctions". Tous les personnels de l'Université sont donc soumis à cette obligation et peuvent être sanctionnés s'ils arborent des signes religieux apparents. C'est ainsi que le tribunal administratif de Toulouse a admis, en avril 2009, la légalité du licenciement d'une doctorante allocataire de recherche à l'Université Paul Sabatier qui refusait de retirer son voile. Salariée par l'Université, elle était soumise à l'obligation de neutralité.

Le cas des étudiants est étudiants est un peu différent. On doit évidemment écarter l'argument selon lequel les étudiantes des Universités ne seraient pas soumises à l'obligation de neutralité parce qu'elles sont majeures. Le respect de la laïcité serait-il donc réservé aux enfants ? En tout cas, le Conseil d'Etat a déjà confirmé, à plusieurs reprises, l'exclusion de lycéennes majeures portant le voile au lycée (par exemple : CAA Nancy, 24 mai 2006), ce qui détruit l'argument. La circulaire du 15 mars 2004 précise d'ailleurs que l'interdiction du port de signes religieux s'applique à tous les élèves des établissements secondaires, "y compris ceux qui sont dans des formations post-baccalauréat". Une étudiante d'hypokhâgne ne peut pas porter le voile, alors qu'une étudiante en licence peut le porter...

Sur le plan strictement juridique, l'interdiction du port du voile à l'Université pourrait ainsi être considéré comme la mise en oeuvre du principe d'égalité. Aucun texte législatif ne l'interdit. C'est ainsi que l'article 50 de la loi du 26 janvier 1984 souvent invoqué dans ce domaine, énonce que les étudiants "disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels". Force est de constater pourtant que le mot "religion" n'y figure pas. A l'inverse, la loi du 15 mars 2004, aujourd'hui codifiée dans l'article L 141-5-1 du code de l'éducation énonce : "Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit". Un mot à ajouter, un seul mot, et l'Université devient un sanctuaire à l'abri des querelles religieuse et des marques d'asservissement des femmes. Une telle évolution est-elle impossible ? 

La Cour européenne, ou le Grand Augure


Bien entendu, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sera invoquée dans ce domaine. Ses arrêts ont quelque chose des oracles du Grand Augure et chaque commentateur les scrute à l'aune de ses convictions. La Belle Hélène était-elle voilée ? Bon nombre d'actuels Calchas s'efforcent de démontrer que la Cour consacre un droit d'affirmer ses convictions religieuses dans l'Université. 

Ce n'est pas simple. Dans un arrêt Dogru c. France du 4 décembre 2008, elle reconnaît que la laïcité française s'incarne dans la loi de séparation du 9 décembre 1905. Sur ce fondement, elle affirme la conformité à l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme des restrictions apportées par la loi au port d'emblèmes religieux par les agents publics. Certes, la Cour européenne n'a jamais été saisie du cas des étudiantes des Universités françaises, dès lors que le droit n'impose aucune interdiction dans ce domaine. En revanche, la Cour a estimé, dans son arrêt Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005 qu'une telle interdiction décidée par le droit turc, ne portait pas davantage atteinte à l'article 9 de la Convention. 

Ce ne sont donc pas les fondements qui font défaut à une telle interdiction, c'est la volonté politique. Heureusement, il y a ces femmes iraniennes qui nous donnent une leçon de courage. A visage découvert.

Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de libertés publiques sur internet.

dimanche 17 avril 2016

La directive "secret des affaires" et les lanceurs d'alerte

Le 14 avril 2016, le parlement européen a adopté la directive "protection des secrets d'affaires contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites". Ce texte a été proposé à la fin de l'année 2013 par Michel Barnier, alors commissaire au marché intérieur mais il était alors passé plus ou moins inaperçu. C'est seulement lors de son adoption par le Conseil des ministres un an plus tard qu'il a été découvert par différents groupements et associations qui lui reprochent de vouloir neutraliser les lanceurs d'alerte et entraver le travail de la presse. Comme souvent, leur réaction intervient tardivement, après que le texte ait été soigneusement verrouillé par les milieux industriels, particulièrement efficaces à Bruxelles grâce à l'intervention de cabinets de lobbying actifs et bien rémunérés.

L'intelligence économique


L'idée de protéger le secret des affaires n'a, en soi, rien de scandaleux. Rappelons que ce qu'il est désormais convenu d'appeler l'intelligence économique est un enjeu essentiel dans la compétition entre les entreprises, compétition désormais mondialisées et dans laquelle tous les coups sont permis, ou presque. On se souvient de la stagiaire chinoise de Valeo accusée, et condamnée, pour avoir volé des données informatiques, et de l'employé de chez Michelin qui essayait de vendre à Bridgestone les plans de pneumatiques innovants. Sans doute plus grave, les Etats-Unis n'hésitent pas à mettre au service de leurs industriels les outils d'interceptions électroniques gérés par la NSA. Plusieurs gros contrats d'entreprises françaises n'ont-ils pas capoté parce que leur concurrent américain se trouvait mystérieusement informé du détail des offres ?

Si la nécessité de protéger les secrets des entreprises ne fait aucun doute, il faut néanmoins s'interroger sur la directive européenne et sur son efficacité.

La définition du secret des affaires


La directive présente la caractéristique de ne pas définir son objet. Dans son préambule, elle précise ainsi qu'il "importe d'établir une définition homogène du secret d'affaires sans imposer de restrictions quant à l'objet à protéger contre l'appropriation illicite".  L"'objet à protéger", ce peut être des savoir-faire ou des informations, dès lors qu'ils peuvent être considérés comme ayant une valeur commerciale, effective ou potentielle et que leur divulgation porte atteinte aux intérêts de l'entreprise (cons. 14). 

L'article 2 n'est guère plus explicite. Il précise que peuvent être couvertes par le "secret d'affaires" les informations qui répondent aux trois conditions cumulatives suivantes : 
  1. Elles sont secrètes, ce qui signifie qu'elle "ne sont généralement pas connues des personnes appartenant aux milieux qui s'occupent normalement du genre d'information en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles". Les informations secrètes sont donc celles qui ne sont pas connues.
  2. Elles ont une valeur commerciale parce qu'elles sont secrètes. Observons que l'entreprise qui décide de l'étendue de son secret est également seule à pouvoir apprécier sa valeur commerciale.
  3. Enfin, elles ont fait l'objet de "dispositions raisonnables" destinées à les garder secrètes. Ces dispositions signifient que l'entreprise doit avoir organisé une procédure de protection de ses informations confidentielles, notamment un système d'habilitation et de classification interne.
En résumé, la définition du secret des affaires est purement tautologique : est secrète l'information que l'entreprise considère comme secrète. 

Sur ce point, la directive se montre encore plus laxiste que la proposition Carayon adoptée par l'Assemblée nationale en janvier 2012. Il définissait alors l'information couverte par le secret des affaires comme celle "dont la divulgation non autorisée serait de nature à compromettre gravement les intérêts de l'entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique ou technique, à ses positions stratégiques, à ses intérêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle". Certes, la proposition était un couper-coller de l'Economic Espionage Act, loi américaine votée en 1996, sous la présidence de Bill Clinton. Par l'énumération des finalités possibles de la classification faite par les entreprises, elle permettait cependant un éventuel contrôle contentieux. Quoi qu'il en soit, la proposition Carayon a sombré avec l'alternance, son auteur ayant été renvoyé à ses études d'intelligence économique par ses électeurs.

On nous cache tout, on nous dit rien. Jacques Dutronc. 1967

Les lanceurs d'alerte



Le texte de la directive n'offre, en effet, aucune protection effective des lanceurs d'alerte. Cette formule, inspirée du terme anglo-saxon "Whistleblower", désigne toute personne qui décide de signaler à sa hiérarchie ou de mettre à la disposition du public, des informations dont elle a connaissance et qui mettent en lumière des actions illégales ou dangereuses. Le lanceur d'alerte n'est pas un délateur, mais bien davantage un informateur qui agit, ou tout au moins croit agir, dans l'intérêt général.  

Si l'on en croit la lettre de la directive, rien n'interdirait, par exemple, aux laboratoires Servier de poursuivre Irène Frachon qui a révélé le scandale du Médiator. N'a-t-elle pas porté à la connaissance du public des éléments qui "ne sont généralement pas connues" du grand public et qui portent préjudice à l'entreprise ? 

Il est vrai que le Préambule de la directive énonce que ses dispositions "ne devraient pas entraver les activités des lanceurs d’alertes. La protection des secrets d'affaires ne devrait dès lors pas s'étendre aux cas où la divulgation d'un secret d’affaires sert l'intérêt public dans la mesure où elle permet de révéler une faute professionnelle ou une autre faute ou une activité illégale directement pertinentes". Il convient toutefois de nuancer l'importance de ces dispositions. Elles figurent dans le Préambule et sont dépourvues de contenu normatif. En témoigne l'emploi du conditionnel qui montre bien que les auteurs entendent seulement énoncer le droit tel qu'il devrait être, dans quelques mois, ou dans quelques années, ou jamais. 

Un standard de protection moins élevé

 

Sur ce point, la directive propose un standard de protection inférieur à celui qui existe en droit français. Celui-ci n'est pourtant guère développé dans le domaine de la protection des lanceurs d'alerte.  

Pour les fonctionnaires, il se limite à l'article 6 du statut de 1983, issu de la loi du 6 août 2012.  Il y est précisé qu'aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire parce qu'il a formulé un recours auprès d'un supérieur hiérarchique ou engagé une action en justice, ou encore apporté son témoignage dans des affaires touchant au harcèlement sexuel ou moral, ou encore à des pratiques discriminatoires. 

Dans les entreprises privées, le seul texte est la loi du 6 décembre 2013 relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière. Son article 35 énonce qu'"aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, d'intéressement (..), de formation, de reclassement, d'affectation,  (...) de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir relaté ou témoigné, de bonne fois, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions". Pour sanctionner de telles pratiques, la loi prévoit de renverser la charge de la preuve. En cas de contentieux, le chef d'entreprise devra démontrer que la mesure prise à l'encontre du salarié n'est pas motivée par les dénonciations effectuées par ce dernier.

Ces dispositions sont modestes, mais elles ont le mérite d'exister. La directive européenne, quant à elle, se borne à envisager un statut des lanceurs d'alerte, dans un avenir incertain. Le Parlement européen a ainsi refuser de lier son vote à l'adoption préalable d'un tel statut. 

Sur ce point, la directive semble aller à contre-courant du droit français. En effet, la question des lanceurs d'alerte est un sujet actuel, et on se souvient que le Président Hollande a remercié les lanceurs d'alerte au lendemain de la divulgation du scandale des Panama Papers. Le projet de loi Sapin II de lutte contre la corruption déposé à l'Assemblée nationale tout récemment, le 30 mars 2016, va dans le sens d'une meilleure protection, avec la création d'une Agence nationale de détection et de prévention de la corruption, chargée de conseiller les lanceurs d'alerte, voire de reprendre à son compte leurs révélations pour leur permettre de demeurer dans l'anonymat, ou encore de reprendre à sa charge les frais liés à d'éventuelles procédures judiciaires. De son côté, le Conseil d'Etat rend public son rapport 2016 sur "le droit d'alerte : signaler, traiter, protéger". Tout cela n'est sans doute par parfait et c'est un droit en cours de construction, mais c'est tout de même mieux que le vide abyssal de la directive européenne. Il est vrai que le lobbying est un peu moins développé à Paris qu'à Bruxelles.


Sur la protection des lanceurs d'alerte : Chapitre 9, section 1 B du manuel de libertés publiques sur internet.


jeudi 14 avril 2016

La liberté d'expression du général Soubelet

Dans les jours qui viennent, le Journal officiel annoncera le placement en position "hors cadre" du général de corps d'armée Bertrand Soubelet. Toute la presse l'annonce, et ajoute qu'il devrait ensuite obtenir une "affectation temporaire". Cette décision trouve son origine dans un comportement jugé contraire à la condition militaire : le général Soubelet s'est exprimé librement, et à plusieurs reprises. 

En décembre 2013, alors directeur des opérations et de l'emploi de la Gendarmerie nationale, il a été auditionné par la commission d'enquête parlementaire sur la lutte contre l'insécurité. Le général s'est exprimé avec honnêteté et franchise devant la représentation nationale. Sans jamais attaquer la justice ni aucun service public, il cite des chiffres : "Pour le seul mois de novembre 2013 dans les Bouches-du-Rhône, 65 % des cambrioleurs interpellés sont à nouveau dans la nature". Et il ajoute : «Vous pouvez mettre des effectifs supplémentaires sur le terrain mais, dans ces conditions, cela ne servira à rien». Si l'on ose dire, ses propos ouvrent la boîte de Pandore. Ils font beaucoup de bruit dans la Gendarmerie où ils suscitent une large adhésion, et sont repris dans les médias. Le Général est alors muté au commandement de la Gendarmerie d'outre-mer, ce qui n'est pas une promotion. 

Sachant que sa carrière va, de toute manière, s'interrompre relativement rapidement, le général Soubelet devient alors un dangereux récidiviste. Alors qu'il est toujours en fonctions, il publie un livre au titre suivant : "Tout ce qu'il ne faut pas dire. Insécurité, justice : un général de Gendarmerie ose la vérité". Cette fois, la hiérarchie voit rouge et décide son placement en position hors-cadre.

Il convient évidemment de rappeler le principe de séparation du grade et de la fonction : le général change de fonction, mais il conserve son grade. La mesure sonne toutefois comme une sanction, même si les autorités compétentes ont pris la précaution de ne pas engager à son encontre de poursuites disciplinaires.

L'avancement des généraux 


Elles n'ont pas besoin de prononcer une sanction, car elles peuvent mettre fin quand bon leur semble à la carrière de Bertrand Soubelet.

Rappelons que les officiers généraux de la Gendarmerie sont des militaires et que leur carrière repose sur un avancement au choix : soit le général est placé en tête du tableau d'avancement sur un emploi qui va lui permettre d'obtenir une étoile supplémentaire, soit il n'est pas placé en tête et sa carrière va s'interrompre. Il entre alors en "2è section", ce qui signifie qu'il va jouir d'une retraite heureuse, sauf dans l'hypothèse, fort improbable, où un conflit armé interviendrait, justifiant son rappel.

Le général Bertrand Soubelet est général de corps d'armée et il ne peut donc être promu qu'au grade de général d'armée. A dire vrai, il n'existe que deux emplois à cinq étoiles dans la Gendarmerie, celui de Directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) et celui d'Inspecteur général des armées-gendarmerie (IGAG). Dès lors qu'il a été mis fin à ses fonctions à la gendarmerie d'outre-mer, on donc penser que ses chances d'avancement sont limitées. Il terminera donc sa carrière, au demeurant très prestigieuse, au grade de général de corps d'armée.

La position "hors cadre"


Reste que l'on peut s'interroger sur sa mise en position "hors cadre". Aux termes de l'article 53 de la loi du 24 mars 2005 portant statut des militaire, cette position est utilisée pour placer en détachement un militaire auprès d'une administration, d'une entreprise publique ou d'un organisme international. Ce n'est évidemment pas le cas du général Soubelet, et ses supérieurs utilisent la position "hors cadre" comme situation d'attente, avant une affectation toute provisoire. Un emploi de "chargé de mission" lui sera sans doute confié, le temps que la commission compétente statue sur son avancement et décide de le placer en seconde section.

Certes, le général Soubelet pourrait peut-être contester cette mise en position hors-cadre en invoquant le fait qu'il s'agit d'une "sanction déguisée". Peut-être même obtiendrait-il son annulation par le juge administratif, quelques années après la fin de sa carrière. Pour le moment, la question la plus immédiate posée par l'affaire Soubelet est celle de l'expression des militaires.

Bourvil. La tactique du gendarme
Le roi Pandore. André Berthomieux. 1949

L'obligation de réserve


L'article L 4121-2 du code de la défense énonce que "les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres". Toutefois, elles ne peuvent être exprimées " qu'en dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire". Cette règle s'applique à tous les moyens d'expression, et le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 12 janvier 2011, admet que le chef d'escadron de Gendarmerie Jean-Hugues Matelly a violé l'obligation de réserve en publiant  différents articles contestant le passage de l'Arme sous l'autorité du ministre de l'intérieur. En revanche, la Haute Juridiction estime disproportionnée par rapport aux faits qui l'ont motivée la sanction de radiation des cadres prononcée à son encontre.

Cette décision ne nous renseigne guère sur le contenu de l'obligation de réserve, appréciée de manière très empirique par les juges. Tout au plus peut-on affirmer que les militaires ne jouissent pas d'une liberté d'expression identique à celles des autres citoyens mais qu'en revanche l'obligation de réserve n'impose pas un droit absolu de se taire. Il convient, à cet égard, de distinguer clairement les différentes situations dans lesquelles s'est trouvé le général Soubelet.

La commission parlementaire : le devoir de parler


Doit-on considérer que son audition devant la commission d'enquête parlementaire emporte un manquement à la réserve ? Certainement pas, car le général avant, dans ce cas, le devoir de parler.

C'est la conclusion que l'on doit tirer des dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. En effet ces commissions disposent d'un droit de citation. Toute personne sollicitée, militaire ou pas, est donc  tenue de déférer à sa convocation et peut y être contrainte par un huissier ou un agent de la force publique. Le refus de déposer est passible d'un emprisonnement de deux ans et d'une amende de 7500 €. Enfin, la personne est auditionnée sous serment, et le mensonge devant une commission d'enquête est susceptible de poursuites pour faux témoignage, dans les conditions du code pénal.

Certes, le général se trouvait dans une situation de "double binding". Soit il faisait un discours de langue de bois et il violait son serment de dire toute la vérité aux représentants du peuple. Soit il s'exprimait avec franchise, et il risquait des poursuites disciplinaires pour violation du devoir de réserve.

Le général Soubelet a finalement privilégié son devoir de citoyen ... Mais l'Assemblée nationale a-t-elle fait le sien ? Tout le monde a su que le général avait été muté à la suite de cette audition, y compris les parlementaires. Et la médiatisation de ses propos est très largement liée à leur retransmission par vidéo, décision qui relève de la Commission d'enquête elle-même. Or l'Assemblée nationale ne s'est pas manifestée, n'a pas dit un mot pour s'étonner de la mesure de rétorsion prise à l'encontre de celui qui n'avait fait qu'apporter son témoignage, dans le plus grand respect du droit à l'information du parlement. Après une telle pratique, il est bien probable que les militaires auditionnés par une commission parlementaire reproduiront l'habituel discours formaté.

La publication d'un livre


La question du livre renvoie à une situation plus fréquente. Comme Jean-Hugues Matelly, Bertrand Soubelet a écrit un ouvrage critique sur la politique gouvernementale. Comme le général Vincent Desportes, écarté également de l'institution militaire, il s'est éloigné de la doctrine officielle et surtout de la langue de bois qui domine la communication des armées. Il peut donc être sanctionné pour avoir manqué à la réserve.

Certes, mais les contours de l'obligation de réserve demeurent très incertains et Jean Rivero, en 1977, notait déjà son caractère "flou". La réserve est invoquée dans plusieurs textes, mais son contenu n'est jamais clairement défini. On doit finalement considérer, et c'est un peu ce que fait le Conseil d'Etat, que le manquement à la réserve est établi lorsqu'une sanction est prononcée. Pour résumer le propos, une personne est coupable, parce qu'elle a été condamnée.

Dans le cas de l'écriture d'un livre, il convient de rappeler que le statut des militaires ne prévoit plus d'autorisation de publier donnée par le supérieur hiérarchique. L'article 4122-2 du code de la défense énonce même que "la production des oeuvres de l'esprit s'exerce librement". Ces dispositions ne signifient pas qu'un militaire qui publie ne peut être sanctionné pour manquement à la réserve, mais plus simplement que le contrôle ne sera exercé qu'a posteriori. Certains officiers écrivent des livres qui sont salués par leur hiérarchie au point qu'ils apparaissent souvent comme l'expression d'une pensée officielle. D'autres développent une pensée plus personnelle et le font souvent sous pseudonyme. D'autres enfin, comme le général Soubelet,  affirment clairement leurs convictions et ce seul fait est considéré comme un manquement à l'obligation de réserve.

En l'occurrence, le général Soubelet savait parfaitement que son livre pouvait être considéré comme une violation du devoir de réserve.  Mais il a fait le choix de le publier pour ouvrir un débat qui lui semble nécessaire au moment où il quitte la Gendarmerie. C'est son choix, et il ne manque pas de courage.




lundi 11 avril 2016

Du droit dur au droit souple, en passant par le droit mou

Le droit souple, c'est d'abord du droit. C'est exactement ce que rappelle le Conseil d'Etat dans deux arrêts rendus le 21 mars 2016. 

La première affaire concerne des communiqués de presse publiés par l'Autorité des marchés financiers (AMF) sur son site internet. Ils mettaient en garde les investisseurs contre les placements immobiliers à risque proposés par une entreprise de droit allemand. Celle-ci conteste ce communiqué de presse.

La seconde affaire porte sur l'autorisation, par l'Autorité de la concurrence, du rachat de TPS et CanalSatellite par Vivendi et le Groupe Canal Plus (GCP). Cette autorisation a été donnée en juillet 2012, sous certaines conditions. L’une d'entre elles, dite « injonction 5 (a) », obligeait le nouveau groupe à proposer des offres de distribution exclusive sur chacune des plateformes. Par la suite, le rachat de SFR par Numericable a incité GCP à saisir l'Autorité de la concurrence pour demander une interprétation de cette "injonction 5". L'autorité indépendante a estimé que la contrainte qu'elle imposait était devenue sans objet, du fait de la fusion des deux plateformes. A la suite de cette interprétation, GCP a modifié son offre et s'est abstenu d'acquérir les droits de distribution exclusive sur la plateforme de Numéricable. Cette entreprise conteste donc devant le Conseil d'Etat l'interprétation ainsi donnée par l'Autorité de la concurrence de sa propre injonction.

Les recours déposés devant le Conseil d'Etat ne portent pas sur d'éventuelles atteintes à la concurrence, contentieux qui est de la compétence exclusive du juge judiciaire. Il s'agit de recours pour excès de pouvoir. Le premier concerne un communiqué de presse, le second la prise de position d'une autorité de régulation.

La seule question intéressante est celle de la recevabilité des recours. Les actes contestés sont-ils des actes administratifs susceptibles d'être contestés devant le juge administratif ? Le Conseil d'Etat répond positivement à cette question, en écartant toutefois les recours au fond. Sa décision met ainsi des bornes à l'élargissement constant du droit souple.

Du droit dur au droit mou


La référence au droit souple figure dans le communiqué de presse reproduit sur le site du Conseil d'Etat. Une telle mention n'est pas anodine, et l'on constate une formidable avancée conceptuelle dans les réflexions menées par la Haute Juridiction.

Dans son rapport de 1991, le Conseil d'Etat s'inquiétait pour la sécurité juridique menacée par une inflation normative sans précédent, affirmant notamment : « Qui dit inflation dit dévalorisation : quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite ». Au coeur de ce bavardage, il dénonçait le "droit mou". Sous cette formulation, il réunissait à la fois des dispositions figurant dans des textes législatifs et réglementaires mais au contenu normatif incertain et des instruments dotés d'une portée impérative tout aussi incertaine : recommandations, guides de bonne pratique, chartes, protocoles etc.).

La môme caoutchouc. Coeur des Lilas. Anatole Litvak. 1932
Jean Gabin et Fréhel

Du droit mou au droit souple


En 2013, le Conseil d'Etat, dans son rapport de 2013, préfère se référer au "droit souple". A dire vrai, son contenu est identique. La différence porte sur sur l'appréciation moins critique de ce phénomène. Le rapport estime, en effet, que le droit souple peut exercer différentes fonctions. Il peut d'abord se substituer au droit dur, par exemple en droit international où il est parfois plus facile de signer un memorandum qu'un traité. Il peut aussi permettre de préparer l'émergence de normes plus contraignantes, par exemple dans le domaine des nouvelles technologies où l'on va commencer par élaborer des codes de bonne conduite ou s'efforcer de réguler un domaine nouveau par des dispositions techniques. 

Le contrôle du juge administratif


Les deux décisions du 21 mars 2016 viennent marquer les limites de ce droit souple en le soumettant au contrôle du juge administratif.

Ce mouvement était déjà engagé depuis l'arrêt du 11 octobre 2012 Société Casino Guichard-Perrachon. Le Conseil affirmait alors que "les avis, recommandations, mises en garde et prises de position adoptés par les autorités de régulation dans l'exercice des missions dont elles sont investies, peuvent être déférés au juge de l'excès de pouvoir lorsqu'ils revêtent le caractère de dispositions générales et impératives ou lorsqu'ils énoncent des prescriptions individuelles dont ces autorités pourraient ultérieurement censurer la méconnaissance ». Dans les deux décisions d'espèce, le Conseil d'Etat adopte une conception plus large. Il ne s'agit plus seulement des dispositions de droit souple à portée générale susceptibles de susciter une illégalité. Il s'agit aussi des dispositions dont les conséquences font grief aux acteurs concernés.

Pour apprécier l'intérêt à agir, le Conseil d'Etat apprécie si ces dispositions sont de nature à "produire des effets notables, notamment de nature économique" sur la situation du requérant ou s'ils sont susceptible de modifier des comportements "de manière significative". En l'espèce, la société allemande à l'encontre de laquelle l'AMF a formulé une mise en garde a enregistré une diminution brutale des souscriptions à ses produits financiers. De son côté, Numéricable a été soumise à une concurrence accrue de la part du Groupe Canal Plus. Dans les deux cas, le Conseil d'Etat admet la recevabilité des recours.

Conformément à sa pratique habituelle de l'évolution jurisprudentielle, le Conseil d'Etat commence par poser un principe nouveau, avant de l'écarter dans le cas d'espèce. Il estime ainsi que les deux actes sont licites. On observe tout de même que l'intensité du contrôle est différente selon les cas. Il exerce ainsi un contrôle minimum sur la mise en garde de l'AMF, alors qu'il exerce un contrôle normal sur la délibération de l'Autorité de la concurrence. Les motifs de ce choix ne sont pas expliqués dans les deux décisions, mais on peut penser que le juge préfère laisser un très large pouvoir discrétionnaire à l'autorité des marchés financiers, domaine extrêmement délicat à appréhender par le juge administratif. En revanche, la réglementation de l'audiovisuel lui est bien connue, puisqu'il en est le juge de droit commun. 

Derrière le contrôle du droit souple est posée, en filigrane, la question des autorités administratives indépendantes. Nul n'ignore que l'Exécutif comme le Parlement ont tendance à en multiplier le nombre, et parfois pour soustraire des pans entiers de l'action publique au contrôle du juge administratif. Au droit dur et au juge, on préfère le droit mou au fondement incertain et des "sages" parfois bien proches des secteurs qu'ils ont à contrôler. Sur ce point, on ne peut que saluer un certain retour du juge dans les paysage des autorités indépendantes.




Sur les actes des autorités indépendantes : Chapitre 3, section 3 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet.

jeudi 7 avril 2016

La modernisation de la campagne présidentielle ou la démocratie sous contrôle

Deux textes votés le 5 avril 2016, à partir de propositions parlementaires émanant de membres du Parti socialiste, ont pour objet la "modernisation de la campagne présidentielle". Le premier est une loi organique,   le second une loi ordinaire. Cette dernière autorise la Commission nationale des comptes de campagne à recruter des experts et harmonise les sanctions pénales susceptibles d'être prononcées en cas de publication de sondages "sortie des urnes" avant la fin des opérations de vote. Ces points ne sont pas négligeables, mais ils demeurent marginaux par rapport aux questions traitées par la loi organique.

Rappelons qu'une loi organique porte sur le fonctionnement des pouvoirs publics et a pour objet de mettre en oeuvre la Constitution. Elle est soumise à une procédure un peu plus rigoureuse que les lois ordinaires, qui se traduit en particulier par une condition de majorité absolue à l'Assemblée nationale dans l'hypothèse où elle doit trancher après un désaccord entre les deux assemblées, ainsi que par une saisine obligatoire du Conseil constitutionnel. Cette saisine a été effectuée par le Premier ministre le 6 avril 2016. 

Ce texte a connu un cheminement parlementaire agité et le dernier mot a été finalement donné à l'Assemblée nationale, après l'échec de la navette parlementaire. D'une manière générale, elle suscite une réaction extrêmement négative de tous les responsables des petits partis. De Philippe Poutou à Nicolas Dupont-Aignan, tous sont d'accord pour dénoncer un texte qui, à leurs yeux, rend la compagne présidentielle plus inégalitaire.

Les présentations


La première source de mécontentement réside dans une nouvelle organisation des présentations. Leur nombre n'est pas modifié et il est toujours indispensable d'obtenir 500 signatures d'élus d'au moins 30 départements différents pour pouvoir se porter candidat aux élections présidentielles. Les élus concernés sont les maires des 36 000 communes auxquels il faut ajouter les parlementaires, les conseillers régionaux et généraux ainsi que les membres de l'assemblée corse et des assemblées d'outre-mer, soit un collège potentiel d'environ 48 000 signataires. 

Ces présentations ont pour objet de réduire le nombre de candidats, en excluant les candidatures fantaisistes. La première d'entre elles est celle de Pierre Dac, qui s'était déclaré candidat en 1965, comme chef du Parti d'en rire et Président du Mouvement ondulatoire unifié (MOU), doté d'une devise très actuelle : "Les temps sont durs, vive le MOU". Depuis cette date, d'autres se sont manifestés comme Coluche ou Dieudonné, mais aucun n'a finalement conduit sa candidature à son terme. Il faut bien reconnaître que les candidatures fantaisistes ne constituent pas une menace bien inquiétante pour notre démocratie.

Dans un premier temps, ces présentations ont suscité des manoeuvres politiciennes. Les grands partis n'ont pas hésité à faire pression sur les élus locaux. N'est il pas tentant de parrainer un candidat d'opposition qui risque de mordre sur l'électorat de l'adversaire principal ? N'est-il pas tentant de signer pour le Front National  si on pense que son candidat peut empêcher le leader du parti adverse d'être présent au second tour ? 

Pour empêcher de telles manoeuvres, a été décidée la publication des signatures. Celles-ci sont transmises au Conseil constitutionnel par le candidat, et le Conseil en publie 500, par tirage au sort. Toutes les signatures ne sont donc pas publiées, loin de là, dès lors que les partis les plus importants en obtiennent un nombre bien plus élevé que le minimum exigé par la loi. La situation est différente pour les partis plus modestes,  Ils ont beaucoup de difficultés à obtenir leurs 500 signatures,  et, de fait, elles sont toutes publiées. 

Lucky Luke contre Joss Jamon. Morris et René Goscinny. 1958


La nécessaire intervention du législateur


Saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par Marine Le Pen, le Conseil constitutionnel s'est prononcé, le 21 février 2012 sur la conformité à la Constitution de ces dispositions.  Il a estimé que la publicité des parrainages ne fait que mettre en oeuvre un principe de transparence et ne saurait portait atteinte au pluralisme des courants d'opinion. A ses yeux, le principe d'égalité devant la loi n'est pas davantage mis en cause par le tirage au sort des signatures. Une personne qui a signé pour un candidat ayant obtenu juste cinq cents signatures a  pourtant 100 % de chances de voir son nom porté à la connaissance du public, et donc de ses électeurs, alors que celle qui a signé pour un candidat qui recueille des milliers de signatures a très peu de probabilité de voir son nom publié. Aux yeux du Conseil, cette différence de traitement a été voulue par le législateur dans le but de permettre un contrôle plus rapide et efficace des signatures. 

Il appartient donc au législateur, s'il le souhaite de revenir sur cette règle. Dans ses observations sur les élections de 2012, le Conseil constitutionnel l'y incitait, affirmant que "ce dispositif suscite des débats et laisse subsister une incertitude sur la possibilité de participer au premier tour du scrutin de représentants de certaines formations politiques, présentes lors de scrutins précédents, qui ont obtenu en définitive un très grand nombre de voix". L'allusion à la situation du FN est transparente, même si les succès de ce parti aux élections locales lui permettant désormais de disposer de suffisamment d'élus pour signer en faveur de sa candidate.

L'intervention législative de 2016 était donc attendue. Le parlement a fait le choix d'une transparence totale en imposant la transmission des présentations au Conseil constitutionnel par le signataire lui-même et non plus par le candidat. Ces signatures seront ensuite publiées au fur et à mesure de leur arrivée, et non plus en une fois au moment du dépôt officiel de la candidature. Certains avaient rêvé une dose de parrainages effectués directement par les électeurs, d'autres avaient souhaité le retour au secret, favorisant les petits partis. En choisissant la transparence totale, le législateur ne prend pas de risque constitutionnel. Conformément à sa décision de 2012, le Conseil décidera probablement que la transparence ne peut pas, en tant que telle, porter atteinte au pluralisme. En revanche, la question de l'inégalité de traitement des petits partis, question qui était pourtant le coeur du débat, demeure non résolue.

Le temps d'antenne


La seconde source de l'irritation des membres des petits partis réside dans l'accès aux médias audiovisuels. Dans l'état actuel du droit, les radios et les télévisions doivent assurer une exposition médiatique absolument identique entre les différents candidats pendant les cinq dernières semaines précédant l'élection. En 2012, Nicolas Dupont-Aignan et Philippe Poutou ont donc eu le même temps de parole que Nicolas Sarkozy et François Hollande durant les cinq dernières semaines.

La loi votée le 5 avril réduit cette période de stricte égalité aux deux dernières semaines avant le scrutin. Durant la période précédente dont on ne sait d'ailleurs pas quand elle commence, c'est l'équité qui doit dominer, notion qui figure dans l'article 4 du texte. Elle renvoie à l'idée que l'exposition médiatique de chaque parti doit être proportionnée à son audience. Aux termes de la loi, il appartiendra au CSA de veiller à ce traitement "équitable", à partir de la représentativité de chaque candidat et de sa "contribution à l'animation du débat électoral".

La représentativité de chaque candidat sera donc appréciée par le CSA à partir de deux critères. D'une part, ses résultats aux élections précédentes, critère qui repose sur une analyse du passé et non pas du présent. D'autre part, les sondages utilisés pour apprécier l'état actuel de l'opinion. Cette confiance accordée aux sondages peut surprendre, du moins si l'on considère les erreurs relativement nombreuses qu'ils ont faites sur les résultats estimés de certaines consultations électorales. Surtout, le législateur confère aux sondages un rôle tout-à-fait extraordinaire : il ne sont plus le reflet, toujours imparfait, de l'opinion, mais l'instrument utilisé pour créer l'opinion. Ce ne sont plus les médias qui suivent l'élection, mais l'élection qui suit les médias.

Reste évidemment la notion d'"animation du débat électoral", dont on ne voit pas quel pourrait être le contenu juridique. Cela signifie-t-il que le CSA pourra considérer que tel candidat aux qualités de tribun est plus amusant que tel autre, légèrement bègue ? On espère que l'interprétation n'ira pas jusque là, mais, à dire vrai, on n'en sait rien. 

La question de la constitutionnalité d'une telle disposition est évidemment posée. La notion d'"animation du débat électoral" pourrait être  considérée comme emportant une atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi. Dans plusieurs décisions, et notamment celle du 28 décembre 2011, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que ce principe impose au législateur d'adopter "des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques".

De manière plus évidente, le principe d'égalité devant la loi peut être invoqué. Nul n'ignore qu'il trouve son origine dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, son article 6 affirmant que "la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". Le Conseil constitutionnel affirme néanmoins qu'une rupture d'égalité peut intervenir par la voie législative, dès lors qu'il s'agit de "régler de façon différente des situations différentes". En l'espèce, les petits partis ne sont pas dans une situation différente de celle des grands partis, du moins au regard de la campagne aux élections présidentielles. Le Conseil constitutionnel affirmera-t-il que l'indication d'un sondage suffit à constituer une "situation différente" au sens juridique du terme ? Intéressante question, dont on attend la réponse avec impatience.