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mardi 1 décembre 2015

L'état d'urgence, quinze jours après

L'état d'urgence est en vigueur depuis le 14 novembre 2015. Il a été prorogé pour trois mois par la loi du 20 novembre 2015. Après deux semaines d'application, certains crient déjà à la dictature et déploient leur mobilisation militante dans la presse et les réseaux sociaux. Elle a au moins l'avantage de montrer que la liberté d'expression n'est pas entravée et que ceux qui l'exercent ne courent aucun danger. Cette agitation a donc quelque chose de rassurant au regard de l'Etat de droit.

Parlons précisément de l'Etat de droit. Nous disposons, pour le moment, de quelques éléments sur la mise en oeuvre de la loi du 20 novembre 2015. Ils sont extrêmement peu nombreux, constitués par des circulaires d'application et par les toutes premières décisions rendues, sur procédure d'urgence, par les tribunaux administratifs. Tous ces éléments doivent être appréciés avec une extrême prudence, tant il est vrai qu'ils sont parcellaires et peut-être destinés à être remis en cause par les décisions intervenant en appel et au fond. Ils concernent, pour le moment, les deux procédures les plus caractéristiques de l'actuel état d'urgence, l'assignation à résidence et la perquisition.

L'assignation à résidence : premières décisions

 

Les premières décisions rendues par les tribunaux administratifs sont mal connues, tout simplement parce que les sites de ces juridictions administratives sont actualisés avec beaucoup de retard, quand ils le sont. Les seules décisions actuellement accessibles sont donc les deux ordonnances de référé rendue par le tribunal administratif de Paris le 27 novembre 2015

Rappelons que les procédures d'urgence utilisées sont celles du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale". Encore faut-il que la mesure d'urgence prononcée par je juge soit justifiée par une situation d'urgence caractérisée. 

Dans les deux affaires soumises au tribunal administratif de Paris, celui-ci ne se prononce pas sur la condition d'urgence. Il n'en a pas besoin, dès lors que la condition de fond n'est pas remplie. Aux yeux du juge des référés, le ministre n'a pas commis d'illégalité manifeste en décidant l'assignation à résidence des intéressés.

Le juge s'appuie sur la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015. Elle énonce que l'assignation à résidence peut être prononcée dans un lieu fixé par le ministre de l'intérieur à l'égard d'une personne, dès lors "qu'il existe des raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Le juge va donc regarder si l'assignation à résidence est une mesure manifestement excessive par rapport à la menace que représentent les deux requérants pour l'ordre public. 

Dans le premier cas, la défense repose sur l'idée que l'obligation de pointage trois fois par jour qui lui est imposée porte une atteinte excessive à sa liberté de circulation, à sa liberté d'entreprendre et à son droit de travailler. Le requérant est en effet président d'une association dont l'objet est de venir en aide aux familles de détenus musulmans. Le juge observe cependant que la note des services de renseignement sur ses activités n'est pas réellement contestée. Or, elle donne un tout autre visage du requérant impliqué en 2007 dans une filière d'acheminement en Syrie de membres d'Al Qaida et utilisant son association pour recruter des combattants islamistes en milieu carcéral. 

Le second cas est un peu différent, dans la mesure où le requérant invoque l'inexactitude des faits qui lui sont reprochés. En effet, le requérant a été condamné, en 2013, à une peine de trois années d'emprisonnement pour son implication dans une filière terroriste malienne, mais il n'a jamais été incarcéré, contrairement à ce qu'affirme l'arrêté d'assignation à résidence. Le juge estime que cette erreur matérielle est la conséquence d'une demande d'aménagement de la peine qui devait être jugée en janvier 2016. Elle ne concerne en rien la réalité de la condamnation pénale. Sur le fond, la situation est donc identique, d'autant que ce second requérant est soupçonné de vouloir organiser son départ vers la Syrie. 

D'une manière générale, le juge reprend donc à son compte les motifs donnés par l'administration. Ce n'est pas surprenant si l'on considère que ces éléments de fait proviennent des fiches "S" établies par les services de renseignement. Sauf à imaginer un gigantesque complot dans lequel seraient impliqués les services de renseignement, le ministre de l'intérieur visant à assigner à résidence des personnes sans aucun lien avec des activités, cette fiche "S" constitue donc, indirectement, le fondement essentiel de ces deux décisions. 

Indirectement, car nul n'ignore que, dans notre système juridique, le secret de défense nationale est opposable au juge. Ce qui signifie que le tribunal statue sur le fondement d'un dossier fourni par l'administration et établi à partir de la fiche "S". Il ne dispose pas directement de cette fiche. Toutefois, dans l'hypothèse où les justifications fournies lui paraîtraient sommaires ou peu convaincantes, il pourrait toujours ressortir l'ancienne jurisprudence Coulon du 11 mars 1955. Il demanderait alors au ministre de l'intérieur "tous éclaircissements" nécessaires à son appréciation. Et si ces éléments ne lui sont pas fournis, rien ne lui interdit de rendre alors une décision suspendant ou annulant l'assignation à résidence. 

Certes, on préférerait que le juge administratif puisse avoir accès aux pièces classifiées, mais cette prohibition n'a rien à voir avec l'état d'urgence. En outre, la jurisprudence Coulon constitue un moyen de pression non négligeable sur l'administration. L'assignation à résidence n'est donc pas en dehors de l'Etat de droit, dès lors que le contrôle du juge s'exerce finalement dans les conditions du droit commun.


L'Affaire Tournesol. Hergé. 1956

Les perquisitions : la circulaire "Pepper Grill"


Dans le cas des perquisitions, l'analyse est plus délicate car les juges ne se sont pas encore prononcés, du moins à notre connaissance. Or, le Premier ministre a annoncé, le 1er décembre, que plus de 2000 perquisitions avaient eu lieu depuis le 13 novembre, suscitant plus de 250 procédures judiciaires et 210 gardes à vue. Envisagée sur un strict plan quantitatif, la procédure ne semble donc pas se heurter à des difficultés sérieuses.

Il n'en demeure pas moins que la presse s'est fait l'écho de perquisitions pour le moins étranges, notamment celle effectuée dans un restaurant Pepper Grill de Saint Ouen l'Aumône. Il semble que des portes aient été cassées alors qu'il suffisait de les ouvrir, et qu'aucun contrôle d'identité n'ait été effectué alors même que l'ordre de perquisition mentionnait la recherche de "personnes, armes et objets liés à des activités terroristes". 

Pour éviter ce type de dérapage, le ministre de l'intérieur a diffusé auprès des préfets une circulaire du 25 novembre 2015, rappelant les principes généraux gouvernant la pratique des perquisitions, et précisant que "l'état d'urgence n'est en aucune façon une dérogation à l'Etat de droit". Il reprend ainsi les principes du droit commun des perquisitions, notamment le respect des biens et des personnes. Plus précisément, il affirme que la perquisition doit reposer sur des éléments objectifs, "le critère déterminant étant les raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement menace l'ordre ou la sécurité publics".

La circulaire insiste enfin sur l'articulation entre les procédures administrative et judiciaire. Une perquisition administrative se transforme, en effet, en perquisition judiciaire de droit commun dès qu'un objet est saisi. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la loi prévoit la présence d'un officier de police judiciaire pendant toute la procédure. 

Cette circulaire aurait sans doute pu intervenir plus tôt, mais sa lecture montre, là encore, un rappel des principes qui sont ceux du droit commun. 

On pourra évidemment objecter que la perquisition comme l'assignation à résidence reposent  sur la recherche et le contrôle de personnes dont on a "des raisons de penser" que le "comportement menace l'ordre ou la sécurité publique". Cette formulation est imprécise et il appartiendra au juge administratif d'en définir les contours. 

Il pourrait s'inspirer, sur ce point, du délit d'association de malfaiteurs en liaison avec une activité terroriste, figurant dans l'article 421-2-1 du code pénal, disposition qui a manifestement inspiré le pouvoir réglementaire, puis le législateur décidant la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Ce délit a pour objet de prévenir les attentats en arrêtant ceux qui les préparent, au moment où des actes préparatoires suffisamment graves ont été commis, mais où l'irréparable n'a pas encore eu lieu. Dans ce cas, l'infraction ne réside pas dans les "actes" commis par l'individu, mais sur son comportement général, sur ses fréquentations, sur les sites internet qu'il consulte, sur les éventuelles activités préparatoires en vue d'un éventuel attentat. Ce délit existe depuis la loi du 22 juillet 1996, et les juges en ont fait une application raisonnable qui n'a pas suscité de contestation particulière. Là encore, le contrôle de l'état d'urgence peut donc être effectué selon des principes issus du droit commun.

L'analyse juridique conduit ainsi à relativiser la menace, non pas la menace terroriste qui reste très présente, mais celle de dictature. Cela ne signifie pas que tout excès soit exclu, mais on ne doit pas sous-estimer le contrôle du juge, celui du parlement et, bien entendu, ceux de la presse et des réseaux sociaux. Il est tout de même bien rare de voir une dictature tolérer tant de contre-pouvoirs...




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