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samedi 5 décembre 2015

L'accès à You Tube, élément de la liberté d'expression

Le 1er décembre 2015, la Cour européenne a rendu un arrêt Cengiz et autres c. Turquie consacrant l'accès à You Tube comme un élément de la liberté d'expression.

Les trois requérants, Serkan Cengiz, Yaman Akdeniz et Kerem Altiparmak enseignent tous les disciplines juridiques dans les Université d'Ismir, Istanbul et Ankara. Ils utilisaient régulièrement You Tube pour diffuser et prendre connaissance des travaux de différents colloques, accéder à des conférences organisées sur leurs sujets d'études, partager des fichiers vidéo etc... 

Cette pratique a été brutalement interrompue par une décision juridictionnelle du tribunal d'instance d'Ankara qui, le 5 mai 2008, ordonna le blocage de You Tube. Il s'appuyait sur une loi turque du 4 mai 2007 relative à la régularisation des publication sur internet et à la lutte contre les infractions commises sur internet. Elle permet le blocage des sites dont le contenu est illicite au regard de la loi turque. De manière plus précise, était invoquée une loi du 25 juillet 1951 qui punit de trois ans d'emprisonnement "quiconque injurie ou insulte explicitement la mémoire d'Ataturk". Ayant trouvé sur You Tube une dizaine de vidéos insultant Ataturk, le tribunal décide d'interdire purement et simplement l'accès à You Tube.

L'accès au portail vidéo est resté inaccessible du 5 mai 2008 au 30 octobre 2010, date à laquelle l'accès à You Tube fut rétabli par les autorités turques. Dans un arrêt du 29 mai 2014, la Cour constitutionnelle turque, s'appuyant sur les dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme, annula finalement la décision de blocage. La décision Cengiz et autres c. Turquie n'a donc plus d'autre intérêt que juridique. La Cour européenne déclare en effet que l'accès à You Tube relève directement de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

La qualité de victime


Les requérants ont, en effet, été déboutés par les tribunaux turcs au motifs qu'ils n'étaient pas les destinataires directs de la décision de blocage. S'appuyant sur l'arrêt  Akdeniz c. Turquie du 11 mars 2014, elle estime en effet que les requérants ne sont pas parties à l'affaire qui a conduit au blocage de You Tube, en raison de la présence de dix vidéos portant atteinte à la mémoire d'Ataturk. 

Il n'en demeure pas moins que la jurisprudence citée n'est tout de même pas tout à fait identique à la présente affaire. Dans l'arrêt Akdeniz, les juges turcs ont décidé le blocage du site Myspace.com au motif qu'il diffusait des oeuvres musicales sans respecter les droits d'auteur. L'atteinte à la liberté d'expression est donc justifiée par la protection de la propriété intellectuelle. On pouvait donc estimer que le requérant, simple usager de Myspace.com n'était qu'une victime indirecte de la mesure, d'autant qu'il écoutait et téléchargeait des enregistrements illicites. 

Dans l'affaire Cengiz et autres, la Cour n'hésite pas à considérer que les requérants sont des victimes directes de l'interdiction d'accès à You Tube. Elle se livre, pour cela, à une appréciation très concrète de leur situation, observant notamment qu'ils utilisent cette plateforme à des fins professionnelles. Bien plus, la Cour reconnait que  "les informations politiques ignorées par les médias traditionnels ont souvent été divulguées par le biais de You Tube, ce qui a permis l'émergence d'un journalisme citoyen".  Cette formulation contient une critique à peine dissimulée des médias traditionnels qui ne pratiquent que fort modestement le journalisme d'investigation, et un hommage à internet qui vient combler cette lacune. De fait, la Cour reconnaît que, "compte tenu de son accessibilité et de son impact potentiel", il n'existait, pour les requérants, aucun équivalent à You Tube. Ils sont donc les victimes directes de la décision de blocage de cette plateforme qui constitue effectivement une atteinte à la liberté d'expression.


Statue équestre d'Ataturk


Une ingérence dépourvue de base légale


La Cour doit ensuite se prononcer sur le caractère justifié ou non de l'ingérence.  Aux termes de l'article 10 de la Convention européenne, celle-ci est justifiée si elle est "prévue par la loi", "inspirée par un ou des buts légitimes" et "nécessaire dans une société démocratique".

En l'occurrence, la Cour considère que l'ingérence n'est pas "prévue par la loi". Une telle décision semble surprenante, et il convient de noter à ce propos l'opinion du juge Lemmens qui constate qu'une loi turque du 4 mai 2007 confère un fondement légal au blocage des sites internet illicites. Aux yeux de la majorité de la Cour, ce texte n'est cependant pas conforme au principe de lisibilité et de prévisibilité de la loi. 

Elle s'appuie sur sa jurisprudence Ahmet Yildirim c. Turquie du 18 décembre 2012, décision intervenue à propos du blocage de l'hébergeur de sites développé par Google, au motif que, là encore, quelques pages de ces sites portaient atteinte à la mémoire d'Ataturk. En l'espèce, la Cour a considéré que la loi du 4 mai 2007 n'autorise pas l'interdiction de l'ensemble des sites hébergés par un fournisseur à cause du contenu de l'une des pages de ces sites. Dès lors que la loi de 2007 ne saurait utiliser une mesure aussi disproportionnée par rapport aux intérêts en cause, aux effets colatéraux si importants pour les internautes, la Cour en déduit que le blocage général et absolu est dépourvu de fondement légal. 

Il n'est donc pas nécessaire, en l'espèce, de vérifier si l'ingérence poursuit un "but légitime" ou est "nécessaire dans une société démocratique", dès lors qu'elle n'est tout simplement "pas prévue par la loi". 

La décision est habile, car elle évite à la Cour de se prononcer sur la loi turque qui interdit de porter atteinte à la mémoire d'Ataturk et, par la même, de revenir sur le sujet sensible des lois mémorielles. En même temps, elle lui permet, alors que la décision n'a plus aucun enjeu concret, d'affirmer clairement qu'internet est un espace de liberté d'expression, au même titre que la presse écrite ou audiovisuelle. La précision n'est pas inutile au moment précis où on entend le leader du parti "Les Républicains" affirmer que "quand on consulte des images de pédophilie, on est un pédophile, quand on consulte des images de djihadistes, on est un djihadiste."

Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel de libertés publiques sur internet.

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