Le projet de loi constitutionnelle de protection de la nation a été présentée au conseil des ministres du 23 décembre 2015. C'est seulement à cette date que son texte a été rendu public et c'est depuis cette date qu'il est possible d'en débattre en connaissance de cause, après avoir soigneusement écarté les discours plus ou moins fantaisistes qui ont proliféré durant ces dernières semaines. A dire vrai, le texte ne comporte que deux articles et se caractérise par une grande simplicité.
La constitutionnalisation de l'état d'urgence
L'article 1er vise à introduire dans la Constitution un nouvel article 36-1 qui constitutionnalise l'état d'urgence sans le modifier : "L'état d'urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique".
Le texte est exactement celui de l'article 1er de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, à deux détail près. Le premier est la référence à la déclaration "en conseil des ministres" plus conforme à l'article 13 de la Constitution de 1958 qui confère au Président de la République la compétence pour signer "les décrets délibérés en conseil des ministres". Rappelons qu'en 1955, la IVè République ignorait le pouvoir réglementaire autonome. Pour les mêmes motifs d'adaptation au droit actuel, le projet prévoit de déclarer l'état d'urgence "sur tout ou partie du territoire de la République", formulation moins datée que celle de la loi de 1955 qui se référait un "territoire métropolitain" lié à l'existence d'une puissance coloniale.
L'exposé des motifs affirme que l'intérêt essentiel de ce nouvel article 36-1 est d'offrir un fondement constitutionnel aux mesures de police administrative prises durant l'état d'urgence. C'est sans doute vrai, mais on constate aussi une volonté de permettre au législateur d'encadrer les compétences exceptionnelles exercées par l'Exécutif.
Le projet annonce ainsi un nouveau texte législatif, sans doute une loi organique, qui dressera la liste des mesures susceptibles d'être prises pendant l'état d'urgence. La démarche est identique à celle de la loi de 1955 qui procède à une telle énumération. C'est ainsi que le décret du 14 novembre 2015 mettant en oeuvre l'actuel état d'urgence écartait l'article 11 alinéa 2 de la loi de 1955 autorisant les atteintes à la
liberté d'expression. Ces dispositions n'ont pas davantage été reprises dans la loi du 20 novembre 2015 prorogeant l'état d'urgence.
De même, le législateur est compétent pour définir la durée de l'état d'urgence, après la période de douze jours durant lesquels il peut avoir un fondement réglementaire. Dans son avis, le Conseil d'Etat affirme que la loi peut proroger l'état d'urgence au-delà d'une seule fois, même si "ces renouvellements ne devront pas se succéder indéfiniment". Il appartiendra au législateur d'apprécier à chaque renouvellement si les conditions de fond sont toujours réunies. Ces examens successifs donnent au législateur un pouvoir accru par rapport au texte de 1955 qui énonçait que la loi de prorogation fixait la "durée définitive" de l'état d'urgence. La prorogation législative ne pouvait donc intervenir qu'à la suite d'une nouvelle période de douze jours décidée par l'Exécutif.
Le projet de révision renonce finalement à une disposition qui figurait dans l'avant projet transmis au Conseil d'Etat. Pour reprendre la formule de ce dernier, il mettait en place un régime qui, "sans être l'état d'urgence, le prolongeait temporairement en lui empruntant certains traits". L'idée était de pouvoir maintenir en vigueur, après la fin de l'état d'urgence, les mesures individuelles prises sur son fondement, dès lors que subsistait un risque d'attentat terroriste. Pour les même motifs, de nouvelles mesures de police administrative d'ordre général comme les interdictions de manifestation ou de circulation pouvaient être prises. Dans son avis, le Conseil d'Etat a fait observer, fort justement, que des résultats identiques pouvaient être obtenus, soit en prorogeant l'état d'urgence, soit en prenant des mesures de droit commun de la police administrative.
L'abandon de l'état d'urgence... après l'état d'urgence
Le projet de révision renonce finalement à une disposition qui figurait dans l'avant projet transmis au Conseil d'Etat. Pour reprendre la formule de ce dernier, il mettait en place un régime qui, "sans être l'état d'urgence, le prolongeait temporairement en lui empruntant certains traits". L'idée était de pouvoir maintenir en vigueur, après la fin de l'état d'urgence, les mesures individuelles prises sur son fondement, dès lors que subsistait un risque d'attentat terroriste. Pour les même motifs, de nouvelles mesures de police administrative d'ordre général comme les interdictions de manifestation ou de circulation pouvaient être prises. Dans son avis, le Conseil d'Etat a fait observer, fort justement, que des résultats identiques pouvaient être obtenus, soit en prorogeant l'état d'urgence, soit en prenant des mesures de droit commun de la police administrative.
La déchéance de la nationalité : une possibilité offerte au législateur
L'article 2 du projet de révision est plus difficile à lire, car il se borne à modifier, modestement, l'article 34 de la Constitution, celui qui définit le domaine de la loi. Contrairement à ce qui est affirmé dans beaucoup de médias et même par certains juristes qui ont peut-être oublié de lire le projet, ce dernier ne prévoit pas la déchéance de la nationalité. Il permet seulement au législateur d'élargir le champ de la déchéance de la nationalité dans le droit positif.
Sur le plan technique, le projet modifie le troisième alinéa de l'article 34 de la Constitution, selon lequel "la loi fixe les règles concernant la nationalité", en ajoutant simplement : "y compris les conditions dans lesquelles une personne née française qui détient une autres nationalité peut être déchue de la nationalité française lorsqu'elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation". Par voie de conséquence, l'alinéa relatif à la compétence législative pour fixer les règles relatives à "l'état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et les libéralités" est modifié, pour en retirer la référence à la nationalité.
Le projet de révision offre ainsi au législateur un fondement constitutionnel lui permettant de voter une loi relative à la déchéance de nationalité. Dans ces conditions, les protestations entendues ici et là contre une violation de l'état de droit peuvent surprendre. La décision n'est-elle pas finalement laissée à l'appréciation des représentants du peuple souverain ?
Serge Poliakoff. Bleu blanc rouge. 1962 |
Les personnes visées par la déchéance
Un tel renvoi au législateur est parfaitement logique, si l'on considère que la loi, et plus particulièrement le code civil dans son article 25 al. 1, prévoit déjà la déchéance de la nationalité française. Elle est prononcée par décret pris après avis conforme du Conseil d'Etat à l'égard des personnes condamnées pour un crime ou un délit "constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation". Dans l'état actuel du droit, cette disposition ne peut concerner que des personnes ayant la nationalité française par acquisition. Le projet de révision permet ainsi au législateur de l'étendre aux personnes nées françaises, dès lors qu'elles ont une double nationalité. Dans son avis, le Conseil d'Etat rappelle en effet que la déchéance de la nationalité ne doit pas avoir pour conséquence de rendre l'intéressé apatride, principe figurant d'ailleurs dans l'article 25 du code civil.
Rappelons que les motifs du projet indiquent clairement que la déchéance de nationalité envisagée est une sanction liée à une condamnation pénale. Elle n'est donc pas directement liée à celle qui figure dans l'article 23-7 du code civil, qui concerne l'étranger qui "se comporte en fait comme le national d'un pays étranger" et dont il est possible de constater, également par décret en Conseil d'Etat, qu'il a perdu la qualité de Français.
Rappelons que les motifs du projet indiquent clairement que la déchéance de nationalité envisagée est une sanction liée à une condamnation pénale. Elle n'est donc pas directement liée à celle qui figure dans l'article 23-7 du code civil, qui concerne l'étranger qui "se comporte en fait comme le national d'un pays étranger" et dont il est possible de constater, également par décret en Conseil d'Etat, qu'il a perdu la qualité de Français.
La nécessaire constitutionnalisation
Reste tout de même une question essentielle : Pourquoi introduire dans l'article 34 une référence à la déchéance de la nationalité, dès lors qu'il énonce déjà que les règles de la nationalité relèvent du domaine de la loi ?
Le Conseil d'Etat, dans son avis, met en garde les auteurs du projet de révision contre le risque d'inconstitutionnalité qui serait induit par l'absence d'une telle mention. Contrairement à ce qui a parfois été affirmé, ce risque ne réside pas dans une violation éventuelle du principe d'égalité. Dans sa décision du 16 juillet 1996, le Conseil constitutionnel a déjà jugé que « le législateur a
pu, compte tenu de l'objectif tendant à
renforcer la lutte contre le terrorisme, prévoir
la possibilité, pendant une durée limitée, pour l'autorité
administrative de déchoir de la nationalité française ceux
qui l'ont acquise, sans que la différence de
traitement qui en résulte viole le principe d'égalité". Ce principe a été réaffirmé très récemment dans la décision Ahmed S. rendue sur QPC le 15 janvier 2015.
Ecartant le principe d'égalité qui n'est évidemment pas en cause, le Conseil d'Etat se réfère, un peu étrangement, à "un éventuel principe fondamental reconnu par les lois de la République interdisant de priver les Français de naissance de leur nationalité". A dire vrai, on ne voit pas bien quelle "loi de la République" pourrait être invoquée à l'appui d'un tel principe. Le Conseil d'Etat, anticipant sans doute cette critique, nuance immédiatement son propos en affirmant, dans une formule soigneusement alambiquée qu'"à supposer que les conditions de reconnaissance d'un tel principe soient réunies, cette circonstance ne suffirait pas à le reconnaître". Autant dire qu'il ne pense pas que le Conseil constitutionnel pourrait créer une tel principe, mais que néanmoins la prudence s'impose.
Recherchant un terrain plus solide, le Conseil d'Etat trouve finalement le fondement de la constitutionnalisation dans les droits de la personne. Il rappelle que toute atteinte aux droits fondamentaux de la personne par une loi ordinaire fait l'objet d'un contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel. Le risque d'une éventuelle censure n'est donc pas entièrement écarté. La mention de la déchéance de la nationalité dans l'article 34 offre ainsi un fondement constitutionnel qui permet d'échapper à ce contrôle de proportionnalité.
Ecarter le contrôle des juridictions européennes
La constitutionnalisation de la déchéance de nationalité permet également d'écarter le risque contrôle émanant de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ou de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).
Dans le cas de la CJUE, il convient d'abord d'observer que les règles relatives à l'acquisition et la perte de nationalité relèvent des Etats membres. La Cour ne pourrait donc être amenée à se prononcer que sur les motifs d'intérêt général et sur le caractère proportionné à la menace du droit français. Dès lors que la déchéance ne s'applique qu'à des personnes déjà condamnées pour des faits liés au terrorisme, la censure devient donc extrêmement peu probable. Il n'empêche que l'existence même d'un contrôle de proportionnalité n'est pas exclue.
Quant à la CEDH, elle ne pourrait se prononcer que sur les décisions individuelles de déchéance de nationalité. Là encore, la constitutionnalisation permet d'écarter une éventuelle censure sur le fondement de l'article 8 qui garantit le droit à la vie privée et familiale, ou sur celui de l'article 3 dans l'hypothèse où la mesure prise exposerait l'intéressé à un traitement inhumain et dégradant dans l'Etat dont il aurait conservé la nationalité. Il est évident que les rédacteurs du projet de révision n'ont pas oublié l'arrêt Daoudi c. France du 3 décembre 2009, dans lequel la Cour européenne s'est opposée à l'éloignement d'un Djihadiste vers l'Algérie, au motif qu'il risquait des traitements inhumains et dégradants dans son pays d'origine.
Le projet de révision permet ainsi d'écarter non pas la censure des juridictions européennes, censure peu probable, mais le contrôle même de proportionnalité qu'elles ont considérablement développé dans les années récentes. Sur ce point, le projet de révision témoigne d'une volonté des autorités de l'Etat de conserver une maîtrise totale de décisions qui reposent directement sur la notion de souveraineté. Cette attitude n'est pas spécifiquement française, et il faut reconnaître qu'elle tend à se développer dans les Etats du Conseil de l'Europe. On peut y adhérer, ou pas. Mais la hiérarchie des normes, telle qu'elle existe dans notre système juridique, garantit la suprématie de la Constitution. C'est exactement ce que recherchent les auteurs du projet.