Dans un arrêt du 10 novembre 2015 Dieudonné M'Bala M'Bala c. France, la Cour européenne des droits de l'homme juge irrecevable le recours de Dieudonné contre sa condamnation à 10 000 € d'amende pour "injure publique envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée", infraction prévue par l'article 23 de la loi du 29 juillet 1881.
Les faits à l'origine de la condamnation ne sont pas contestés. Le 26 décembre 2008, lors de son spectacle au Zénith, Dieudonné avait fait monter sur scène Robert
Faurisson, universitaire négationniste plusieurs fois condamné pour
incitation à la haine raciale et contestation de crimes contre
l'humanité. Dieudonné le fait applaudir par le public et lui fait
remettre un "prix de l'infréquentabilité" par un acteur revêtu d'un
pyjama rayé sur lequel était cousue une étoile jaune. La justice a donc été saisie et huit associations spécialisées dans la lutte contre le racisme et l'antisémitisme se sont portées parties civiles. Elles ont toutes obtenu un euro symbolique de dommages et intérêts.
Sur le fond, la condamnation de Dieudonné ne mérite guère que l'on s'y attarde. Il ne fait aucun doute que le délit d'"injure publique envers une personne ou un groupe de personnes en
raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non
appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion
déterminée" est constitué. La Cour européenne, quant à elle, refuse de se prononcer sur les éléments constitutifs de l'infraction, dès lors qu'il n'appartient qu'aux tribunaux internes d'interpréter et d'appliquer le droit national (par exemple : CEDH, 23 septembre 1998, Lehideux et Isorni c. France).
Une décision d'irrecevabilité
L'arrêt de la Cour présente néanmoins un grand intérêt, car il s'agit d'une décision d'irrecevabilité, ce qui signifie que la Cour refuse, du moins officiellement, de statuer au fond. Elle applique l'article 35 de la Convention européenne qui l'autorise à déclarer irrecevable toute requête "manifestement incompatible avec les dispositions de la Convention".
Dans le cas présent, la Cour s'appuie sur l'article 17 de la Convention qui interdit l'abus de droit. Il est rédigé en ces termes : "Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant (...) un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention (...)". Dès son arrêt Lawless c. Irlande du 1er juillet 1961, la Cour a ainsi estime que nul ne peut se prévaloir des dispositions de la Convention pour violer les droits et libertés qu'elle garantit.
Le discours de haine
Plus tard, dans l'arrêt Lehideux et Isorni c. France, la Cour est passée des "droits" aux "valeurs qui sous-tendent" la Convention. Dans l'affaire Garaudy c. France du 7 juillet 2003, elle a considéré que l'auteur d'un ouvrage négationniste ne pouvait invoquer l'article 10 de la Convention garantissant la liberté d'expression, dès lors que son ouvrage allait à l'encontre des "valeurs fondamentales de la Convention". Ces décisions constituent la base de la jurisprudence sur le "discours de haine". Elle repose sur l'idée qu'un propos haineux constitue une négation des valeurs de la Convention et qu'il doit donc être exclu de sa protection.
Cette jurisprudence est désormais largement appliquée, et pas seulement en matière de négationnisme. Dans son arrêt Norwood c. Royaume-Uni du 16 novembre 2004, la Cour a ainsi exclu de la garantie de l'article 10 un membre du Parti national britannique qui avait posé sur sa fenête une photo des Twin Towers en flamme accompagné d'une phrase : "Islam dehors - Protégeons le peuple britannique". La Cour a considéré que cette attaque véhémente établissant un lien entre une communauté religieuse et un acte terroriste allait à l'encontre des valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination proclamées par la Convention. Elle a donc jugé le recours irrecevable.
Dans l'affaire Dieudonné, la Cour déclare donc le recours irrecevable, au motif que le requérant ne peut se prévaloir de la liberté d'expression. Cette décision suscite les applaudissements de ceux qui cherchent dans la liberté autre chose qu'elle même et se réjouissent d'une nouvelle condamnation de Dieudonné. Ils oublient cependant de se demander pourquoi le juge n'a pas statué au fond.
Liberté. Bram Bogard 1991 |
Le refus de statuer au fond
Si l'on étudie la jurisprudence, et la Cour l'admet elle-même dans son communiqué de presse, l'irrecevabilité de l'article 17 n'a, jusqu'à présent, été appliquée qu'à des propos explicites et directs, ne nécessitant aucune interprétation de la Cour. Tel était le cas des textes écrits sanctionnés dans les affaire Isorni et Lehideux c. France (un article publié dans Le Monde), Garaudy c. France (un livre), Norwood c. Royaume-Uni (une affiche). Dans ces trois cas, la Cour n'avait aucunement à interpréter les faits.
Dans l'arrêt Dieudonné, la situation est un peu différente. Certes, le contenu négationniste, et particulièrement affligeant, de la comédie imaginée par le requérant ne fait aucun doute. Mais ses avocats invoquent la liberté d'expression en se fondant notamment sur la jurisprudence du 25 janvier 2007 Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche du 25 janvier 2007. Celle-ci affirme que la protection conférée par l'article 10 de la Convention, c'est-à-dire la liberté d'expression, s'applique à "la satire, qui est une forme d'expression artistique et de commentaire social qui, de par l'exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter".
Le moyen n'est pas traité à la légère par la Cour européenne qui considère que faire monter Robert Faurisson sur scène transformait le spectacle en meeting politique, notant au passage la présence, parmi les spectateurs, de Jean-Marie Le Pen. Certes, on peut adhérer au raisonnement tenu par la Cour, mais le fait même qu'elle tienne ce raisonnement montre qu'elle pénètre dans l'interprétation des faits. Alors pourquoi en déduire une irrecevabilité de la requête ? N'aurait-elle pu déclarer la requête recevable, pour ensuite la rejeter ? Le sort de Dieudonné n'aurait pas été différent, et la construction juridique de la décision aurait été plus satisfaisante.
Ceux qui aiment la liberté pour ce qu'elle est regretteront certainement que la question de la liberté
d'expression soit considérée comme indigne d'une analyse plus approfondie. On a désormais le
sentiment que le discours de haine n'est plus un élément à prendre en
compte pour écarter la liberté d'expression.
Il est désormais un obstacle à l'invocation même de la liberté
d'expression, ce qui est nettement plus grave.
Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel de libertés publiques sur internet
Sur l'affaire Dieudonné : Chapitre 2 section 1 du manuel de libertés publiques sur internet
Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel de libertés publiques sur internet
Sur l'affaire Dieudonné : Chapitre 2 section 1 du manuel de libertés publiques sur internet
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