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mardi 8 septembre 2015

Le recours contre un décret non publié ou comment concilier secret défense et contradictoire

Le 1er juillet 2015, l'Obs publiait un article faisant des "révélations sur un vaste plan de la DGSE pour intercepter les communications internationales", et plus particulièrement celles qui transitent par des fibres optiques, via des cables sous-marins. Le journal mentionnait l'existence d'un décret de 2008,  non publié car classé "Très secret Défense" et autorisant des interceptions sur les câbles à l'endroit où ils arrivent sur le territoire français. 

Trois associations La Quadrature du Net, French Data Network, et la Fédération des fournisseurs d'accès à internet associatifs ont annoncé le 3 septembre avoir déposé devant le Conseil d'Etat un recours contestant la légalité de ce décret et demandant au juge des référés la suspension de son exécution. 

Absence d'illégalité de principe


Contrairement à ce que l'on pourrait penser, un décret non publié n'est pas, en soi, illégal. Certes, on a raison de se méfier des textes secrets. Depuis l'affaire Dreyfus, chacun sait qu'une condamnation ou une sanction reposant sur une pièce secrète n'a pas grand-chose à voir avec le droit à un juste procès. En l'espèce, la situation est bien différente, car le texte contesté est un règlement, c'est-à-dire une mesure d'ordre général et non pas une décision individuelle. Il ne fait donc pas directement grief à une personne. La situation serait différente si une personne sa plaignait d'une interception de sécurité décidée sur le fondement du décret classifié, à la condition que cette écoute ait produit des effets de droit, par exemple des poursuites judiciaires. Encore faudrait-il, et c'est bien le problème, que l'intéressé connaisse l'existence du décret pour pouvoir contester la mesure prise sur son fondement.

Secret défense v. Publication


Un texte couvert par le secret de la défense ne peut être publié sans emporter une violation de ce secret. Dans le cas présent, les requérants font état d'un article de L'Obs mentionnant un texte de 2008. Ils n'en connaissent pas la date et ne l'ont pas vu. C'est d'ailleurs fort heureux pour eux car, dans le cas contraire, ils pourraient être poursuivis sur le fondement de l'article 413-11 du code pénal qui interdit de détenir et/ou de porter à la connaissance du public des informations couvertes par le secret de la défense nationale. Les contrevenants risquent une peine de cinq années de prison et 75000 € d'amende.

Les requérants sont donc confrontés à une question bien délicate, celle de l'existence même du décret. Ils la déduisent du fait que le gouvernement n'ait pas démenti son existence après l'article de l'Obs.  Ce raisonnement est  dépourvu de fondement juridique, tout simplement parce que le secret défense s'étend à son existence même. Autrement dit, affirmer qu'une pièce couverte par le secret n'existe pas, c'est déjà violer le secret. Dans cette hypothèse, seul le silence des agents concernés est conforme à l'obligation de respect du secret défense qui leur est imposée par la loi.

Il est vrai que l'article 26 de la loi du 6 janvier 1978 sur l'informatique et des libertés prévoit qu'un décret en Conseil d'Etat, publié celui-là, doit formellement dispenser de publication l'acte réglementaire qui crée un fichier couvert par le secret de la défense nationale ou de la sécurité publique. En l'espèce, cependant, il ne s'agit pas de la création d'un fichier, mais d'un décret autorisant des interceptions. La loi du 6 janvier 1978 n'est donc pas applicable en l'espèce.

Observons que les requérants n'ont pas cru bon de demander préalablement communication du décret sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978 relative à l'accès aux documents administratifs. Ils ont considéré, et c'est une évidence, qu'un décret couvert par le secret défense entre dans les exceptions au droit d'accès aux documents administratifs définies par son article 6. Certes, l'article 6 autorise les autorités à ne pas communiquer, mais il ne leur interdit pas de communiquer. On doit donc en déduire que cette absence de demande de communication, avec saisine éventuelle de la CADA, a empêché de développer un contentieux à partir d'une décision solide et datée, en l'espèce le refus de communication.

En l'état actuel du droit, il suffit donc que le ministre compétent affirme tranquillement que le décret évoqué par L'Obs n'existe que dans l'imagination des journalistes pour rendre le recours irrecevable.

Secret défense v. Procédure contradictoire


Il faut évidemment se demander si le juge administratif peut faire quelque chose... Quels sont ses pouvoirs, lorsqu'il est confronté à un recours dirigé contre un texte classifié ? Peut-il se faire communiquer le décret litigieux ?

Il se trouve dans une position étrange. S'il exige de l'administration la communication du décret, et s'il l'obtient, le principe du contradictoire l'oblige à communiquer le document au requérant, ce qui emporte une violation du secret défense. S'il refuse cette communication au requérant, il ne viole plus le secret de défense, mais il porte une atteinte grave au principe du contradictoire.

Cette situation juridique un peu compliquée a permis de justifier une opposabilité totale du secret défense au juge, solution pour le moins brutale. La justification habituellement donnée, et que cette opposabilité protège les juges, puisque leur communiquer un document secret-défense revient à les rendre coupables d'une compromission de ce même secret. L'argument ne manque pas d'humour, surtout si l'on considère que d'autres Etats, notamment le Royaume-Uni, considèrent tout simplement qu'un juge peut être habilité secret-défense, dès lors qu'il a intérêt à connaître de telles informations, dans l'exercice de ses fonctions.

Quoi qu'il en soit, ce partage du secret n'est pas admis par le droit positif. Le Conseil d'Etat, il faut bien le reconnaître, ne s'en plaint guère. N'a-t-il pas, durant bien des années, rendu des décisions contentieuses sur le fondement d'avis consultatifs donnés par lui-même et non publiés ?

En matière de secret défense, il a cependant utilisé quelques expédients lui permettant d'exercer un contrôle, très modeste, sur l'usage de ce secret par les autorités. Avec l'arrêt Coulon du 11 mars 1955 il a été confronté à une sanction disciplinaire prise sur le fondement de pièces classifiées. Si l'administration refuse au juge la communication de ces éléments couverts par le secret, il peut lui demander de justifier sa décision de classement. Si ces justifications ne parviennent pas à le convaincre, il peut alors déclarer l'acte illégal. Certes, mais cela ne concerne que les décisions individuelles, et la jurisprudence Coulon n'est donc pas applicable au cas d'un décret non publié.

La loi du 8 juillet 1998 a mis en place une procédure qui permet à n'importe quel juge, judiciaire ou administratif, de demander au ministre compétent la  déclassification du document. Celui-ci saisit alors la Commission consultative du secret défense (CCSDN) qui rend un avis, que le ministre suit, ou pas. In fine, la communication au juge d'une pièce classifiée relève donc du pouvoir discrétionnaire du ministre. 

Les bijoux de la Castafiore. Hergé. 1963
La Cour européenne, quant à elle, n'a jamais considéré que le refus d'accès à une pièce classifiée portait atteinte au droit à juste procès. Dans un arrêt Doorson c. Pays-Bas de 1996, elle reconnaît au contraire qu'"il peut être nécessaire de dissimuler certaines preuves à défense, de façon à préserver les droits fondamentaux d'un individu ou à sauvegarder un intérêt public important". Il ne fait guère de doute que la défense nationale constitue un "intérêt public important", et la Cour se borne alors à exiger que les mesures restreignant les droits de la défense soient "absolument nécessaires" (CEDH, 23 avril 1997 Van Meschelen c. Pays-Bas). 

Il faut bien le reconnaître, le droit positif n'ouvre guère de brèche permettant au juge d'obtenir la communication d'un décret non publié. 

Le précédent du fichier Cristina


Dans la présente affaire, les requérants invoquent l'arrêt du Conseil d'Etat rendu le 17 avril 2010 à propos du fichier Cristina, fichier restructurant les anciens traitements initiés par les Renseignements Généraux (RG) et la Direction de la surveillance du territoire (DST). Il est vrai que, dans une décision avant-dire droit, le Conseil d'Etat a demandé communication du décret portant création de Cristina. Il a ensuite dérogé au principe du contradictoire en refusant la communication du décret aux parties et a finalement décidé que le classement de ce décret était parfaitement fondé.

Quoi qu'il en soit, cette jurisprudence ne constitue pas un moyen très solide. En effet, son fondement juridique réside dans l'article 26 de la loi du 6 janvier 1978, et un décret en Conseil d'Etat avait été publié, autorisant le pouvoir réglementaire à ne pas publier le décret de création du fichier. Le Conseil d'Etat sera-t-il tenté de généraliser cette jurisprudence initiée à propos d'une loi spéciale ? Rien n'est moins certain.

La décision du Conseil constitutionnel du 23 juillet 2015


Le dernier moyen invoqué par les associations requérantes réside dans la décision rendue par le Conseil constitutionnel sur la loi renseignement, le 23 juillet 2015. Elle déclare inconstitutionnelles les dispositions organisant la surveillance des communications émises ou reçues à l'étranger, surveillance qui était autorisée au nom des "intérêts fondamentaux de la Nation". Pour le Conseil, le législateur n'a pas défini les conditions d'exploitation, de conservation et de destruction des données ainsi collectées, mais s'est borné à renvoyer ces questions à un décret en Conseil d'Etat.

La disposition n'est pas censurée parce qu'il s'agit d'une surveillance internationale, mais tout simplement parce que le législateur a ignoré l'étendue de sa compétence.  Dans sa décision du 13 mars 2003, le Conseil constitutionnel affirme ainsi qu'il appartient au législateur, et à lui seul, d'assurer la conciliation entre les nécessités de l'ordre public et le respect de la vie privée. Certes, on pourrait considérer que le décret non publié de 2008 a été pris par une autorité incompétente. Mais on pourrait tout aussi bien estimer que la loi renseignement du 24 juillet 2015 a précisément pour objet de donner un fondement législatif - fondement rétroactif - à l'action de ces services.

Le recours déposé contre le décret non publié évoqué par L'Obs n'a donc que peu de chances de prospérer. On ne s'attardera d'ailleurs pas sur la demande de référé, car on ne voit pas très bien comment le juge pourrait estimer qu'il est urgent d'annuler un texte de 2008.

La démarche contentieuse vise probablement davantage à attirer l'attention sur le pouvoir exorbitant dont disposent les services de renseignement qu'à obtenir l'annulation du décret. N'est-il pas irréaliste de plaider l'illégalité d'un texte au seul motif qu'il n'est pas publié ? Cela revient, en effet, à rejeter en bloc la notion de secret défense. Une vision gentiment idéaliste et pétrie de bons sentiments, mais sans doute pas la manière la plus efficace d'améliorer le droit du secret défense qui mériterait effectivement une réforme sérieuse.


Sur le secret de la défense nationale : Chapitre 9 section 2 du manuel de libertés publiques


1 commentaire:

  1. Chère professeur,

    Il eut été, peut-être, intéressant de faire un parallèle avec la "Loi Renseignement" qui prévoit la création au sein du Conseil d'Etat d'une formation de jugement dont les membres habilités "secret de la défense nationale" seront compétents pour juger de la légalité de mesures techniques de renseignement.

    Le dispositif n'est certes pas encore mis en oeuvre (décret à venir), mais l'esquisse d'une conciliation opérée par le législateur entre principe du contradictoire et secret de la défense nationale peut être relevée.

    Peut-être que l'existence du décret litigieux pourrait ainsi être examinée - plus ou moins directement - dans le cadre de cette formation de jugement dès lors que celle-ci deviendra pleinement opérationnelle?

    article 10 de la la LOI n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement
    http://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2015/7/24/PRMX1504410L/jo

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