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vendredi 7 août 2015

L'inventaire de la loi Macron par le Conseil constitutionnel

La loi Macron"sur la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques" vise à "libérer la croissance"et à "renforcer les capacités de créer, d'innover et de produire des Français". A partir de ce principe directeur aux contours extrêmement flous, un inventaire de dispositions variées vise aussi bien le commerce de détail que les avocats aux conseils, l'Autorité de sûreté nucléaire que l'Autorité de la concurrence, le travail du dimanche que les opérations financières d'importance majeure, la réforme du permis de conduire que celle des Prud'hommes. Chaque article, ou presque, est le résultat d'un compromis entre la volonté du gouvernement et les pressions des différents lobbies, certain parvenant à faire entendre leur voix, d'autres pas.

La décision rendue le 5 août 2015 par le Conseil constitutionnel est le reflet, en quelque sorte négatif,  du texte contrôlé. Certains journalistes, employant un vocabulaire dont l'élégance n'appartient qu'à eux, n'hésitent pas à affirmer que le Conseil constitutionnel a "retoqué" la loi Macron. Il n'en est rien. D'une part, les parlementaires ont seulement contesté une vingtaine d'articles et non pas l'ensemble du texte. Beaucoup de dispositions ont effet perdu tout intérêt, telle l'ouverture des magasins le dimanche, présentée comme une réforme d'envergure, et se traduisant finalement par un passage de cinq à douze dimanches ouvrés par an. In fine, seules quelques dispositions sont déclarées non conformes à la Constitution, et nous mentionnerons celles d'entre elles qui présentent un intérêt véritable, soit par leur importance, soit par les motifs de leur inconstitutionnalité.

Le lien entre l'amendement et le texte


Le Conseil constitutionnel sanctionne dix-sept articles adoptés selon une procédure irrégulière. Parmi ceux-ci, l'amendement déposé par Gérard Longuet ("Les Républicains") et accepté par le gouvernement, ajouté au texte la veille de son adoption définitive par l'article 49 al. 3 de la Constitution. Il portait sur le projet Cigeo (Centre industriel de stockage géologique), destiné à stocker les déchets radioactifs les plus dangereux à cinq cents mètres sous terres dans des couches d'argile, à Bure (Meuse).

L'article 45 de la Constitution, issu de la révision de 2008, affirme qu'un amendement déposé en première lecture n'est recevable qu'il s'il "présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis". En l'espèce, l'amendement a été déposé en première lecture, qui est aussi une dernière lecture puisque le texte a été voté selon une procédure d'urgence. Il n'a pas donné lieu à débat, le texte ayant préalablement fait l'objet d'une adoption selon la procédure de l'article 49 al 3 qui prévoit l'adoption sans vote, sauf si une motion de censure est votée.

Cet article 45 a déjà appliqué par le Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 16 juillet 2009, il avait ainsi estimé que le changement de dénomination de l'Ecole nationale supérieure de sécurité sociale ne devait pas figurer dans une loi portant réforme de l'hôpital. Dans sa décision du 5 août 2013, le Conseil estime logiquement que l'enfouissement des déchets radioactifs n'a pas grand-chose à voir avec un texte sur la croissance économique. Sans doute est-il également sensible au fait que cet amendement porte sur un sujet extrêmement sensible dans l'opinion et que priver le parlement du droit d'en débattre est tout de même un peu excessif. A moins que le gouvernement n'ait laissé Gérard Longuet déposer son amendement en attendant sereinement la censure du Conseil constitutionnel... 

L'article visant à assouplir la loi Evin sur la publicité des boissons alcoolisées fait l'objet d'un traitement identique. Le Conseil a sans doute considéré que la consommation d'alcool ne renforçait pas la "capacité de créer, d'innover et de produire des Français".


Inventaire. Jacques Prévert. Les Frères Jacques

Les indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse


L'une des déclarations d'inconstitutionnalité les plus remarquées est celle concernant la justice prud'homale, et plus précisément le plafonnement des indemnités en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Le projet de loi voulait introduire un élément de variabilité de ces indemnités selon l'ancienneté du salarié et les effectifs de l'entreprise. 

Le Conseil apprécie ces deux éléments au regard du principe d'égalité devant la loi et fait observer qu'il s'évalue à l'aune du préjudice subi par le salarié. Il estime que le critère tiré de l'ancienneté du salarié garantit le principe d'égalité, dès lors que tous les salariés ayant la même ancienneté sont dans une situation identique. En revanche, le critère tiré des effectifs de l'entreprise place les salariés dans une situation inégalitaire : celui qui est licencié dans une petite entreprise serait ainsi moins indemnisé que celui qui doit quitter une entreprise de plus de trois cents salariés. Le Conseil estime donc que ce second élément porte une atteinte excessive au principe d'égalité.

La solution est conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Celui-ci a toujours considéré que le principe d'égalité devait être apprécié "sur des critères objectifs et rationnels", principe rappelé dans la décision du 12 août 2004. La situation des salariés entre évidemment dans cette catégorie.

Il est évident, en effet, que le projet de loi envisageait le principe d'égalité à l'aune des entreprises concernées. Il se fondait sur la jurisprudence ancienne du 12 juillet 1979, toujours en vigueur, selon laquelle le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce que des situations différentes fassent l'objet de traitements différents. Dès lors, l'idée était de privilégier les petites entreprises en limitant les indemnités de licenciement qu'elles devaient verser aux salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse.  Dans sa décision du 5 août 2015, le Conseil constitutionnel est donc contraint de rappeler au législateur que le principe d'égalité ne concerne pas seulement les entreprises mais aussi les salariés licenciés. 

La procédure d'injonction structurelle


Sont enfin déclarées non conformes à la Constitution les dispositions créant une procédure d'"injonction structurelle" dans le commerce de  détail. ll s'agit de donner aux autorités la possibilité de lutter contre les positions dominantes de certaines enseignes, en particulier dans le domaine alimentaire, le bricolage ou l'ameublement. L'idée n'est pas nouvelle et figure déjà dans la loi Lurel du 20 novembre 2012 applicable dans les collectivités d'outre-mer.

De manière très concrète, la loi proposait de conférer à l'Autorité de la concurrence une compétence tout à fait exorbitante du droit commun. Elle pouvait prononcer une obligation de cession de magasins à l'encontre des distributeurs disposant déjà de 50 % de parts de marché dans une zone de chalandise donnée. Une décision administrative, car il s'agit bien d'une décision administrative même si l'Autorité de la concurrence est considérée comme indépendante, pouvait donc prononcer une privation de propriété.

D'une manière générale, le Conseil constitutionnel admet que le législateur apporte des restrictions au droit de propriété, pouvant aller jusqu'à l'expropriation, si elles sont "justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi", formule figurant dans la décision rendue sur QPC le 12 novembre 2010. Dans le cas de l'injonction structurelle, le Conseil reconnaît l'existence d'un motif d'intérêt général, dès lors qu'il s'agit de préserver l'intérêt des consommateurs, qui constitue un élément de l'ordre public économique. En revanche, la condition de proportionnalité fait défaut. Le Conseil constitutionnel note en effet que la cession peut être imposée alors que l'entreprise est certes en position dominante, mais qu'elle n'a pas commis d'abus de position dominante. En outre, la loi ne définit pas clairement les secteurs concernés, ce qui fait peser une menace sur l'ensemble du secteur de la distribution. Pour toutes ces raisons, le Conseil estime que la mesure est disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi. 

Grande loi et petite décision du Conseil


Certains diront, et ils auront sans doute raison, que ces trois exemples montrent que la loi Macron n'a pas réellement été vidée de son contenu par la décision du Conseil constitutionnel. La loi sera publiée amputée de ces dispositions et elle sera normalement appliquée. Le gouvernement a d'ailleurs déjà annoncé que les articles déclarés inconstitutionnels seront de nouveau proposés au législateur, dans des conditions régulières cette fois. En bref, la "grande loi" Macron a suscité une "petite décision" du Conseil, ce qui peut sembler un juste retour des choses, dès lors que des dispositions législatives sans aucun intérêt provoquent parfois de "grandes décisions" du Conseil constitutionnel.

Tout cela est vrai, mais ces trois exemples révèlent aussi une loi mal conçue et mal rédigée. Dix-sept articles sont annulés parce que leur contenu n'a pas de lien avec l'objet du texte. L'inconstitutionnalité de l'indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse comme celle de l'injonction structurelle étaient parfaitement prévisibles. Malgré les rapports parlementaires, les études d'impacts, les avis du Conseil d'Etat, tout se passe comme si le risque juridique, en l'occurrence constitutionnel, n'était pas pris en considération par ceux qui écrivent la loi.

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