La proposition de loi
déposée en octobre 2011 par madame Françoise Laborde, sénatrice de
Haute-Garonne (parti radical) vise à imposer l'obligation de neutralité aux personnels des crèches privées bénéficiant d'un financement public. Adoptée par le Sénat en janvier 2012, à l'époque où la Chambre haute était majoritairement à gauche, elle est désormais devant l'Assemblée nationale depuis juin 2012. Longuement oubliée, elle a enfin été le 12 mars 2015 à l'ordre du jour, avant d'être retirée dans la précipitation. Son rapporteur Alain Tourret, radical de gauche et député du Calvados, a cependant obtenu une nouvelle inscription pour le mois de mai prochain.
Remédier à l'insécurité juridique engendrée par l'arrêt Baby-Loup
Sur le fond, la proposition Tourret n'a pas d'autre objet que de remédier à l'insécurité juridique suscitée par la célèbre affaire Baby-Loup. Le 25 juin 2014, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a en effet admis la légalité du licenciement d'une employée refusant de retirer son voile. Sa décision reposait sur le règlement intérieur de l'établissement qui exigeait de ses employés le respect du principe de neutralité. Aux yeux de la Cour, une telle exigence répond aux nécessités liées aux tâches à accomplir et aux buts de l'établissement. Située dans un quartier sensible, la crèche Baby-Loup n'avait pas seulement pour mission de garder les enfants mais aussi de travailler à faire "vivre ensemble" des enfants et leurs familles issus de milieux culturels très différents. En refusant de retirer son voile, l'employée de Baby Loup avait donc violé le règlement intérieur et commis une faute disciplinaire justifiant son licenciement.
Toutes les crèches ne sont pas dotées d'un tel règlement intérieur et le rapporteur Alain Tourret observe à juste titre que l'arrêt du 24 juin 2014, même rendu par l'Assemblée plénière, demeure un arrêt d'espèce. A cet égard, la jurisprudence Baby-Loup est source d'inégalité et c'est précisément à cette inégalité que la proposition entend remédier. Son objet est en effet "d'étendre l'obligation de
neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et à
assurer le respect du principe de laïcité".
Un double secteur
Observons cependant que cette obligation de neutralité ne s'imposera qu'aux établissements bénéficiant de financements publics. Les parents conserveront donc, comme en matière d'enseignement, leur liberté de choix. Rien ne leur interdira de mettre leur enfant dans une crèche purement privée accordant aux employés le droit d'arborer les signes religieux de leur choix. Considérée sous cet angle, la proposition de loi respecte donc les choix des parents.
Tous en scène. Vicente Minelli. 1953
The Triplets. Fred Astaire, Nanette Fabray, Jack Buchanan
Laïcité et neutralité
L'intervention du législateur est nécessaire pour imposer aux établissements financés par des fonds publics une obligation de neutralité.
La laïcité est un principe
d'organisation de l'Etat, qui implique la séparation entre la société
civile et la société religieuse. Elle suppose à la fois l'indépendance
de la société civile à l'égard des institutions religieuses et la
neutralité de l'Etat en matière spirituelle. Elle a pour conséquence la
liberté entière de l'individu, dont les convictions religieuses, comme
d'ailleurs l'absence de convictions, ne relèvent que de lui-même et
n'intéressent pas l'Etat. La laïcité consiste donc à faire passer la
religion de la sphère publique à la sphère privée.
La
neutralité est une règle d'organisation du service public qui découle
du principe d'égalité. Elle ne concerne pas exclusivement les
convictions religieuses et a donc un champ d'application plus large que
le principe de laïcité. Présentée par le Conseil constitutionnel comme
le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986,
le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de
manière différenciée en fonction des convictions politiques ou
religieuses de son personnel ou de ses usagers. Il se rattache aux
célèbres "Lois de Rolland", construction doctrinale inspirée de la jurisprudence du Conseil d'Etat et qui énonce les principe essentiels qui gouvernent le fonctionnement des services
publics : continuité, adaptabilité, égalité.
L'élargissement du principe de neutralité aux établissements privés assumant une mission d'accueil des jeunes enfants n'a rien de choquant. Sur le plan strictement organique, certains ne sont rien d'autre que ce que Jean Rivero qualifiait de "faux nez" de l'administration. Les collectivités locales utilisent souvent des structures associatives placées sous leur contrôle, en particulier financier, pour assurer certaines missions de proximité. La structure de droit privé leur offre davantage de souplesse, pour la gestion du personnel mais aussi pour son financement qui échappe aux règles de la comptabilité publique. L'exemple de Baby Loup est particulièrement révélateur de cette technique de gestion.
Sur le plan de sa mission, une crèche de ce type est une structure qu'Alain Tourret considère donc comme "proche du service public". Dans l'affaire Baby Loup, la Cour d'appel de Versailles, le 27 octobre 2011, affirme ainsi que l'association gérant la crèche a pour mission de " développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé" et qu'elle "s'efforce de répondre à l'ensemble des besoins collectifs émanant des familles, avec comme objectif la revalorisation de la vie locale (...) sans distinction d'opinion politique ou confessionnelle". Derrière ces mots apparaît la notion d'intérêt général, celle qui à l'origine même de la notion de service public. Aux yeux de la cour d'appel de Versailles, la neutralité s'imposait donc dans la mesure où les employés de la crèche participaient directement à une mission de service public. Certes, la Cour de cassation a préféré se fonder sur le non respect du règlement intérieur, mais il n'en demeure pas moins que le raisonnement de la Cour d'appel n'avait rien de choquant sur le plus juridique.
Une structure "proche du service public"
L'élargissement du principe de neutralité aux établissements privés assumant une mission d'accueil des jeunes enfants n'a rien de choquant. Sur le plan strictement organique, certains ne sont rien d'autre que ce que Jean Rivero qualifiait de "faux nez" de l'administration. Les collectivités locales utilisent souvent des structures associatives placées sous leur contrôle, en particulier financier, pour assurer certaines missions de proximité. La structure de droit privé leur offre davantage de souplesse, pour la gestion du personnel mais aussi pour son financement qui échappe aux règles de la comptabilité publique. L'exemple de Baby Loup est particulièrement révélateur de cette technique de gestion.
Sur le plan de sa mission, une crèche de ce type est une structure qu'Alain Tourret considère donc comme "proche du service public". Dans l'affaire Baby Loup, la Cour d'appel de Versailles, le 27 octobre 2011, affirme ainsi que l'association gérant la crèche a pour mission de " développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé" et qu'elle "s'efforce de répondre à l'ensemble des besoins collectifs émanant des familles, avec comme objectif la revalorisation de la vie locale (...) sans distinction d'opinion politique ou confessionnelle". Derrière ces mots apparaît la notion d'intérêt général, celle qui à l'origine même de la notion de service public. Aux yeux de la cour d'appel de Versailles, la neutralité s'imposait donc dans la mesure où les employés de la crèche participaient directement à une mission de service public. Certes, la Cour de cassation a préféré se fonder sur le non respect du règlement intérieur, mais il n'en demeure pas moins que le raisonnement de la Cour d'appel n'avait rien de choquant sur le plus juridique.
Une opposition hétéroclite
C'est exactement celui que suivent les promoteurs du texte, et il a l'avantage d'être d'une extrême simplicité. L'opposition qu'il suscite, ou plutôt les oppositions qu'il suscite apparaissent ainsi totalement disproportionnée par rapport aux enjeux de cette proposition de loi. On voit se former, en effet, une alliance un peu hétéroclite entre les représentants des différentes religions et certains militants des droits de l'homme, sans doute influencés par les doctrines communautaristes anglo-saxonnes. Dans les deux cas cependant, les arguments développés ont pour point commun de ne reposer sur aucun fondement juridique sérieux.
Du côté des religions, la Conférence des évêques de France conteste un texte qui "n'est pas du tout dans l'esprit de la loi de 1905". Hélas, lorsque l'on se réfère à "l'esprit" de la loi, c'est généralement parce que l'on souhaite écarter son contenu réel. Il n'existe aucune incompatibilité entre le texte débattu et la loi de 1905. On pourrait d'ailleurs rappeler à nos évêques qu'une loi n'a pas à être conforme à une autre loi, mais seulement aux normes supérieures que sont les traités internationaux et la Constitution.
L'Observatoire contre l'islamophobie, structure rattachée au Conseil français du culte musulman (CFCM), estime que la proposition Laborde "impose une restriction disproportionnée et déséquilibrée de la liberté d’expression et de la liberté de conscience, à des personnes privées qui n’incarnent pas l’Etat". Où voit-il que la proposition Tourret remette en cause la liberté d'expression ou la liberté de conscience ? Elle se borne à interdire la manifestation extérieure d'une conviction religieuse, sans aucunement porter atteinte à la foi, quelle qu'elle soit. Quant aux "personnes privées qui n'incarnent pas l'Etat"... osera-t-on rappeler que les fonctionnaires et agents publics sont également des personnes privées et qu'ils ne prétendent pas "incarner" l'Etat mais seulement remplir une mission de service public ?
Les militants des droits de l'homme affichent une position sensiblement identique. La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) a publié, le 19 mars 2015, une "déclaration" mentionnant "sa vive préoccupation" à l'égard de la proposition Tourret. Elle demande même le "retrait pur et simple" d'un texte présenté comme violant à la fois la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et de la jurisprudence Baby Loup du 24 juin 2014. Diable, l'accusation est grave !
On ne voit pas à quelle jurisprudence de la Cour européenne la Commission fait référence, d'autant que précisément elle ne la mentionne pas. Dans l'affaire SAS c. France du 1er juillet 2014, à propos du port du voile dans l'espace public, la Cour rappelle au contraire que l'interdiction de se couvrir le visage "peut être considérée comme justifiée dans son principe, dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du "vivre ensemble". Quant à la violation de la décision de la Cour de cassation, elle repose sur une conception innovante de la hiérarchie des normes. Le Parlement qui représente la volonté générale est parfaitement libre d'écarter une décision jurisprudentielle, comme il est parfaitement libre d'écarter un avis d'une commission consultative qui ne représente qu'elle-même.
On ne voit pas à quelle jurisprudence de la Cour européenne la Commission fait référence, d'autant que précisément elle ne la mentionne pas. Dans l'affaire SAS c. France du 1er juillet 2014, à propos du port du voile dans l'espace public, la Cour rappelle au contraire que l'interdiction de se couvrir le visage "peut être considérée comme justifiée dans son principe, dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du "vivre ensemble". Quant à la violation de la décision de la Cour de cassation, elle repose sur une conception innovante de la hiérarchie des normes. Le Parlement qui représente la volonté générale est parfaitement libre d'écarter une décision jurisprudentielle, comme il est parfaitement libre d'écarter un avis d'une commission consultative qui ne représente qu'elle-même.
On le voit, cette opposition n'a rien à voir avec la disputatio juridique, mais s'analyse comme un combat de plus en plus contre la laïcité. Certains prétendent ainsi s'appuyer sur la loi de 1905 pour mieux la détruire.. En tout cas, ces éléments de langage, car il ne s'agit de rien d'autre, ont au moins l'intérêt de montrer que la laïcité est redevenue un combat. La représentation nationale saura sans doute s'élever au-dessus de ces critiques. Car la loi est l'expression de la volonté générale et non pas la somme des intérêts particuliers ou communautaires.
Bonjour,
RépondreSupprimerUne petite suggestion pour un (peut-être) prochain billet...
http://www.ladepeche.fr/article/2015/03/27/2075337-un-rabbin-porte-plainte-pour-discrimination-au-bureau-de-vote.html
1/2
RépondreSupprimerCher professeur,
Je me permets également de partager très brièvement quelques observations sur ce billet qui a attiré mon attention. Je ne reviens pas sur le fond de l’affaire, ma position étant proche des instances consultatives que sont la CNCDH, l’OdL, le CESE, ou encore le CE..
*« cette obligation de neutralité ne s'imposera qu'aux établissements bénéficiant de financements publics » : or de nombreuses exonérations sont prévues… cette situation bancale est la résultante de la croyance dans ce que le financement public d’une structure imprimerait automatiquement sur celle-ci certaines des exigences qui sont celles du service public.
*«Les parents conserveront donc, comme en matière d'enseignement, leur liberté de choix » : la PPL donc si elle venait à être adoptée encouragerait la création de structures communautaires ; je pense qu’il faut en être conscient et ne pas déplorer ensuite une dérive que l’on a pris pour habitude de qualifier d’ « anglo-saxonne »… cf. à cet égard, le processus qui a suivi l’adoption de la loi du 15 mars 2004.
*« La laïcité consiste donc à faire passer la religion de la sphère publique à la sphère privée » : j’avais déjà fait une remarque dans ce sens dans mon précédent commentaire sur l’interdiction du voile à l’université, il faut selon moi veiller à ne pas se méprendre sur ce « passage de sphère ». Si la religion quitte la sphère étatique, ce n’est pas pour vivre exclusivement recluse dans l’intimité paisible des chaumières. La liberté de conscience dont une des implications est la liberté de croire ou de ne pas croire permet le libre exercice du culte. Et cet exercice a nécessairement un volet collectif ou public dans la mesure où les cultes rassemblent un collectif d’individus autour de pratiques, de rites ou encore d’échanges en tout genre. Par contre la puissance publique, elle, est, dans un Etat laïque, neutre et traite toutes les options philosophiques ou spirituelles de la même façon. C’est donc bien l’entité étatique qui doit être neutre et non les individus privés.
2/2
RépondreSupprimer*Sur les différentes réactions à cette PPL, je pense que si la CNCDH a parlé de risque de violation de la JP BabyLoup de l’AP de la Cour de cassation de juin 2014 c’est parce que cet arrêt a alors été présenté comme un arrêt d’espèce, insusceptible de généralisation. Et c’est au demeurant ce que vous semblez penser puisque vous préconisez que la solution alors énoncée par le juge soit élevée au rang de loi. Cette mention de l’arrêt de juin 2014 peut être maladroite, celle de la Convention européenne des droits de l’homme est, elle, plus compréhensible. Rappelons en la disposition pertinente :
Article 9 – Liberté de pensée, de conscience et de religion
1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.
Aussi je ne comprends pas pourquoi vous évoquez l’arrêt SAS c/ France de juillet 2014 puisque cet arrêt n’était pas relatif au « voile simple » ou foulard islamique mais à la dissimulation intégrale du visage, c’est-à-dire au niqab.
Par ailleurs, il est intéressant de noter que la Cour a, dans ce même arrêt, tout en avalisant* le dispositif issu de la loi de 2010, fait remarquer à quel point le contexte d’élaboration de ladite loi a été marquée par un déversement de préjugés et de défiance à l’égard de certains pans de la société conduisant paradoxalement à un affaiblissement du « vivre-ensemble », notion-même qui a justifié l’interdiction ainsi posée…
* en pouvait-il être autrement sur un sujet aussi sensible dans le contexte d’une CEDH qui veiller très opportunément à faire preuve de retenue lorsque cela s’avère nécessaire ?
Bien respectueusement,
Selim Degirmenci