La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 17 mars 2015 Zeyad et Bouchra X., se penche sur le délit d'apologie de crime d'atteinte volontaire à la vie. Le recours à cette incrimination est loin d'être fréquent et la décision présente l'intérêt de constituer l'une des rares jurisprudences précisant son contenu et son régime juridique.
Le 25 septembre 2012, soit un peu plus d'un an après les attentats du 11 septembre, une institutrice d'une école maternelle de Sorgues, habillant un enfant, s'aperçoit que celui-ci est vêtu d'un T-Shirt affichant devant les inscriptions "Z (prénom de l'enfant), né le 11 Septembre", et dans le dos "Jihad" puis "Je suis une bombe". L'institutrice signale ce fait à l'inspection académique et le maire saisit le procureur de la République. Il est rapidement établi que le T-Shirt est un cadeau de l'oncle maternel de l'enfant à l'occasion de son anniversaire. Il avait même fortement insisté auprès de la mère pour que son neveu porte ce vêtement pour se rendre à l'école.
L'oncle et la mère de l'enfant ont été poursuivis pour apologie de crime d'atteinte volontaire à la vie, infraction prévue par l'article 24 al. 5 de la loi du 29 juillet 1881. Observons que l'apologie est punie de la même peine, c'est-à-dire cinq ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende, que la provocation au crime d'atteinte à la vie, dès lors que cette provocation n'ait pas été suivie d'effet (art. 24 al. 6 de la loi du 29 juillet 1881). Dans le cas contraire, l'auteur de la provocation est considéré comme complice du crime commis.
Quoi qu'il en soit, les deux accusés ont été, dans un premier temps, relaxés par le tribunal correctionnel. Il a estimé que l'association des trois mentions portées sur le vêtement ne suffisait pas à déterminer une intention sans équivoque de procéder à l'apologie de crime d'atteinte volontaire à la vie. Le ministère public et la ville constituée partie civile ont fait appel de cette décision. La Cour d'appel de Nîmes a infirmé le jugement et considéré que
l'infraction était constituée, en motivant très soigneusement sa décision.
La Cour de cassation confirme la décision de la Cour d'appel, à une nuance près. Elle écarte en effet la constitution de partie civile de la commune de Sorgues, dès lors qu'elle n'a subi aucun préjudice et direct du fait de l'infraction. Pour ce qui des requérants, en revanche, la Cour confirme leur condamnation pour apologie de crimes.
"Le sens et la portée"
La Cour de cassation s'assure que les juges d'appel ont convenablement apprécié "le sens et la portée" de chaque élément constitutif du délit d'apologie de crime. Sur ce point, la jurisprudence est absolument identique à celle relative au délit de provocation à la discrimination ou à la haine raciales. Dans un arrêt du 14 mai 2002, la Cour affirme en effet que les juges du fond doivent établir que, "tant par son sens que par sa portée", le texte incriminé tend à susciter un sentiment d'hostilité ou de rejet à l'égard d'un groupe de personnes.
Le "sens et la portée"... L'intérêt de la décision du 17 mars 2015 réside dans le fait que la Cour de cassation donne quelques précisions sur les éléments auxquels les juges du fond doivent être attentifs.
Goin. Bad Apple. 2012 |
La présentation des crimes sous un jour favorable
L'élément essentiel réside la volonté de l'auteur de l'apologie de crime. A-t-il voulu réellement présenter sous un jour favorable des faits particulièrement graves ? S'agissait-il au contraire d'une plaisanterie comme l'affirment les requérants ? En l'espèce, la Cour de cassation fait observer que les inscriptions litigieuses renvoient "immanquablement" aux attentats du 11 Septembre, d'autant que derrière l'inscription "Né le 11 Septembre" ne figure pas l'année de naissance de l'enfant. Pour la Cour, la démarche visait effectivement à justifier ces crimes et à en faire l'apologie.
Il s'agit là d'un élément essentiel de l'infraction. Dans une décision du 28 avril 2009, la Cour a ainsi été saisie des propos tenus sur internet par un agriculteur, à la suite du meurtre, par un autre exploitant agricole, d'un fonctionnaire chargé de contrôler le respect des lois sociales sur son exploitation. Elle a estimé qu'en l'espèce le délit d'apologie n'était pas constitué. En effet, l'intéressé s'était borné à décrire sa propre réaction à l'égard d'un éventuel contrôle, l'analysant comme une "agression physique" et déclarant que, le cas échéant, il saurait apporter une réponse "proportionnée". La Cour a considéré que ces propos faisaient état d'une certaine agressivité, mais qu'ils ne cherchaient pas à justifier le crime qui avait eu lieu.
Un acte de volonté
La présentation favorable du 11 Septembre résulte, en l'espèce, d'un acte de volonté clairement établi. La Cour fait observer que la démarche, intervenue un an après les attentats, n'a rien de spontané. Le dossier fait apparaître que le vêtement a été commandé et réalisé en quelque sorte sur mesure, et que la mère et l'oncle de l'enfant ont longuement discuté avant de décider qu'il porterait le T-Shirt à l'école. Pour la Cour, "cela atteste de la parfaite conscience du caractère choquant" des mentions ainsi exhibées.
La publicité
Le dernier élément pris en considération par la Cour est la publicité de l'acte incriminé. Elle note que le délit d'apologie de crime n'était pas constitué, tant que le T-Shirt était offert et porté dans le cadre familial. C'est seulement lorsque les parents décident d'envoyer l'enfant à l'école ainsi vêtu que l'infraction est caractérisée. Dans deux arrêts du 14 janvier 1971, la Chambre criminelle considérait déjà, à propos d'apologie de crimes de guerre, que la distribution et la mise en vente de disques, à l'époque des vinyles, était un élément de l'infraction.
Incertitudes autour du discours de haine
Une fois ces trois éléments analysés, la Cour considère que le délit est établi. Ce faisant, elle écarte la protection de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Les requérants invoquaient en effet la jurisprudence Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976 qui affirme que la liberté d'expression protège non seulement les propos "accueillis avec faveur ou considérés comme inoffensifs ou innocents, mais aussi ceux qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une portion quelconque de la population". Cette jurisprudence trouve cependant ses limites dans une exception tirée du "discours de haine". Dans un arrêt Seurot c. France du 18 mai 2004, la Cour précise en effet que "tout propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention" se verrait soustrait par l'article 17 sur l'interdiction de l'abus de droit aux garanties de l'article 10.
C'est évidemment à cette jurisprudence que se réfère la Cour de cassation pour écarter l'article 10 de la Convention. Il n'en demeure pas moins que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme semble beaucoup plus nuancée. Dans un arrêt Lehideux et Isorni c. France du 22 septembre 1998, elle a ainsi sanctionné pour violation de l'article 10 des poursuites pour apologie de crimes de guerre et de faits de collaboration diligentées contre les signataires d'une tribune visant à défendre la mémoire du maréchal Pétain. Plus tard, dans un arrêt Günduz c. Turquie du 4 décembre 2003, la Cour sanctionne de la même manière la condamnation infligée par les juges turcs à un militant islamiste qui, lors d'un débat télévisé, avait qualifié les institutions démocratiques d'"impies" et s'était déclaré en faveur de la Charia. Il est vrai que dans le premier cas, les poursuites pour apologie de crimes de guerre reposaient sur des crimes qui avaient eu lieu pendant le second conflit mondial, alors que dans le second, l'intéressé avait été condamné pour avoir seulement exprimé ses opinions, aussi extrêmes soient-elles.
On le constate, la jurisprudence sur le discours de haine ne permet pas toujours d'écarter l'article 10 de la Convention européenne. Reste que l'argument essentiel réside sans doute dans le fait que c'est l'enfant qui a été chargé, évidemment à son insu, d'exprimer les positions de son oncle et de sa mère. Cette instrumentalisation d'un enfant peut sans doute, à elle seule, permettre d'écarter la garantie de l'article 10 au profit des deux condamnés. N'ayant pas assumé eux-mêmes leurs opinions, il serait surprenant qu'ils puissent bénéficier d'une protection dont l'objet même est de protéger ceux qui, précisément, ont le courage de leurs opinions.