Le Figaro du vendredi 26 juillet a publié, dans sa page « Opinions »
(p. 14), un article signé par deux jeunes Normaliens, MM. Romain Zamour et
Charles Merveilleux du Vignaux. Il fait suite à l’acquittement par un jury
populaire en Floride d’un individu qui avait tué par arme à feu un jeune Noir
désarmé, Trayvon Martin, qu’il considérait comme menaçant pour sa sécurité.
L’avocat de l’accusé, Hispanique, a plaidé avec succès la légitime défense. Ce
verdict a soulevé, aux Etats-Unis et dans le monde, surprise et indignation. Il
a réveillé le spectre des jugements fondés sur la couleur de peau des
protagonistes, reposant sur une présomption de dangerosité des Noirs. Plus
largement, il a mis en cause la conception de la légitime défense retenue par
le droit de la Floride – puisque l’on sait que chaque Etat fédéré dispose de sa
propre législation pénale, qui peut être différente de la législation fédérale.
C’est donc aussi bien l’application de la loi dans ce cas particulier que la
loi elle-même qui se trouvent contestées.
Dans ce débat, les deux
signataires de l’article, intitulé « En Floride, la légitime défense n’est
pas un « permis de tuer », prennent position. On ne sait si le titre
leur est dû, car souvent les journaux modifient un intitulé proposé pour en
retenir un plus provoquant. Mais enfin, le sens de leurs développements est bien
celui-là. Il faut alors saluer leur sens du canular, digne de Jules Romains,
celui des Copains, celui du père de
Jallez et Jerphanion. Leur article démontre en effet exactement le contraire. Le
droit de légitime défense tel que consacré par le droit de la Floride est bien
exactement cela : un permis de tuer.
Passons sur les éléments
indiscutés de ce droit, communs à tous les systèmes juridiques, de la
perception d’une menace à la proportionnalité de la réaction. L’essentiel,
comme souvent en droit pénal, relève de la procédure et de la charge de la
preuve. En droit français, expliquent les deux jeunes Normaliens, elle incombe
à l’accusé - sauf que, en vertu de
la procédure inquisitoire et de l’intime conviction, il appartient au jury
criminel de retenir sa propre appréciation, l’instruction étant refaite à
l’audience, à charge et à décharge, et les débats menés par le président de la
juridiction. Il y a là déjà une confusion entre procédure accusatoire, propre
au droit américain et plus largement anglo-saxon, et droit continental, qui impose
à l’autorité judiciaire de conduire l’instruction et le procès.
En d’autres termes, on n’a pas
affaire à deux parties qui mènent un duel judiciaire devant un jury, mais à la
recherche par la juridiction d’une vérité judiciaire qu’il lui appartient de
déterminer, avant de lui conférer force légale en vertu de l’autorité de la
chose jugée. Le procès est chose entièrement publique, il repose sur l’autorité
de l’Etat. Aux Etats-Unis, l’Etat se contente de fournir un forum pour le débat.
Il laisse accusation et défense conduire le procès, en assurant simplement
égalité des parties et respect de la procédure, jusqu’à la décision de
culpabilité ou non prise par un jury populaire. Trace d’une société
individualiste, où l’on attend de l’Etat davantage un arbitrage entre les
droits de chacun qu’un service public.
On voit la conséquence en matière
de légitime défense : il appartient à la victime de prouver qu’elle est
bien victime… Mais si elle est morte ? Le procureur s’en charge, avec plus
ou moins de zèle, et il doit le prouver… Mais s’il n’y a pas de témoins et si
l’accusé soutient qu’il s’est cru « raisonnablement » menacé ? Il
a alors le droit de tuer, s’il estime que sa vie était en jeu – non pas si elle
l’était réellement. La décision dans l’affaire Trayvon Martin est donc logique
sur cette base, puisque les affirmations de l’accusé ne pouvaient pas être
contredites, et que le jury était enfermé par la nécessité d’une preuve
contraire impossible à rapporter.
En réalité, on le voit bien, c’est
Trayvon Martin qui était plutôt en état de légitime défense : désarmé face
à un homme armé qui l’a suivi dans un parc où il rentrait tranquillement chez
lui, il a pu se sentir menacé et se retourner vers l’accusé pour lui demander
ce qu’il voulait… et il en est mort. Comment justifier que l’accusé ait pu
suivre Trayvon Martin s’il se sentait lui-même menacé ? Il n’était même pas
question pour lui de s’enfuir. Il aurait pu passer paisiblement son chemin,
sauf à se substituer à l’autorité publique en voulant interpeller un délinquant
supposé, ce qu’il n’avait aucune qualité pour faire.
Les deux jeunes Normaliens
complètent le canular en utilisant un procédé classique chez les avocats de
mauvaise foi : s’emparer d’un argument latéral pour détruire la thèse
principale. Ils dénoncent le fait que la critique du jugement reposerait
souvent, suivant leur dire, sur un élément qui n’a joué en fait aucun rôle dans
la décision, le Stand Your Ground.
Ce droit implique que la personne menacée n’a pas à fuir pour échapper à la
menace, mais qu’elle est autorisée à y faire face précisément par la légitime
défense. Il est exact que cet élément n’est pas ici pertinent, puisque non
seulement l’accusé n’a pas fui mais s’est plutôt transformé lui-même en
agresseur…
Cette défense rhétorique et
sophistique de la loi de Floride évoque une autre histoire, plus ancienne, qui
concerne aussi Le Figaro. Lorsque est
sorti le film RAS, sur la guerre
d’Algérie et la reprise en main d’une section d’appelés ayant peu de goût au
fusil par un lieutenant combatif, certains à l’époque ont voulu y voir la
figure d’un grand reporter du Figaro.
Ce reporter s’est contenté de répondre en substance : ce n’est pas moi,
car dans le film le lieutenant arrive en camion, alors que je suis arrivé en
hélicoptère… Humour et cynisme. Bravo donc à nos deux jeunes auteurs pour avoir
démontré avec brio le contraire de leur thèse apparente.
Jeu de l’esprit, humour
Normalien, Issoire et Ambert n’ont qu’à bien se tenir. Quoi que… de bons
esprits me font remarquer que les auteurs ne sont pas seulement littéraires,
mais aussi juristes, ou du moins apprentis juristes. L’un n’est-il pas
« élève avocat à l’Ecole de formation du barreau » ? L’autre
n’est-il pas « diplômé de la Yale Law School » ? (Bigre !
Mais on est moins impressionné lorsqu’on connaît un peu les universités
américaines, miroirs aux alouettes).
Mais alors, ce ne serait pas un
canular ? Il faudrait les prendre au sérieux ? Il faudrait y voir,
au-delà de la défense de la loi de Floride et plus largement du droit
américain, tellement supérieur au nôtre comme les Etats-Unis en toutes choses,
une attaque dissimulée contre le droit pénal français et sa procédure
inquisitoire, qui déplaît tant aux avocats, parce qu’elle les subordonne aux
juges ? Ils sont des auxiliaires de justice, qui doivent concourir à la
recherche de la vérité, au lieu, comme aux Etats-Unis avec la procédure
accusatoire, d’utiliser tous les moyens, y compris le mensonge dès lors qu’il
ne peut être démontré, pour l’emporter.
Seule la victoire est belle,
innocent ou coupable, monstre ou victime, peu importe, le duel est ouvert et
que le meilleur gagne. Cette corruption de l’esprit judiciaire pénètre
malheureusement en France, avec l’attraction pour la procédure accusatoire qui
fascinait l’ancien président et reste présente au sein du lobby des avocats.
Vive le juge d’instruction ! Vive la procédure inquisitoire ! C’est
ce que l’on est tenté de répondre aux deux jeunes auteurs, en souhaitant que la
première impression soit la bonne, et qu’ils aient réussi une bonne blague.
Serge Sur
Professeur émérite de droit public à l'Université Panthéon-Assas
Si les universités américaines sont un miroir aux alouettes, qu'est ce que doivent être les universités françaises alors ...
RépondreSupprimerEn effet, les universités françaises sont un miroir aux étatistes.
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