La QPC sur laquelle le Conseil constitutionnel devrait se prononcer le 5 octobre 2012 constitue une justification exemplaire de la procédure de QPC. Les dispositions contestées sont les articles 2 à 11 de la loi du 3 janvier 1969 organisant le régime juridique applicable aux gens du voyage, texte qui est lui même l'héritage d'une loi du 16 juillet 1912 relative aux "nomades et aux vagabonds". En 1969, le Conseil ne s'était pas prononcé sur ce texte, puisque, à l'époque, il ne pouvait être saisi que par le Président de la République et les présidents des deux assemblées parlementaires. Or, après son entrée en vigueur, des doutes de plus en plus importants sont apparus sur sa constitutionnalité. A l'occasion d'un recours dirigé contre un décret d'application de la loi de 1969, le Conseil d'Etat, dans une décision du 17 juillet 2012, a donc fort logiquement transmis la QPC, permettant enfin le contrôle de la constitutionnalité de ce texte.
Un statut dérogatoire
La loi de 1969 comporte deux éléments, qui constituent l'essentiel d'un statut dérogatoire imposé aux gens du voyage, alors même que l'écrasante majorité d'entre eux est de nationalité française. Le premier consiste à imposer une commune de rattachement à "toute personne n'ayant ni domicile ni résidence fixe de plus de six mois dans un Etat membre de l'Union européenne". Le second impose la détention d'un carnet de circulation qui mentionne cette commune de rattachement et doit être visé tous les trois mois par les autorités de police. En cas de manquement à cette obligation, une peine de trois mois à une année de prison peut être prononcée.
Le choix d'une commune de rattachement
Pour les avocats des requérants, ce caractère dérogatoire suffit, en quelque sorte, à caractériser une atteinte à l'égalité devant la loi, garantie par les articles 1 et 6 de la Déclaration de 1789. Encore faut-il cependant que l'atteinte au principe d'égalité s'applique à des personnes en situation identique, et qu'elle soit disproportionnée par rapport au but poursuivi. Ce n'est pas si simple dans le cas de la loi de 1969, car les personnes concernées sont évidemment dans une situation juridique particulière. En l'absence de domicile, elles ne peuvent exercer les droits et obligations qui imposent une condition de résidence. La commune de rattachement permet aux gens du voyage de payer leurs impôts certes, mais aussi de voter, de se marier, ou de bénéficier des droits sociaux. Imposer une commune de rattachement emporte effectivement une atteinte à l'égalité devant la loi, mais elle s'applique à des personnes dans des situations juridiques différentes, et rien ne dit que le Conseil l'estimera excessive, dès lors qu'elle a pour objet de lutter contre l'exclusion.
Le quota de 3 %
En revanche, la disposition de la loi de 1969 selon laquelle la proportion de gens du voyage rattachés à une commune ne doit pas dépasser 3 % de la population municipale (art. 8) pose un problème de constitutionnalité beaucoup plus immédiat. Elle porte atteinte en effet à la liberté du choix du domicile, dont le Conseil rappelle qu'elle constitue l'une des composantes du droit au respect de la vie privée (par exemple, dans la décision du 13 janvier 2005). Dès lors que le quota de 3% est dépassé, l'intéressé ne peut pas s'installer dans la commune de son choix, même s'il est vrai que des dérogations sont possibles lorsqu'il y a déjà des attaches familiales.
Hergé. Les bijoux de la Castafiore. 1963 |
Discrimination dans l'exercice du droit de vote
L'exercice des droits de la citoyenneté est également sérieusement entravé par la dispositif mis en place par la loi de 1969. En effet, une fois choisie sa commune de rattachement, la personne doit attendre trois années pour pouvoir s'inscrire sur les listes électorales (art. 10). Cette disposition est cette fois directement discriminatoire. Tout citoyen français qui s'installe sur le territoire d'une commune peut en effet s'inscrire sans délai sur les listes électorales, et les gens du voyage se voient ainsi exclus du droit de vote durant trois années, sans aucune justification. La situation est particulièrement grave pour les jeunes gens. En effet, ils doivent choisir leur commune de rattachement à l'âge de seize ans, ce qui signifie que, compte tenu du délai de trois années qui leur est imposé avant leur inscription sur les listes, ils ne pourront exercer leur droit de vote qu'à l'âge de dix neuf ans. Or, l'article 3 de la Constitution précise que le droit de vote est exercé par "tous les nationaux français majeurs (...)". L'âge de dix-huit est donc constitutionnalisé, ce qui rend la loi de 1969 directement inconstitutionnelle.
Le carnet de circulation
Le carnet de circulation que les gens du voyage doivent détenir dès l'âge de seize ans, constitue l'instrument de mise en oeuvre de cette politique. A son égard, le Conseil constitutionnel pourrait exercer son contrôle de proportionnalité. Car s'il admet la nécessité d'une commune de rattachement, on ne voit pas pourquoi ce choix se traduirait par des contraintes de nature policière. La situation des gens du voyage ressemble étrangement, sur ce point, à celle des personnes placées en résidence surveillée. Or, ce carnet de circulation, visé trimestriellement par la police, est un document purement civil et non pas pénal. La fréquence des contrôles ne saurait donc reposer sur des motifs d'ordre public, et elle apparaît disproportionnée par rapport à l'objectif de ce carnet de circulation qui est, tout simplement, de permettre l'exercice des droits du citoyen par les gens du voyage. Ce carnet de circulation ne devrait-il pas être tout simplement supprimé, dès lors que l'intéressé est dûment inscrit sur les différents fichiers qui le concernent, qu'il s'agisse du rôle fiscal ou des listes électorales ?
Le Conseil constitutionnel devrait donc, du moins on peut l'espérer, imposer une réforme de la loi de 1969. Peut-être prononcera-t-il son abrogation globale ? C'est une hypothèse possible, si l'on considère qu'une proposition de loi avait été déposée le 15 décembre 2010 devant l'assemblée nationale demandait précisément cette abrogation. Elle avait alors été initiée par le député Jean-Marc Ayrault, et la majorité de l'époque ne lui avait donné aucune suite.
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