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mardi 30 octobre 2012

La constitutionnalité de la réquisition des logements vacants

Le ministre du Logement, Cécile Duflot, n'exclut pas de réquisitionner certains logements vacants. C'est du moins ce qu'elle a déclaré  : "S'il est nécessaire, je ferai appel à l'ensemble des moyens disponibles, la réquisition fait partie de cette panoplie". Comme il fallait s'y attendre, cette annonce a suscité l'enthousiasme de l'association Droit au Logement (DAL), et l'irritation des associations de professionnels de l'immobilier. Certains d'entre eux menacent même, si une telle mesure était adoptée, de faire un recours dans le but de déposer une question prioritaire de constitutionnalité.

Une pratique ancienne

La disposition qui serait alors contestée est l'ordonnance du 11 octobre 1945, aujourd'hui codifiée par l'article L 641-1 du code de la construction et de l'habitation. Ce texte autorise le préfet, à la demande du service municipal du logement et après avis du maire, à procéder à la réquisition de logements vacants pour une durée d'un an renouvelable, en vue de les attribuer aux sans-logis. Ce texte a largement été utilisé, d'abord en 1945 après son adoption, lorsque le pays était confronté à la pénurie de logements, conséquence des destructions de la seconde guerre mondiale. Plus tard, la réquisition a de nouveau été utilisée, assez largement, durant la crise du logement des années soixante. Enfin, en 1995, après différents actions menées par l'association DAL, le gouvernement a réquisitionné 1200 logements vacants appartenant à des banques et compagnies d'assurance. Il est vrai que, dans ce dernier cas, l'action était surtout symbolique.

Aujourd'hui, la loi du 29 juillet 1998 de lutte contre les exclusions  vise plus directement les réquisitions de biens des investisseurs institutionnels. Dans leur cas, elle autorise des réquisitions qui peuvent s'étaler sur douze années, lorsque les logements sont vacants depuis plus de dix huit mois et nécessitent de gros travaux de remise en état.

Il est vrai que la constitutionnalité de l'article L 641-1 du code de la construction n'a jamais fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité. Ce dernier n'existait pas en 1945, et la QPC n'était pas ouverte aux propriétaires qui s'estimaient lésés par une telle mesure en 1960 ou en 1995. Il ne fait donc aucun doute qu'un recours contre des décisions de réquisitions actuelles pourraient donner l'occasion d'un contrôle de constitutionnalité.

Utrillo. Maison de banlieue. 1911
Un droit absolu dans sa formulation

La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 accorde certes une grande importance au droit de propriété, qualifié de "naturel et imprescriptible" par l'article 2 et d'"inviolable et sacré" par l'article 17. La célèbre décision du 16 janvier 1982 rendue par le Conseil, à propos de la loi de nationalisation, affirme que ces dispositions de la Déclaration de 1789 ont "pleine valeur constitutionnelle (...) en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l'un des buts de la société politique, et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression". L'article 544 du code civil ne fait que confirmer cette approche "absolutiste", en définissant le droit de propriété comme "le droit de jouir et disposer des choses de la façon la plus absolue".

Le droit positif, et plus particulièrement le droit constitutionnel, n'a pas abandonné cette conception qui assimile le droit de propriété à l'exercice d'une véritable souveraineté sur une chose. Dans une décision du 30 septembre 2011, consorts M. et a., rendue sur QPC, le Conseil constitutionnel s'est ainsi prononcé sur les dispositions mêmes de l'article 544 du code civil. Saisi précisément par des associations militant pour le droit au logement, il a réaffirmé le droit du propriétaire de s'adresser au juge pour expulser les occupants sans titre d'un bien immobilier. Le droit de propriété implique donc, non seulement le droit de jouir de son bien, mais encore celui d'exclure les tiers de la jouissance de celui-ci.

Si l'on s'en tenait à ces définitions du droit de propriété, on pourrait certes considérer que la QPC dirigée contre la procédure de réquisition de logements vacants a quelques chances de prospérer. La réquisition ne consiste-t-elle pas à priver un propriétaire de l'exercice de son droit de propriété ? L'atteinte concerne d'ailleurs aussi bien l'usus, défini comme le droit de jouir de son bien, que le fructus, celui d'en percevoir les fruits et enfin l'abusus, celui d'en disposer.

L'analyse est cependant beaucoup trop simple, car la définition absolutiste du droit propriété, perçu comme un fondement de la société libérale, s'accompagne d'un régime juridique beaucoup plus souple, qui admet de nombreuses restrictions à son exercice.

"Nécessité publique" et restrictions au droit de propriété

Ces limitations au droit de propriété figurent déjà dans le même article 17 de la Déclaration de 1789. Il admet qu'il peut être porté atteinte au droit de propriété en cas de "nécessité publique légalement constatée et sous la condition d'une juste et préalable indemnité". Quant à l'article 544 du code civil, il consacre certes le droit de jouir de son bien, mais sous la réserve de ne pas en faire "un usage prohibé par les lois ou les règlements." Dans sa décision du 8 avril 2011, le Conseil constitutionnel confirme ainsi que le législateur peut apporter des limites à l'exercice du droit de propriété, à la condition qu'elles soient "justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi".

Une étude historique du droit de propriété montrerait que ses restrictions sont devenues de plus en plus importantes. Le Conseil constitutionnel reconnaît, dans sa décision du 25 juillet 1989, que "les finalités et les conditions d'exercice du droit de propriété ont subi une évolution caractérisée (...) par des limitations exigées au nom de l'intérêt général". En l'espèce, on imagine mal le Conseil constitutionnel ne pas reconnaître  le logement des sans-abri comme une préoccupation d'intérêt général.

Quant au contrôle de proportionnalité, il consiste, pour le Conseil, à apprécier la "nécessité publique" de la réquisition. Observons cependant que la Déclaration de 1789 précise que cette "nécessité publique" doit être "légalement constatée".  Il appartient donc au législateur de définir quel intérêt général justifie une atteinte au droit de propriété. Il y a donc de fortes chances que le Conseil estime qu'il n'a pas, sur ce point, à se substituer au parlement.

Reste que toute atteinte au droit de propriété doit s'accompagner d'une "juste et préalable indemnité" (art. 17 DDHC). Et le Conseil constitutionnel se montre exigeant sur ce point, puisque, à ses yeux, une indemnité est "juste", lorsqu'elle couvre l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain. Autrement dit, la collectivité qui décide d'une réquisition un logement vacant doit non seulement le remettre en état à ses frais, mais encore payer au propriétaire une indemnité égale au versement d'un loyer auquel s'ajoute encore l'indemnisation du dommage causé par l'immobilisation du bien.

Le coût de l'opération

La question posée est donc celle de la procédure utilisée pour garantir le droit au logement. La réquisition a la préférence des associations, pour des raisons d'ordre symbolique. Ne s'agit il pas, au moins en théorie, de "faire payer les riches", ceux qui ont des biens immobiliers vacants ? L'expropriation, en revanche, n'est guère envisagée. Et pourtant, elle permettrait aux collectivités publiques d'accroître, de manière pérenne, le parc de logements sociaux, à un coût sans doute pas beaucoup plus élevé que des réquisitions qui imposent des indemnisations coûteuses pour les deniers publics, et qui se traduisent finalement, par un retour du bien à son propriétaire.



dimanche 28 octobre 2012

L'IVG, entre droit de la femme et prestation

Dans le cadre de la loi de financement de la Sécurité sociale, l'Assemblée nationale a adopté, le 26 octobre 2012, le principe du remboursement à 100 % de la contraception pour les jeunes femmes de quinze à dix-huit ans, et de l'IVG pour toutes les femmes concernées. Ce dernier point suscite bon nombre de réactions, mais il est vrai que toute mesure concernant l'IVG a pour effet de faire resurgir les critiques des opposants à la loi Veil de 1974.

La nouvelle loi de financement de la sécurité sociale ne modifie cependant en rien la pratique de l'IVG. La loi du du 31 décembre 1982 avait en effet déjà posé le principe d'une prise en charge de l'IVG par la collectivité. La loi actuellement débattue ne fait donc qu'élargir cette prise en charge qui était déjà de 100 % pour les mineures, de 70 % pour les interventions réalisées en ville, et de 80 % pour celles effectuées en milieu hospitalier.

Un droit de la femme

Ce texte peut sans doute être présenté comme le point d'aboutissement d'une évolution qui rattache l'IVG à la liberté individuelle de la femme concernée. En 1974, la loi Veil envisageait l'interruption de grossesse comme une simple tolérance, un moyen de lutte contre les avortements illégaux mettant en danger la santé, et même la vie, des femmes. A cette même époque, en 1973, la Cour Suprême a rattaché l'IVG à la vie privée, avec l'arrêt Roe v. Wade rendu par la Cour suprême en 1973.

Peu à peu, le droit français a évolué, avec notamment la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001. Il estime en effet que la loi du 4 juillet 2001 qui allonge à douze semaines le délai pendant lequel la grossesse peut être interrompue "n'a pas rompu l'équilibre (...) entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme qui découle de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen". L'IVG se trouve ainsi rattachée à la liberté de la femme, c'est à dire à la liberté individuelle.

La jurisprudence des juges du fond n'a fait que confirmer cette évolution. Elle considère que la "situation de détresse" susceptible de justifier l'IVG non thérapeutique est appréciée par la femme elle-même. Certes, l'article L 162-4 du code de la santé publique énonce que "chaque fois que cela est possible, le couple participe à la consultation et à la décision à prendre", mais cette disposition est dépourvue de toute sanction juridique. Le Conseil d'Etat a, au contraire, précisé que ce texte "n'a ni pour objet, ni pour effet, de priver la femme majeure du droit d'apprécier elle même si sa situation justifie l'interruption de grossesse". En d'autres termes, l'IVG est un droit exclusif de la femme, et même de la femme mineure qui peut se passer de l'autorisation parentale, à la condition toutefois qu'elle soit accompagnée, dans sa démarche, d'une "personne majeure de son choix" (art. L 2212-7 et s. csp).

Maternité. Albert Gleizes. 1920

Une prestation

L'élargissement de la prise en charge de cette intervention par la collectivité publique révèle une évolution vers un droit de prestation, un passage discret mais réel du droit individuel vers le droit social. On peut évidemment le comprendre, dès lors que cette prestation a pour finalité de garantir l'effectivité du libre choix de la femme. Un coût trop élevé de l'intervention porterait en effet une atteinte très grave au principe d'égalité et à l'exercice concret de ce libre choix.

Il n'en demeure pas moins que la gratuité totale peut aussi avoir comme effet pervers une certaine banalisation de l'IVG, comme si l'interruption d'une grossesse constituait une alternative à sa prévention. Cette crainte n'est pas seulement formulée par les opposants de l'IVG mais aussi par ceux là mêmes qui en sont les partisans les plus convaincus. Madame Veil affirmait déjà, en 1974, que l'IVG devait "rester l'exception, l'ultime recours pour des situations sans issue". Or, depuis cette date, les études de l'INED montrent que le nombre d'IVG n'a pas baissé, et demeure de l'ordre de 200 000 par an.

Cette situation est évidemment préoccupante, car elle montre que la généralisation de la contraception (82 % des femmes l'utilisent) n'entraîne pas une diminution des interruptions de grossesse.  Au demeurant, l'analyse fine de ces statistiques pourrait apporter une meilleure connaissance de celles qui décident d'interrompre leur grossesse pour des motifs non thérapeutiques. Peut être serait-il alors possible de mettre en oeuvre une prise en charge proportionnée à leurs ressources ?

Comment garantir le droit à la maternité choisie ? 

Nul doute que cette situation devrait, en tout cas, susciter une réflexion sur les meilleurs moyens de garantir le "droit à  la maternité choisie", et il conviendrait sans doute de dissocier les régimes juridiques de la contraception et de l'IVG. La maternité choisie est d'abord le contrôle des naissances et il serait peut être opportun de privilégier la contraception, de garantir sa gratuité totale, surtout pour les mineures. L'IVG n'est qu'un "ultime recours", pour reprendre la formule de madame Veil, et la question la plus importante n'est sans doute pas celle de sa gratuité, mais celle des moyens à mettre en oeuvre pour développer d'autres moyens, moins traumatisants, de garantir le droit des femmes à contrôler les naissances.




vendredi 26 octobre 2012

Asile et examen particulier du dossier

Dans un arrêt du 3 octobre 2012, Cimade et autres, le Conseil d'Etat annule une note du directeur de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), donnant instruction aux responsables des divisions territoriales de cet Office de rejeter "impérativement" les demandes d'asile formulées par des étrangers qui se trouvent placés en procédure prioritaire après s'être soustraits volontairement au relevé de leurs empreintes digitales.  Rappelons que la "procédure prioritaire", formule bien peu éclairante, désigne une procédure de demande d'asile qui ne donne pas droit au maintien sur le territoire, soit parce que le demandeur est originaire d'un pays considéré comme garantissant sa sécurité, soit parce que sa présence sur le territoire français constitue une menace pour l'ordre public, soit enfin parce que sa demande est manifestement frauduleuse et vise, par exemple, à faire échec à une mesure d'éloignement. 

Sur le fond, il peut sembler parfaitement normal de rejeter la demande d'un demandeur d'asile qui se soustrait à l'obligation de coopération qui est la sienne, soit par un refus direct, soit en altérant délibérément l'extrémité de ses doigts pour rendre impossible le relevé de ses empreintes. Le Conseil d'Etat avait d'ailleurs estimé, dans une ordonnance de référé du 2 novembre 2009, que les autorités publiques pouvaient rejeter la demande d'autorisation provisoire de séjour émanant d'un demandeur d'asile refusant le relevé de ses empreintes. De même, dans un arrêt du 19 juillet 2011, également saisi par la Cimade, le juge administratif avait rejeté le recours contre une circulaire énonçant que l'altération volontaire des empreintes digitales devait être considérée comme révélant une intention de fraude, au sens de l'article L 741-4 Ceseda. 

La décision d'octobre 2012, si on la compare à cette jurisprudence, pourrait être présentée comme un revirement important de la Haute Juridiction. En réalité, il ne s'agit pas d'un revirement de fond, mais bien davantage d'un rappel de certains principes généraux. Ce rappel est d'ailleurs, comme souvent dans la jurisprudence du Conseil d'Etat, largement dépourvu de conséquences pratiques. En effet, par une ordonnance de référé du 11 janvier 2012, le juge avait déjà  suspendu la note contestée, avant que le gouvernement l'abroge. La décision d'octobre 2012 peut donc donner quelques leçons de droit administratif, sans autre effet que l'annulation rétroactive d'un texte déjà abrogé. 

Bertillon. Classement des empreintes digitales. 1903


L'examen particulier du dossier

Le motif essentiel de la décision réside sur l'incompatibilité de la note avec la règle de l'examen particulier du dossier, règle qui s'applique à toutes les décisions prises en considération de la personne. On peut la formuler de la manière suivante : tout administrateur, avant d'exercer son pouvoir discrétionnaire, doit étudier les circonstances propres et l'affaire et ne peut donc rejeter une demande en s'appuyant sur un seul motif d'ordre général. Le juge annule donc toute décision non précédée d'un examen particulier du dossier, souvent sans préciser s'il annule pour vice de procédure ou pour erreur de droit (voir l'arrêt du 11 mai 2005, Préfet de l'Isère c. Hioul). En l'espèce, ce n'est donc pas tant le rejet de la demande d'asile qui est sanctionné en soi, mais le fait que ce rejet ait été prononcé de manière automatique, dès lors que le demandeur s'était soustrait au relevé de ses empreintes digitales. A ce stade en effet, rien ne permet de savoir si cette absence d'empreintes digitales relève d'une obstruction délibérée, ou d'une circonstance extérieure certes rare mais pas inimaginable, par exemple l'absence d'empreintes liée à d'éventuelles tortures subies dans le pays d'origine. 

Or l'examen individuel de la demande d'asile est imposé par la loi, en l'occurrence la partie législative du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda). Il impose même un strict respect du contradictoire, avec l'audition de l'intéressé par l'OFPRA (art. L 723-3 Ceseda). Dès lors que l'asile est refusé d'office, et que l'étranger perd son droit de demeurer sur le territoire le temps de l'instruction de sa demande, il est évident que la procédure contradictoire disparaît purement et simplement. Le juge mentionne alors que les conséquences de cette mesure sont disproportionnées, puisqu'elle fait perdre à l'étranger toute possibilité d'expliquer son attitude. 

A la limite de l'incompétence

Au-delà de ce rappel d'un principe fondamental de la procédure administrative, le juge n'est certainement pas insensible au fait qu'un tel rejet automatique ait été décidé par une simple note du directeur de l'OFPRA, autrement dit un texte qui peut être considéré comme une circulaire. Appliquant la jurisprudence Duvignères, le juge estime que cette note peut être annulée, dans la mesure où elle viole un principe général du droit. Il aurait aussi bien pu considérer que, par l'automatisme qu'elle imposait, elle ajoutait une règle nouvelle au droit positif. Il pouvait alors l'annuler pour incompétence, dès lors que le responsable de l'OFPRA ne dispose pas du pouvoir réglementaire. 

Considérée sous cet angle, la décision du Conseil d'Etat sanctionne, plus largement, une tendance générale à remettre en cause les procédures existantes par de simples circulaires, dans une opacité qui, en soi, constitue une atteinte à la lisibilité de la norme juridique. Un rappel qui n'est pas inutile, d'autant que l'OFPRA peut toujours refuser une demande d'asile formulée par une personne qui refuse le relevé de ses empreintes digitales.


mardi 23 octobre 2012

Où l'on reparle de la police de proximité

Madame Eliane Assassi, sénatrice de Seine Saint Denis et une vingtaine de sénateurs du groupe CRG-SPC (qui rassemble les membres du Parti communiste et du Parti de gauche) ont déposé le 6 juillet 2012 une proposition de résolution "relative à la politique de la France en matière de sécurité", qui devrait bientôt être examinée par le Sénat. Sous cet intitulé très général, les auteurs de la proposition veulent affirmer qu'"il est indispensable de rétablir une police de proximité - peu importe le nom qu'on lui donne (...)".

La résolution parlementaire

Ce type de résolution trouve son origine dans la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui a introduit un nouvel article 34-1 dans la Constitution. Il autorise chaque assemblée parlementaire à voter des résolutions, c'est à dire à donner un avis, sur des questions de son choix. La Constitution précise cependant que ces résolutions ne doivent, en aucun cas, engager la responsabilité gouvernementale. Cela n'empêche pas le gouvernement de susciter le vote de résolutions dans le but de tester la volonté parlementaire de mener à bien une réforme. C'est ainsi, par exemple, que la résolution votée par l'Assemblée nationale le 12 mai 2010 a mis en lumière l'existence d'une solide majorité en faveur de la loi sur l'interdiction du voile intégral dans l'espace public. Il n'est guère douteux qu'un vote largement majoritaire de la résolution sur la police de proximité pourrait conduire à officialiser, dans la loi, une nouvelle doctrine d'emploi des forces de sécurité. 

Théoriser une pratique ancienne

La police de proximité repose sur trois piliers. Le premier réside dans une approche globale de l'ordre public qui comporte une triple démarche préventive, dissuasive et répressive. Le second, dans une intervention au coeur de la population, dans laquelle les forces de police doivent se fondre afin de répondre à ses attentes en matière de sécurité. Le troisième enfin impose une série de coopérations entre l'Etat et les collectivités territoriales, mais aussi entre les collectivités publiques et le secteur associatif, afin de permettre une meilleure mobilisation en faveur de la sécurité. Cette définition, qui a suscité bon nombre d'études et de débats, ne fait finalement que théoriser une pratique déjà bien connue. C'est ainsi que le fonctionnement de la Gendarmerie a toujours reposé sur une connaissance aussi profonde que possible du territoire et une coopération étroite avec les élus locaux. Autrement dit, la Gendarmerie faisait de la police de proximité comme monsieur Jourdain de la prose, sans le savoir.


Policiers de proximité, immergés dans la population
Hergé. Le crabe aux pinces d'or. 1944


Si la notion de police de proximité a été initiée dès 1998 par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l'intérieur du gouvernement Jospin, elle a donné à une expérimentation très progressive, avant d'être généralisée par la loi du 29 août 2002 d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure

Aucun bilan sérieux n'a pu être établi de cette pratique nouvelle car Nicolas Sarkozy a mis brutalement fin à la police de proximité. Ministre de l'intérieur, il a affirmé, lors d'une visite au commissariat de Bellefontaine en février 2003, avec un sens de la nuance qui lui est propre, que "la police n'est pas là pour organiser des tournois sportifs mais pour arrêter des délinquants". La police de proximité a donc été abandonnée, au profit d'une politique dirigée dans deux directions. D'une part, une démarche résolument sécuritaire s'est traduite par le développement considérable des fichiers, du recours à la biométrie et à la vidéosurveillance. D'autre part, un renforcement de la répression pénale a suscité notamment la mise en place des peines planchers, de la rétention de sûreté, de la mise en question de la justice des mineurs.  

Aujourd'hui, la proposition de résolution initiée par les sénateurs du groupe CRG-SPG fait ressurgir la police de proximité. Nul ne sait si cette tentative aboutira, mais elle présente au moins l'intérêt de susciter une réflexion globale sur la sécurité. 

Droit à la sécurité ou égalité devant la sécurité

Les pseudo-criminologues ont souvent prétendu, ces dernières années, qu'il existait un droit à la sécurité. Il ne figure pourtant dans aucune disposition constitutionnelle, et le Conseil constitutionnel s'est limité, dans une décision du 22 juillet 1980, à affirmer que "la sécurité des personnes et des biens" est un "principe de valeur constitutionnelle". Encore s'agissait-il, à l'époque, de justifier la limitation du droit des grève pour les personnes travaillant des sites nucléaires, et non pas de garantir un droit à la sécurité dont pourraient se prévaloir les citoyens. Seule la loi, ou plus exactement les lois successives, déclarent depuis 1995 que "la sécurité est un droit fondamental", formulation reprise par tous les textes sécuritaires, de manière quelque peu incantatoire, sans que ces dispositions se voient attribuer un contenu normatif précis. 

La notion de police de proximité présente l'intérêt de ne pas susciter la recherche d'un hypothétique droit à la sécurité. A dire vrai, cette consécration est bien inutile dès lors qu'est garantie l'égalité des citoyens devant la sécurité. Il s'agit en effet d'irriguer l'ensemble du territoire, de s'assurer qu'aucun espace n'est à l'écart de la politique publique de sécurité, soit parce que la délinquance en a fait une zone de non droit abandonnée des pouvoirs publics, soit parce que la faible densité de population a servi à justifier la réduction des personnels, la fermeture des commissariats ou le regroupement des brigades de gendarmerie. Dans tous les cas, il ne s'agit plus de développer un discours sécuritaire de nature dogmatique, mais d'assurer tout simplement la sécurité, préoccupation essentiellement pragmatique.



dimanche 21 octobre 2012

Le canard coquin et la Constitution

Au milieu des graves sujets de société, il est des questions en apparence plus futiles, mais qui, finalement, mettent parfaitement en lumière les tensions actuelles entre le libéralisme le plus largement entendu et le retour à un certain ordre moral. On se souvient que, le 29 février 2012, deux associations catholiques ont obtenu du tribunal correctionnel de Paris la condamnation du responsable d'un magasin proche du Centre Pompidou. Son magasin était spécialisé dans la vente de sex toys, et la loi sur la protection de l'enfance, punit d'une peine de deux années d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende le fait de vendre des objets pornographiques à moins de deux cents mètres d'un établissement d'enseignement. 

En l'espèce, le propriétaire du magasin a été condamné, mais dispensé de peine. En revanche, sa condamnation l'a contraint à la fermeture, et il a donc choisi de faire appel, joignant à cette procédure une QPC portant sur la constitutionnalité des dispositions qui constituent le fondement de sa condamnation. 

Pour le moment, la procédure ne fait que commencer, mais la QPC a déjà franchi la première étape, celle du juge du fond qui a transmis, le 17 octobre 2012, le dossier à la Cour de cassation. Celle-ci doit encore accepter la transmission au Conseil constitutionnel, pour que les moyens d'inconstitutionnalité soient examinés. Les requérants soulèveront probablement deux moyens essentiels, d'une part la clarté et l'intelligibilité de la loi, d'autre part l'atteinte qu'elle porte à la liberté d'entreprendre.

Clarté et intelligibilité de la loi

Devant les juges du fond, le débat porte sur la question de savoir si un sex toy constitue, ou non, un "objet pornographique" au sens de la loi. Devant le juge constitutionnel, le débat pourrait porter sur le défaut de clarté et d'intelligibilité de la loi, dès lors que cette notion d'"objet pornographique" n'est pas explicitée par le législateur. La Cour européenne, depuis sa décision Sunday Times du 26 avril 1979, exige qu'une loi qui pose des restrictions à l'exercice d'une liberté, en l'espèce la liberté d'entreprendre, soit précise et prévisible. Le Conseil constitutionnel adopte une position très proche, avec une décision du 16 décembre 1999 qui érige le "principe d'accessibilité et d'intelligibilité" en "objectif à valeur constitutionnelle". En matière de liberté d'entreprendre précisément, le Conseil a ainsi censuré sur ce fondement les dispositions trop imprécises d'une loi d'orientation sur l'outre mer (décision du 7 décembre 2000). Ce principe s'applique de manière particulièrement rigoureuse en matière pénale, dès lors qu'il a pour fonction de garantir le respect du principe de sûreté. En effet, la Cour de cassation n'hésite pas à annuler une condamnation au motif que "le texte d'incrimination est entaché d'équivoque et d'imprécision". 

Il n'est évidemment pas certain que les requérants obtiennent gain de cause sur ce fondement. Le Conseil pourrait cependant s'interroger sur cette notion d'"objet pornographique" qui repose non pas sur des données objectives mais sur une appréciation très largement subjective. Il pourrait également être sensible au fait que ces objets sont désormais vendus dans des grandes surfaces, voire chez Sonia Rykiel. Enfin, il pourrait aussi s'interroger sur l'imprécision de la notion d'"établissement d'enseignement" contenue dans la loi. En effet, la vente de sex toys n'a sans doute pas un impact identique à proximité d'une école élémentaire ou d'un lycée. 

Atteinte à la liberté d'entreprendre

Le propriétaire du magasin, dès lors qu'il était condamné par le juge pénal, s'est vu contraint à la fermeture, et les trois employés qui travaillaient avec lui ont été licenciés. Il invoquera donc nécessairement l'atteinte à la liberté d'entreprise entrainée par les dispositions de la loi sur la protection de l'enfance. 

La liberté d'entreprendre peut être définie très simplement comme le droit d'exercer l'activité de son choix, et par conséquent de créer ou d'acquérir une entreprise. Le Conseil constitutionnel l'a mentionnée pour la première fois dans sa décision du 16 janvier 1982 sur les nationalisation : "La liberté qui, aux termes de l'article 4 de la Déclaration de 1789, consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne saurait être elle-même préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d'entreprendre". Peu à peu, le juge constitutionnel a d'ailleurs associé la liberté d'entreprendre au droit de propriété, par exemple lorsqu'il annule, dans une décision du 7 décembre 2000, des dispositions législatives permettant de soumettre à autorisation administrative le changement de destination d'un local commercial. 


Comme dans bien d'autres domaines, le Conseil constitutionnel exerce donc un contrôle de proportionnalité, examinant très attentivement si les dispositions législatives contestées portent une atteinte excessive à la liberté d'entreprise. Dans l'examen de la loi sur la protection de l'enfance, celle-là même qui a conduit à la condamnation de notre vendeur de sex toys, le Conseil pourrait estimer que la liberté d'entreprendre subit une atteinte particulièrement grave. L'interdiction de vendre de tels objets à moins de deux cents mètres d'un établissement scolaire, quel qu'il soit,  public ou confessionnel, école maternelle ou lycée, conduit en effet à limiter considérablement la possibilité d'installation de ce type de commerce, alors même qu'il n'est pas formellement prohibé par le législateur. 

Le problème de constitutionnalité existe bel et bien, et on ne peut qu'espérer que la Cour de cassation transmettra la QPC au Conseil constitutionnel. Peut être trouvera t il quelque inspiration dans la jurisprudence du Conseil d'Etat ? Souvenons que le juge administratif, saisi d'un recours contre une décision du préfet maritime, gouverneur de Toulon, interdisant aux "filles publiques" d'arpenter les trottoirs et de fréquenter les débits de boisson situés à proximité de la base maritime, a accepté d'examiner le recours. Il a apprécié la mesure prise au regard de la liberté d'aller et de venir de ces dames, et de la liberté du commerce et de l'industrie pour les tenants de ces débits de boisson. C'était le célèbre arrêt dame Dol et Laurent, le 28 février 1919. 


jeudi 18 octobre 2012

Google, bienfaiteur de l'Habeas Data européen

La CNIL a rendu publiques, le 16 octobre 2012, ses conclusions sur les pratiques de Google, et leur conformité, ou plutôt non-conformité au droit européen de la protection des données. Leur intérêt réside d'abord dans leur existence même, car la CNIL est intervenue, mandatée par le G 29, ce groupe qui réunit l'ensemble des institutions chargées de la protection des données dans l'Union européenne. Sur ce point, Google a au moins permis l'émergence d'une Europe de la protection des données, qui s'oppose à un droit américain gouverné par le principe de libre circulation des informations.

L'usage commercial des données personnelles

Voilà déjà plusieurs mois que les relations entre Google et l'Union européenne sont particulièrement tendues. En janvier 2012, l'entreprise annonçait la mise en place de nouvelles règles de confidentialité au profit de ses utilisateurs. Précisons d'emblée que ces derniers ne sont pas seulement les personnes qui font usage du moteur de recherches bien connu, mais aussi celles qui ouvrent un compte pour bénéficier d'une adresse courriel et de différents services, incluant un réseau social. Elles sont donc conduites à divulguer des données personnelles. L'idée globale de Google est de fusionner toutes ces données personnelles,  et de les combiner pour obtenir des profils permettant, par exemple, d'envoyer des publicités ciblées plus efficaces. La vie privée des personnes, les sites qu'elles fréquentent, leurs goûts, permettent ainsi d'accroître les ressources publicitaires de l'entreprise.

P. Geluck. Le Chat.


Google, au-dessus du droit européen ?

Aux yeux de Google, la protection des données relève de la politique d'entreprise, et se concrétise par un lien contractuel. Encore s'agit-il d'un contrat d'adhésion, auquel l'internaute souscrit par un simple clic, sans pouvoir négocier les termes du contrat. Le plus souvent d'ailleurs, il ne l'a pas lu. En l'espèce, les règles de confidentialité élaborées par Google se réduisent donc à un étalage de bons sentiments, une sympathique affirmation que l'entreprise se conforme à "plusieurs chartes d'auto-régulation", et envisage même, dans sa grande bonté, de "ccopérer" avec les "autorités locales".

Inutile de dire que les "autorités locales", et plus précisément la CNIL, ont été agacées par ce comportement un tant soit peu condescendant. Les conclusions récemment publiées indiquent que cette irritation n'a pas disparu. L'enquête diligentée par la CNIL s'est heurtée à une évidente mauvaise volonté. La Commission affirme que Google  "n'a pas fourni de réponse satisfaisante sur des points essentiels comme la description de tous les traitements de données personnelles qu'il opère ou la liste précise des plus de soixante politiques de confidentialité qui ont été fusionnées dans les nouvelles règles". En clair, l'entreprise a pratiqué la technique de l'enfumage pour entraver l'enquête de la CNIL.

Aujourd'hui, la CNIL tire les conséquences de cette situation. Au nom du G 29, elle donne à Google trois mois pour fournir des éclaircissements supplémentaires sur la protection des données personnelles, et plus particulièrement sur la manière dont elle compte obtenir le consentement des personnes sur la collecte, la conservation et la combinaison éventuelle des données qui les concernent.

Une sanction ou des sanctions ? 

La CNIL fait ce qu'elle peut, et elle parle au nom du G 29. Ce groupe n'est pas dépourvu d'existence juridique puisqu'il est issu de l'article 29 de la directive du 24 octobre 1995 (d'où son nom). En revanche, son pouvoir de décision est inexistant. Tout au plus peut-il donne quelques recommandations, dépourvues d'autorité juridique.

Il est vrai qu'en l'espèce, cette absence d'autorité juridique est, en quelque sorte, compensée par l'unanimité des agences européennes chargées de la protection des données. Si le G. 29, ou la CNIL agissant au nom du G 29 ne peut prononcer de sanction à l'égard de Google, chaque agence peut prononcer la sanction adéquate au regard de son droit interne. Google ne risque donc pas une sanction, mais vingt sept. Le montant des amendes peut être très varié. On sait que la CNIL a déjà condamné Google à 100 000 € pour les atteintes à la vie privée suscitées par son service "Street View". En revanche, les Pays Bas, à propos de ce même service, ont obtenu une modification des pratiques de Google, sous la menace d'une amende s'élevant à un million d'euros.

Cette situation pourrait cependant prochainement évoluer avec l'adoption de la nouvelle directive européenne sur la protection des données personnelles qui devrait remplacer celle de 1995. Pour le moment, on sait qu'est envisagée une réglementation permettant de prononcer une sanction européenne, l'amende prévue s'élevant à 2 % du chiffre d'affaires de l'entreprise. Si Google continue à opposer l'inertie aux demandes de la CNIL, elle risque, à terme, de faire l'objet de poursuites sur le fondement du nouveau texte, dont l'adoption devrait intervenir fin 2013. Décidément, Google est une sorte de bienfaiteur pour la construction du droit européen de la protection des données.



mardi 16 octobre 2012

Clause de conscience du maire, mariage homosexuel, et hérésie juridique

L'élargissement du mariage aux personnes de même sexe suscite un émoi un peu inattendu, si l'on considère qu'une douzaine de pays, dont l'Espagne, pays concordataire, ont déjà intégré l'union homosexuelle dans leur système juridique, sans provoquer une telle agitation. Il est vrai que l'opposition a choisi de faire de ce sujet un véritable cheval de bataille, estimant sans doute que les questions de société sont plus mobilisatrices que la crise économique. Un "Collectif des maires pour l'enfance", dirigé par Philippe Gosselin, député-maire UMP de Rémilly sur Lozon (Manche), demande ainsi une consultation des élus avant toute réforme. Son objet serait de déterminer "s'ils sont demandeur d'une clause de conscience qui leur permette de ne pas célébrer ces mariages". De son côté, Jacques Bompard, député-maire d'Orange (Ligue du Sud) demande aux élus de signer une pétition en faveur d'un "droit de retrait".

Dans les deux cas, l'idée est la même. Dès lors que ces élus ne sont pas en mesure d'empêcher le vote de la loi, ils se proposent d'écarter son application. S'il est vrai qu'ils ont parfaitement le droit d'exprimer leur opposition, il n'en demeure pas moins que cette proposition, qu'elles soit formulée en "clause de conscience" ou en "droit de retrait" va à l'encontre de la conception républicaine de la loi comme du principe de laïcité.

La conception républicaine de la loi

Dans notre système juridique, la loi est l'expression de la volonté générale, et chaque citoyen participe indirectement à son élaboration, soit directement par referendum, soit indirectement par l'intermédiaire de ses représentants. Expression de l'ensemble des citoyens, la loi s'applique également à chacun, comme l'affirme la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.



Georges Brassens. Trompettes de la Renommée


Le maire, officier d'état civil

Pour demander une clause de conscience, les élus UMP s'appuient, à tort, sur le principe de décentralisation. A leurs yeux, un maire doit pouvoir s'opposer à la loi votée par le parlement, puisqu'il dispose d'une compétence générale pour gérer les affaires locales. Ils oublient cependant, ou plutôt ils feignent d'oublier, que le maire est une autorité particulière. Il est à la fois autorité décentralisée, et déconcentrée. Il dispose certes d'une autonomie réelle pour exercer ses compétences décentralisées, par exemple pour définir, avec le conseil municipal, la politique d'urbanisme dans sa commune, voire pour exercer son pouvoir de police. Dans ce cas, il n'est soumis qu'au contrôle de légalité du juge administratif, éventuellement saisi par le préfet. Lorsqu'il s'agit de compétences déconcentrées, le maire agit comme agent de l'Etat, comme n'importe quel fonctionnaire. Il doit appliquer la loi votée par le parlement. C'est justement le cas en matière d'état-civil et de mariage. C'est ainsi que Noël Mamère a été suspendu de ses fonctions de maire de Bègles en 2004 pour avoir célébré un mariage homosexuel, alors que la loi l'interdisait. A l'inverse, si la loi autorise bientôt le mariage entre deux personnes de même sexe, les élus locaux ne pourront refuser de célébrer un tel mariage, puisqu'ils agissent, dans ce cas, en leur qualité d'officier d'état civil.

Le parallélisme avec la clause de conscience du médecin

C'est précisément cette qualité d'officier d'état-civil qui interdit d'assimiler une éventuelle clause de conscience du maire à celle accordée aux médecins qui refusent de pratiquer des IVG. Observons d'ailleurs que, contrairement à ce qui est souvent affirmé, le code de la santé publique affirme certes qu'"un médecin n'est jamais tenu de pratiquer une IVG" (art. L 2212-8 csp), mais le législateur a fait en sorte que la faculté offerte au médecin d'opposer la clause de conscience ne puisse constituer une entrave à la pratique de IVG. La loi impose donc au praticien qui refuse de pratiquer un tel acte d'informer sans délai la femme concernée de sa décision, et de lui indiquer le nom d'un praticien susceptible de réaliser l'intervention. En dehors de cette protection législative de l'IVG, on constate que la clause de conscience est d'une autre nature que celle revendiquée en matière de mariage homosexuel. D'une part, le médecin n'est pas un agent  public dont la mission unique est d'appliquer la loi. D'autre part, la clause de conscience du médecin peut trouver son origine dans des considérations éthiques liées à sa mission, à son éventuel refus de supprimer un embryon, même de quelques semaines. Lors d'un mariage homosexuel, l'élu local n'est pas confronté à ce type de difficulté. Il ne donne pas la mort et ne porte préjudice à personne.

Le mariage civil, considéré comme un sacrement

Le seul motif réel de cette demande de clause de conscience réside donc dans un amalgame entre le mariage religieux et le mariage civil. Pour les élus, le mariage civil est considéré comme un sacrement, et il doit donc être interdit aux couples homosexuels. Cet amalgame revient à imposer une image du mariage directement calquée sur les positions de l'Eglise catholique. On sait en effet que d'autres religions, comme le protestantisme considèrent le mariage, non pas comme un sacrement, mais comme un engagement donnant lieu à une bénédiction devant la communauté des fidèles. Directement inspirée du dogme catholique, cette clause de conscience constituerait une atteinte directe au principe de laïcité. Ce dernier implique la neutralité de l'Etat, qui impose un égal respect de toutes les religions, à la condition toutefois qu'elles demeurent dans la sphère privée.

Reconnaître au maire une clause de conscience l'autorisant à refuser un mariage reviendrait à faire pénétrer le droit religieux catholique dans la sphère laïque, ce qui est rigoureusement l'inverse de la neutralité de l'Etat. Il convient de rappeler, une nouvelle fois, que le mariage civil n'est rien d'autre qu'un acte d'état civil, un union officielle devant la loi, et pas devant Dieu. Décidément, le combat pour la laïcité n'est jamais achevé.


samedi 13 octobre 2012

Travail forcé et servitude : la Cour européenne sanctionne le droit français

La servitude, communément assimilée à l'esclavage, est souvent perçue, dans notre société, comme l'objet de ce devoir de mémoire, si souvent invoqué. Elle relève d'un passé coupable, d'une époque heureusement révolue, grâce au célèbre décret Schoelcher de 1848 qui l'a définitivement abolie. Le problème est que la servitude existe encore, et pas seulement dans quelques Etats défaillants. Elle existe sur le territoire français, de manière souterraine et dans une relative indifférence. La Cour européenne, dans un arrêt C.N. et V. du 11 octobre 2012 vient nous le rappeler. 

Esclavage ordinaire à Ville d'Avray

Mme C.N. et Mme V. sont deux soeurs, de nationalité française, nées au Burundi, respectivement en 1978 et 1984. Leurs parents ayant été tués durant  la guerre civile intervenue dans ce pays en 1993, un conseil de famille décide de les confier à leur oncle et tante, M. et Mme M. Ces derniers, de nationalité burundaise, résident en France, et M. M., ancien ministre du gouvernement burundais, est désormais fonctionnaire à l'Unesco. Arrivées en France, l'une en 1994 à l'âge de seize ans, et l'autre en 1995 à l'âge de dix ans, les deux soeurs logent dans la maison de leur oncle, à Ville d'Avray. Elles couchent dans une cave non aménagée et mal chauffée, n'ont pas accès à une salle de bain, et ne partagent pas les repas de la famille qui compte sept enfants. L'aînée est employée comme "bonne à tout faire" sans aucune rétribution ni jour de repos. La cadette était scolarisée, mais devait se rendre au collège à pied et ne pouvait manger à la cantine. En 1995, le service départemental d'action sociale des Hauts de Seine procède à un signalement d'enfants en danger auprès du procureur, dossier qui fut classé sans suite après enquête de la brigade des mineurs. Il est vrai que le statut diplomatique de M. M. faisait alors obstacle à une enquête sérieuse. 

Indulgence des juges 

C'est seulement en 1999 que les deux soeurs parviennent à s'enfuir, pour rejoindre l'association Enfance et Partage. Le parquet de Nanterre ouvre une enquête, et obtient du directeur général de l'Unesco la levée de l'immunité de juridiction de M. M. Après avoir multiplié les recours pendant six années, à la fois sur la question de l'immunité et sur une première ordonnance de non-lieu partiel, les époux M. sont enfin jugés par le tribunal correctionnel le 17 septembre 2007, pour avoir soumis des personnes vulnérables à des conditions de travail et d'hébergement indignes. M. M. est condamné à douze mois d'emprisonnement, Mme M. à quinze mois, car elle est aussi poursuivie pour violences aggravées. Tous deux bénéficient du sursis. A cela s'ajoute une amende de 10 000 € et 24 000 € de dommages intérêts. Cette condamnation, bien légère, est largement atténuée par la Cour d'appel de Versailles le 29 juin 2009. Elle estime que les conditions de vie des jeunes filles étaient certes "mauvaises, inconfortables et blâmables", mais qu'elle n'emportaient pas réellement d'atteinte à leur dignité. Ne subsiste donc que la condamnation pour violence aggravée à l'égard de Mme M., qui se traduit par une amende de 1500 €. Cette décision est ensuite confirmée par la Cour de cassation, le 23 juin 2010. 

Femmes esclaves chargées du lavage. Grèce. 


Victimes du principe de non rétroactivité

Observons que les jeunes requérantes sont les victimes directes des époux M., et indirectes du principe de non rétroactivité. A la suite de différentes affaires d'esclavage domestique, la loi du 18 mars 2003 a en effet ajouté au Code pénal un article 225-13 qui punit "le fait d'obtenir d'une personne, dont la vulnérabilité ou l'état de dépendance sont apparents ou connus de l'auteur, la fourniture de services non rétribués ou en échange d'une rétribution manifestement sans rapport avec l'importance du travail accompli". Cette infraction est assortie d'une peine particulièrement lourde, de cinq ans d'emprisonnement et de 150 000 Euros d'amende. 

Le problème est que les époux M. ne peuvent être condamnés sur ce fondement, puisque les faits de l'espèce sont antérieurs à 2003. On peut néanmoins s'étonner que les juges n'aient pas utilisé l'arsenal juridique à leur disposition  (atteinte à la dignité de la personne, abus de faiblesse...) pour prononcer des peines un peu en plus en rapport avec les exigences de la nouvelle législation. 

Heureusement pour l'Etat de droit, les jeunes victimes, soutenues par Enfance et Partage, n'ont pas abandonné le combat et son allées devant la Cour européenne. Celle-ci se fonde directement sur l'article 4 de la Convention européenne qui sanctionne "l'esclavage et le travail forcé" (al. 2) ainsi que la "servitude" (al. 1).

Travail forcé et servitude

La Cour définit le travail forcé comme celui exigé "sous la menace d'une peine quelconque"et contraire à la volonté de l'intéressé. Tel est bien le cas en l'espèce, notamment pour l'aînée des deux soeurs, contrainte à des travaux dont la difficulté et le volume dépassent largement ceux qu'il est possible de demander à des enfants, dans le cadre d'une vie familiale. Les deux soeurs étaient d'ailleurs menacées d'être renvoyées au Burundi si elles n'exécutaient pas les corvées qui leur étaient imposées. 

Au-delà du simple "travail forcé" (al. 2) , la Cour européenne estime que la situation des deux soeurs s'analyse comme une "servitude" (al. 1). En effet, la servitude peut être définie comme une situation de travail forcé, dans laquelle l'intéressé se trouve dans l'impossibilité de changer sa condition. Tel était le cas en l'espèce, dès lors que les deux soeurs étaient convaincues qu'elles seraient en situation irrégulière si elles quittaient le domicile de M. M. et qu'elles ne pourraient jamais travailler à l'extérieur, faute d'une formation professionnelle adéquate. 

A partir de faits identiques, les juges français condamnaient pour violences, et la Cour européenne se fonde sur la servitude. 

Servitude et esclavage

Aux yeux de la Cour, la servitude se distingue néanmoins de l'esclavage. Dans un article Siliadin c. France du 25 juillet 2005, à propos d'une jeune Togolaise de quinze ans contrainte de travailler dans une famille sans aucun jour de congé, ses papiers lui ayant été confisqués, la Cour a estimé qu'il n'y avait pas esclavage, car ses employeurs n'exerçaient pas sur elle un véritable droit de propriété. En revanche, une relation de servitude lui était imposée, ce qui suffit à fonder une violation de l'article 4. 

Dès lors, le droit français de l'époque ne permettait pas de lutter efficacement contre la servitude, puisqu'aucune infraction spécifique ne figurait dans le Code pénal. La Cour fait d'ailleurs observer que le parquet n'a pas faire de recours en cassation contre la relaxe de M. M. par la Cour d'appel, ce qui montre, à ses yeux, une certaine négligence des autorités judiciaires françaises dans ce type d'affaire. C'est cette négligence qui est sanctionnée, par une satisfaction équitable évaluée à 30 000 €.

Satisfaction équitable, certes, et les deux requérantes sont justement indemnisée d'un préjudice incontestable. Reste que les auteurs des mauvais traitements ont bénéficié d'une réelle mansuétude, et ne seront plus poursuivis. Alors que bon nombre d'auteurs d'infractions sont cloués au pilori par la presse, ceux-là bénéficient d'un anonymat tout à fait exceptionnel. Et si les victimes révélaient le nom de ceux qui les ont tenues en servitude, en attendant ensuite, avec sérénité, une éventuelle plainte en diffamation ?




jeudi 11 octobre 2012

Lutte contre le terrorisme, ou comment incriminer le Djihad

Le Conseil des ministres a adopté le 3 octobre 2012 un nouveau projet de loi relatif à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme. Ce texte a un intérêt immédiat, qui est de proroger jusqu'à fin 2015 les dispositions de la loi du 22 juillet 2006, déja prorogées une fois par la loi du 1er décembre 2008, jusqu'au 31 décembre 2012. Ses dispositions concernent les contrôles d'identité à bord des trains internationaux, ainsi que l'accès des services chargés de la lutte contre le terrorisme aux fichiers de police administrative et aux données relatives aux communications électroniques. 

Renforcer les instruments judiciaires de lutte contre le terrorisme

Au-delà de cette préoccupation immédiate, le projet de loi vise à renforcer les instruments judiciaires de la lutte contre le terrorisme. Au regard de sa finalité, le projet présenté par le ministre de l'intérieur, Manuel Valls, est parfois présenté comme la simple reprise des annonces faites par l'ancien Président Nicolas Sarkozy, à la suite de l'affaire Mérah. Trois infractions nouvelles étaient alors envisagées : un délit de consultation habituelle de sites faisants l'apologie du terrorisme, un délit de propagation d'apologie d'idéologie extrémiste, et un délit de voyage à l'étranger pour y suivre des travaux d'endoctrinement. Les deux premiers ont été abandonnés, en raison de leur imprécision et de l'impossibilité concrète de les mettre en oeuvre. Seule subsiste la volonté de pénaliser le séjour dans des camps d'entrainement situés à l'étranger, mais à travers un simple renforcement du dispositif judiciaire existant pour tenir compte de l'évolution de la menace terroriste.

Une nouvelle génération de terroristes

Chacun s'accorde aujourd'hui pour constater l'émergence d'une nouvelle génération de terroristes. Souvent nés en France, voire convertis à l'Islam, ils vont basculer dans la violence terroriste, après des itinéraires qui font intervenir la délinquance, la prison, parfois le séjour dans des camps d'endoctrinement et d'entraînement situés le plus souvent en Afghanistan ou au Pakistan, au coeur des zones tribales. Le problème est que la liberté de circulation, dont est titulaire chaque citoyen français, implique le droit de se rendre à l'étranger, y compris en Afghanistan et au Pakistan. Aucune disposition législative n'interdit d'entreprendre ce type de voyage, y compris pour y séjourner dans de tels camps. Dans l'état actuel des choses, les services de renseignement peuvent détecter ce type de parcours, mais aucune poursuite ne peut être engagée, jusqu'à ce que l'irréparable soit commis, ou, au moins, jusqu'à ce qu'un projet terroriste soit suffisamment avancé, sur le territoire français, pour justifier une mise en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (art 421-2-1 c. pén.).

Allah Akbar : Les Aigles de Khéops.
 OSS 117, Le Caire nid d'espions. 2006. Michel Hazanavicius


Un changement dans la compétence territoriale

Pour tenter de remédier à cette situation, le projet de loi prévoit d'ajouter un article 113-13 au Code pénal, rédigé en ces termes : "La loi pénale française s'applique aux crimes et délits qualifiés d'actes de terrorisme (...), commis par un Français hors du territoire de la République". Une telle disposition permet de poursuivre les Français ayant suivi un entraînement au terrorisme dans des camps situés à l'étranger, alors même qu'ils n'auraient commis aucune infraction liée au terrorisme sur le territoire français. Ce type de compétence n'est pas ignoré du droit français, notamment lorsqu'il s'agit de poursuivre des Français qui se sont rendus dans des pays étrangers à des fins de tourisme sexuel, et plus précisément de pédophilie (art. 227-27-1 c. pén.). 

En l'espèce, seule la compétence est étendue, et les incriminations demeurent identiques. Les jeunes Français partis s'entraîner au Jihad pourront ainsi être poursuivis pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, et condamnés à une peine de dix années d'emprisonnement et 225 000 € d'amende. Reste évidemment que la preuve de l'infraction sera difficile à apporter, et que cette incrimination repose sur une coopération des services de renseignement, dès lors qu'il est bien peu probable que les pays qui tolèrent ces camps d'entraînement sur leur territoire communiquent des informations sur ceux qui viennent y séjourner. 

Ce projet de loi est certainement moins ambitieux que les annonces de l'ancien Président Sarkozy, après l'affaire Mérah. Mais ces dernières conduisaient à la création d'infractions nouvelles dont il était pratiquement impossible d'apporter la preuve. Le présent projet de loi demeure dans l'approche pénale traditionnelle du terrorisme, défini comme relevant du droit commun. Pour notre code pénal, l'acte de terrorisme est d'abord un crime ou un délit de droit commun, atteinte à la vie, vol, destruction, voire infraction en matière d'informatique ou détention d'explosifs. La peine est simplement lourde lorsque l'infraction est commise "dans le but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur". Il n'est donc pas utile de multiplier les infractions pour disposer d'un système judiciaire efficace dans la lutte contre le terrorisme. Il suffit de donner aux juges les moyens de mettre en oeuvre les outils judiciaires existants. Modestement, mais efficacement, le projet va dans ce sens. 





mardi 9 octobre 2012

Que faire du secret des affaires ?

Le ministre de l'économie et des finances, Pierre Moscovici, annonce qu'une réflexion nouvelle est engagée sur la protection législative du secret des affaires. De manière très concrète, la question est celle de la survie, ou non, de la proposition de loi Carayon adoptée par l'Assemblée nationale en janvier 2012 dans un but très largement électoraliste. Il s'agissait alors de donner satisfaction à des chefs d'entreprise, agacés par les articles de quelques journalistes d'investigation considérés comme trop prompts à dénoncer les cadeaux faits aux entreprises par le pouvoir en place, voire les actes de corruption. Rien de tel qu'un secret des affaires protégé par la loi et réprimé par le juge pénal pour dissuader les révélations intempestives, qu'elles proviennent de la stagiaire chinoise ou du Canard Enchaîné. Dans sa grande sagesse, le Sénat avait tout simplement "oublié" la proposition de loi, et ce n'est plus l'intéressé qui pouvait s'en plaindre, puisque Bernard Carayon a été battu aux dernières élections législatives.

Le Monde aujourd'hui annonce qu'une première réunion des responsables concernés des différents ministères a eu lieu le 1er octobre, afin de réfléchir sur l'éventuelle nécessité de reprendre la procédure légisative. Rien n'est moins certain, car l'intérêt de consacrer un nouveau "secret des affaires" ne saute pas aux yeux. Le droit positif est loin d'être inexistant en ce domaine. Il n'ignore pas les besoins qu'ont les entreprises de garantir la confidentialité de certaines de leurs activités. 

Secret de fabrication

Le secret de fabrication figure dans les articles L 621-1 du code de la propriété intellectuelle et L 1227 du code de travail. Il peut être défini comme un secret professionnel propre aux salariés d'une entreprise, et qui a pour objet de protéger les secrets de fabrication, dès lors qu'ils présentent un caractère innovant ou original susceptible d'intéresser la concurrence. Dans une décision du 21 janvier 2003, la Cour de cassation estime ainsi, a contrario, qu'un procédé déjà usité dans le milieu professionnel concerné, ne saurait être qualifié de secret de fabrique. Lorsque l'infraction est caractérisée, le coupable peut être condamné à deux années d'emprisonnement et une amende de 30 000 €.  Ces dispositions peuvent permettre d'incriminer une large partie des comportements d'espionnage industriel, dont les auteurs sont le plus souvent des salariés de l'entreprise. Le fait qu'elles soient peu utilisées nous renseigne surtout sur les pratiques des entreprises. Celle-ci préfèrent contraindre leurs salariés à la confidentialité par la voie contractuelle. Lorsqu'elles n'y parviennent pas, et se font voler des données confidentielles, elles préfèrent généralement se taire plutôt que reconnaître une faille dans leur système de sécurité. 

Concorde


Secret industriel et commercial

Le "secret en matière industrielle et commerciale" figure, quant à lui, dans la loi du 17 juillet 1978 sur l'accès aux documents administratifs. Il est présenté comme une exception au principe de libre communication (art. 6), qui permet de garantir la confidentialité de toutes les pièces relatives à la situation économique et financière de l'entreprise, subventions, montages financiers, stratégies industrielles etc. Certes, il n'est pas de nature pénale, mais il permet néanmoins de protéger les informations de l'entreprises, notamment celles qui sont communiquées à l'administration. 

Au-delà de ces deux notions, les secrets de l'entreprise peuvent également être protégés par le droit commun, la législation sur les brevets, ou tout simple le code pénal, dans sa partie relative aux biens. Car le vol d'information est, avant tout, un vol. 

Secret des affaires ? 

Aller plus loin dans la protection revient à créer un "secret des affaires", sur le modèle du "secret défense". C'était d'ailleurs l'idée même développée par Bernard Carayon. Mais ce rapprochement est purement cosmétique, car les deux types de secret se distinguent profondément au regard de leur opposabilité. Le secret défense est opposable au juge, ce qui nuit considérablement aux investigations, comme en témoigne la difficile enquête sur l'affaire de Karachi. Le secret industriel et commercial, si l'on en croit l'actuelle proposition de loi, ne serait pas opposable au juge, mais à toute autre personne, y compris les journalistes. Derrière le "patriotisme économique" se cachent ainsi des intérêts privés qui préfèrent rester dans l'ombre. 

Tupolev 144


La place de l'intelligence économique

D'une manière plus générale, la relance, ou non, de cette proposition de loi, pose la question de la place qu'il convient d'attribuer à l'intelligence économique. Celle-ci peut être définie, de manière sommaire comme comprenant à la fois la collecte et l'analyse des informations utiles à l'entreprise, ainsi que sa protection contre les intrusions. Le plus souvent, ce que nous appelons "intelligence économique" est la simple recension de comportements de nature à garantir la sécurité des informations, et c'est d'ailleurs l'objet des formations existantes dans ce domaine.

Dans nombre de pays, l'intelligence économique relève du management de l'entreprise. Il lui appartient alors de garantir sa sécurité, notamment par des moyens techniques. L'Etat n'intervient alors qu'exceptionnellement, lorsqu'il est directement concerné, par exemple si les entreprises ont des contrats publics. 

La France, quant à elle, considère l'intelligence économique comme une politique publique, sans d'ailleurs que le parlement se soit jamais prononcé sur la question. Un tel choix remonte à 2003, lorsque Alain Juillet été nommé Haut Responsable à l'intelligence économique (HRIE), rattaché au Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN), devenu ensuite Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationales (SGDSN). En 2009, Bercy a ensuite préempté l'intelligence économique,  le "Haut Responsable" Alain Juillet a été poussé vers la sortie, et lui a succédé Olivier Buquen,  ramené au rang de "Délégué interministériel". Pour le moment en tout cas, cette approche de l'intelligence économique ne semble pas remise en cause, puisque M. Moscovici, ministre des finances, demeure compétent en ce domaine. 

Sur ce point, l'avenir de la proposition Carayon pourrait permettre de susciter une réflexion plus générale sur l'intelligence économique et la place que nous souhaitons lui attribuer, ou ne pas lui attribuer, dans notre système juridique.