Au moment où le froid a malheureusement provoqué le décès de plusieurs personnes sans abri, le Conseil d'Etat a rendu, le 10 février 2012, une ordonnance de référé particulièrement remarquée. Il consacre le droit à l'hébergement d'urgence comme une "liberté fondamentale", justifiant, le cas échéant, une injonction du juge administratif pour en imposer le respect. L'association Droit au Logement (DAL) a immédiat salué cette décision "historique", estimant que cette jurisprudence devrait bientôt conduire à la réquisition de logements vacants par les préfets.
Une mesure d'urgence.
M. Karamoko F. habitait un immeuble à Gentilly, entièrement détruit par un incendie le 17 janvier 2012. Après le sinistre, il a été hébergé une nuit par la mairie de Gentilly, puis une seconde nuit par le service de veille sociale de la région Ile de France. A l'issue de ces deux nuits, tout hébergement lui a été refusé, et il s'est donc retrouvé sans abri. Il a alors saisi le tribunal administratif, afin d'obtenir une mesure d'urgence, plus précisément un référé-liberté. Aux termes de l'article 521du code de justice administrative, le juge peut en effet, dans une situation d'urgence, "ordonner toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté"à laquelle une personne publique aurait "porté une atteinte grave et manifestement illégale". M. Karamoko F. n'a pas obtenu une telle mesure du tribunal administratif le 3 février 2012.
Le Conseil d'Etat va, quant à lui, lui offrir une satisfaction, certes purement morale. Il reconnait en effet que cette mesure d'urgence est possible dans le but de protéger le droit à un hébergement d'urgence, considéré donc comme une liberté fondamentale. Mais en l'espèce, le prononcé d'une telle injonction est inutile, puisque le requérant a obtenu un hébergement d'urgence la veille de l'audience du Conseil d'Etat. Ce refuge providentiel vient à point, et la Haute Juridiction considère en conséquence qu'il n'y a pas lieu de statuer.
Chacun sait que le Conseil d'Etat effectue généralement ses revirements de jurisprudence en deux temps. Une première décision, comme celle qui vient d'être rendue, commence par faire évoluer le raisonnement juridique, reconnaître un nouveau principe ou adopter une nouvelle interprétation de la règle de droit, avant de rejeter la requête dans le cas d'espèce. C'est très précisément ce que vient de faire la Haute Juridiction. Il reste donc à attendre la seconde décision qui reprendra ce raisonnement juridique pour le mettre en oeuvre, cette fois de manière positive.
Easter Parade. Charles Walters 1948
Judy Garland et Fred Astaire dans "Couple of Swells"
Deux sans-abri hébergés chez les Vanderbilt ...
Autonomie du droit à l'hébergement
La loi DALO du 5 mars 2007 énonce, dans son article 4, que toute personne accueillie dans un hébergement d'urgence "a le droit d'y rester jusqu'à ce que lui soit proposée une place en hébergement stable ou un logement adapté à sa situation". Cet article 4 figure dans le titre I de la loi consacré au "droit au logement". L'hébergement est présenté comme "stable", c'est à dire impliquant une prise en charge durable de la personne sans abri.
Le Conseil d'Etat préfère s'appuyer sur l'article 73 de la loi du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l'exclusion. Elle introduit dans le code de l'action sociale et des familles un article L 345-2-2 qui énonce que "toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique et sociale a droit à un hébergement d'urgence". On notera la différence entre les deux textes. Le premier demande un hébergement "stable", le second envisage un hébergement "d'urgence", répondant à une situation de crise, par là-même précaire.
La Haute Juridiction aurait pu considérer que la loi de 2009 avait pour objet de mettre en oeuvre celle de 2007, l'hébergement d'urgence étant considéré comme l'une des facettes du "droit au logement opposable". Elle a choisi de rappeler que les personnes sans-abri sont des citoyens titulaires de droits. Cette démarche proclamatoire n'est sans doute pas inutile, mais entraine le risque d'une distinction qui pourrait se révéler fâcheuse entre le logement décent et l'hébergement précaire.
Contrôle du juge
Après cette affirmation, le Conseil d'Etat prend soin de définir avec précision l'étendue de son contrôle. Il énonce que "l'atteinte grave et illégale" au droit à l'hébergement d'urgence ne peut être constatée qu'en cas de "carence caractérisée" des autorités publiques. Cette formule impose un contrôle des "diligences accomplies par l'administration en tenant compte des moyens dont elle dispose ainsi que de l'âge, de l'état de santé et de la situation de famille de la personne intéressée".
En l'espèce, le juge ne statue pas sur le fond, puisque M. Karamoko F. a finalement bénéficié d'un hébergement d'urgence. La formule employée montre clairement cependant que le Conseil d'Etat reconnait que l'administration n'a dans ce domaine qu'une obligation de moyens. Comme pour le "droit au logement opposable", le droit l'hébergement se heurte à l'impossibilité matérielle de mettre en oeuvre les engagements de l'Etat. Le nombre de places est insuffisant, et l'administration se voit contrainte de faire un tri entre les demandeurs, privilégiant ceux qui sont en mauvaise santé, ou qui ont une charge de famille. Le Conseil d'Etat n'ignore rien de ces difficultés matérielles, et il prend garde d'apprécier les efforts de l'administration "en tenant compte des moyens dont elle dispose". Cette prudence ne laisse pas augurer une décision qui viendrait directement enjoindre aux préfets de réquisitionner des logements vacants. Ne serait-ce que parce que, dans les "moyens dont dispose l'administration", il y a d'abord le recours aux locaux publics dont l'utilisation est beaucoup moins onéreuse qu'une réquisition de biens privés, qui implique nécessairement l'indemnisation des propriétaires.
De la même manière que l'on a consacré le "droit au logement sans logements", on garantit "le droit à l'hébergement d'urgence sans hébergements". Le Conseil d'Etat proclame un droit, ce qui donne satisfaction aux associations, mais il constate aussi la nécessité de gérer la pénurie, ce qui donne satisfaction aux administrations. Hélas, il est assez fréquent que l'on consacre un droit avec une solennité d'autant plus grande que l'on n'est pas en mesure de le faire respecter.
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